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Le plus étrange, Max, fut qu'en rentrant chez moi ce soir-là, j'eus conscience d'avoir fait une rencontre importante. Son regard hanta mon sommeil plusieurs nuits. Il me fallait revoir cet homme. Mais je ne décelais dans cette envie aucune urgence.
J'aurais pu téléphoner le lendemain à Isabelle, lui demander son nom, son numéro de téléphone. Je ne l'ai pas fait. Pourquoi ? Je voulais, pour une fois, ne pas précipiter les choses ; il ne m'incombait pas de forcer la main du destin.
Au fil d'une conversation avec Isabelle, quelques semaines plus tard, je voulus en connaître plus sur lui. J'appris qu'Adrien était au chômage depuis un an. Il avait deux filles, et sa femme l'avait quitté parce qu'elle ne supportait plus cette situation. Adrien allait déménager dans un autre quartier, pas trop loin, pour qu'il puisse voir Margot et Julie à la sortie des classes. Sa femme gardait l'appartement avec leurs filles. La cadette n'avait pas douze ans, on leur avait dit qu'il ne fallait pas lui imposer trop de changements.
Ma première réaction fut de ne pas chercher à le revoir. Je trouvais son histoire trop compliquée, trop chargée. Mais je ne parvenais pas à l'oublier. Je revoyais la pâleur vulnérable de ses mains, j'entendais l'attrait puissant de sa voix. Ainsi, je demandai ses coordonnées à Isabelle.
Dès que je les obtins, je composai son numéro. Sa voix figurait sur le répondeur. Elle me troubla à nouveau. Je désirais l'entendre dans le creux de mon tympan, murmurant des choses interdites ; je voulais l'écouter prononcer les mots qu'un homme lâche parfois pendant l'amour.
Je raccrochai, sans laisser de message.
J'aimais son prénom, j'aimais le prononcer à voix basse, sentir sa caresse dans ma bouche : le « a » entrouvrant mes lèvres, le « d » faisant buter ma langue contre mon palais, le roulis du « r » se mêlant à l'aigu du « ie » pour finir avec l'harmonie sourde du « n ».
Il m'est déjà arrivé de murmurer le nom d'un homme ainsi au milieu de la nuit ; j'ai dû chuchoter le tien dans la fraîcheur d'une aube romaine, celui de Manuel, ou de Pierre ; j'ai dû en prononcer d'autres encore, effacés de ma mémoire.
Il m'était impossible d'ôter cet homme et sa voix si particulière de mon esprit, difficile de rester passive à son égard plus longtemps. Je lui laissai alors un message, lui proposant de me retrouver lors de ma prochaine matinée de liberté pour flâner aux Puces. Il ne rappela pas mais fut à l'heure à mon rendez-vous.
Nous avons pris un café. La saveur de ce premier breuvage partagé me sembla aussi corsé et chaleureux que sa poignée de main, aussi sucré que son sourire. Me croirais-tu si je te confessais que je ne me souviens pas d'un traître mot de notre conversation ? Nous passâmes une heure ensemble, mais j'ai beau chercher, pas une parole ne me revient. Que te dire, à part qu'à la lumière du jour ses yeux sont plus dorés que verts, et que son rire est la plus belle chose que j'aie entendu depuis le tien ?
Le lendemain, je reçus un grand bouquet de marguerites, et ce message :
J'ai vu ces fleurs, et j'ai pensé tout de suite à vous. J'aimerais vous revoir. Amitiés.
Et c'était signé : H.
Oui, H ! Tu imagines ma stupéfaction. Qui pouvait donc être ce H ? Pourquoi cette missive n'était-elle pas signée d'un A comme Adrien, car il ne pouvait s'agir que de lui ? Pendant une journée entière, je tentai en vain de trouver à qui appartenait cette mystérieuse initiale.
Une visite à la librairie de mon quartier m'apporta la solution à l'énigme. Je me souvins qu'il avait dit admirer un écrivain se prénommant Marguerite. À ma connaissance, il n'y avait que deux Marguerite célèbres.
En apercevant les Mémoires d'Hadrien sur l'étagère, le voile se leva enfin. Le libraire dut se demander pourquoi la vue de cette œuvre à la beauté austère m'arracha un sourire si béat.