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Nous ne parlions guère de Nadège. En fait. Manuel et moi parlions peu, alors qu'avec toi, en discutant des nuits entières, nous avons refait le monde. Que faisions-nous alors, demandes-tu ? J'ai beaucoup voyagé à ses côtés. Si d'aventure un concert m'emmenait dans un pays étranger, il s'arrangeait pour me rejoindre quelque temps. Si je disposais de quelques rares jours de liberté octroyés par Karl R., il me faisait la surprise de me faire découvrir une ville inconnue, une région nouvelle.
Ainsi, une foule d'endroits me rappelleront toujours Manuel, comme cette province entre B. et V. où des villages fortifiés se hérissent le long de vignobles vallonnés. Notre amour y avait un parfum de lavande et d'huile d'olive, et le goût âcre du vin du pays, chauffé par le soleil. Je pourrais te parler d'un hôtel à l'orée d'un parc royal, dans la ville de Louis XIV, où nous nous sommes aimés quelques jours pluvieux dans une suite de luxe, et d'une auberge donnant sur une longue plage pâle où des enfants ramassaient des coquillages à marée basse.
Manuel m'apprit à aimer et déguster le bon vin. Grâce à lui, je découvris l'art et la manière de bien boire, de décrypter une étiquette, de soumettre un vin aux trois épreuves de vérité, celle de l'œil, du nez et de la bouche, exercices qui menaient souvent à d'autres interludes licencieux. Grâce à lui, je sus reconnaître un margaux d'emblée, d'après sa voluptueuse robe cerise, son bouquet velouté à la pointe épicée, son palais soyeux et puissant.
J'aimais l'écouter parler des nuances de la robe d'un vin : pivoine, rubis, pourpre, grenat, violet ; de son intensité, son éclat, sa limpidité ; puis de son odeur fruitée ou fleurie, épicée ou végétale, balsamique ou animale ; j'aimais enfin le voir goûter le vin et me faire part de ses impressions. L'attaque réveille les sens, murmurait-il, un verre à la main, l'autre main remontant lentement le long de ma cuisse, c'est un vin tout en rondeur qui glisse bien et qui laisse une bouche fraîche, et c'est sans surprise – doigts habiles se débarrassant d'entraves vestimentaires – que son palais est ample, délicat – caresses se faisant plus précises –, son bouquet est expressif, complexe à souhait, ce qui nous invite à le déguster jeune, sans trop attendre… Afin de profiter pleinement de ses arômes prometteurs…
Il aimait les belles choses, les objets rares. En sa compagnie, je connus l'ambiance électrique des grandes salles de ventes où, à coups de rictus élégants et imperceptibles à tous sauf au commissaire-priseur, il se mesurait à d'autres collectionneurs pour obtenir un œuf guilloché de Fabergé, une toile de maître ou un lot de livres anciens aux reliures précieuses.
C'est Manuel qui m'a transmis cette passion de fouiner à la recherche d'un trésor enfoui, caché parmi d'autres objets plus humbles ; de lui je tiens le goût des brocantes, des antiquaires, des vide-greniers. C'est encore lui qui m'apprit à marchander, faisant crisser dans une poche quelques billets pour mieux appâter un marchand récalcitrant.
Je mentirais si je te disais que la fortune de Manuel n'avait guère d'importance. À cet âge-là, l'argent m'impressionnait encore. N'oublie pas mes origines modestes. La valse fastueuse qu'il fit tournoyer autour de moi me monta à la tête, comme à toute autre fille de mon âge.
Ne te méprends pas, Manuel plaisait aux femmes, mais pas uniquement à cause d'un portefeuille bien garni. Il possédait en outre un charme subtil dont il savait se servir. C'était un dangereux séducteur ; peu de femmes ont dû lui résister. M'aimait-il ? Je le pense, à sa façon. Mais « je vous aime » ne figurait pas ans à son vocabulaires il ne supportait pas qu'on lui réclamât ces mots-là. Son amour s'exprimait par le biais d'un sourire, un regard, un geste, un cadeau. Je porte encore une bague qu'il m'a offerte, un anneau de bronze d'époque romaine, datant du Ve siècle. À l'intérieur, on y lit ces deux mots gravés, usés par la patine du temps : Carpe diem.