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Il y avait une raison à ce long silence : son déménagement. Ce détail m'avait échappé. Je reçus de lui une carte m'invitant à un verre pour fêter son nouvel appartement et un travail retrouvé, qu'il commençait le mois prochain. Là, je fis la connaissance de ses filles ; Julie ressemblait à la description qu'Hadrien m'avait faite de sa future ex-femme ; Margot possédait les yeux d'or de son père.
Il avait convié une cinquantaine de personnes. Plusieurs femmes, dont une ravissante blonde de trente-cinq ans, ne le quittaient pas du regard. J'avais oublié la façon dont un homme en instance de divorce est convoité, spectacle habituellement divertissant qui, ce soir-là, ne m'amusa pas. Plus la soirée avançait, plus je me persuadais que la blonde était la petite amie d'Hadrien.
Mon malaise s'amplifia tandis qu'elle lui prenait le bras, appuyait sa tête sur son épaule, riait à gorge déployée de tout ce qu'il disait. Quand un nouvel invité se présentait, elle lui faisait faire la visite de l'appartement avec une expression satisfaite de maîtresse des lieux.
Discrètement, je demandai à Margot qui elle était. Lorsqu'elle m'apprit qu'il s'agissait de sa tante Delphine, la petite sœur d'Hadrien, je retrouvai le sourire. Aveuglée par une jalousie inattendue, je n'avais même pas remarqué leur ressemblance.
Je suis restée tard, et fus la dernière à partir. Delphine ramena les filles chez leur mère. En m'accompagnant à ma voiture, garée quelques rues plus loin, Hadrien me fit une autre demande surprenante ; il voulait me voir répéter à V. Tout d'abord, je fus tentée de lui dire non. Les répétitions, comme tu le sais, sont parfois difficiles, surtout lorsque le courant passe mal entre instrumentistes et chef.
Mes rapports avec le premier violon, Basile S., n'étaient pas des meilleurs. J'avais pourtant déjà travaillé avec lui, sans problème majeur. Même si j'appréciais sa virtuosité incontestée et l'étendue de son répertoire, cet astre ascendant commençait à avoir « la grosse tête ». Il n'y a rien de plus pénible qu'un premier violon gonflé de prétention. Je dus plusieurs fois lui faire remarquer – toujours poliment – que le chef c'était moi. Bien sûr, il n'appréciait guère mes rappels à l'ordre.
Devant l'insistance d'Hadrien, j'acceptai qu'il m'accompagnât à V. lors de mon prochain voyage. Ce fut chose étrange que de me rendre au travail avec un homme. Lorsque les yeux noirs de mon agent s'écarquillèrent en découvrant ce mystérieux accompagnateur, je mesurai la nouveauté de la situation. Claire ne voyait « mes » hommes qu'aux premières. Bien que je lui aie présenté Hadrien comme « un ami », elle esquissa un sourire entendu que je fis mine d'ignorer.
J'eus du mal, au tout début, à oublier qu'il était là. Tu imagines commentaires et chuchotements allant bon train, des cordes aux percussionnistes. Même Basile S. le vaniteux daigna jeter plusieurs regards inquisiteurs vers mon bel inconnu.
Puis la rigueur qu'exigeait Beethoven prit le dessus, et Hadrien s'estompa. Tapi dans un coin de la salle, ne perdant pas une minute d'une journée parfois laborieuse, il me découvrit en chef, face à mon orchestre de cent quarante musiciens, les mêmes qui, une dizaine d'années auparavant, avaient refusé ma présence ici parce que j'étais femme.