171489.fb2 Au suivant de ces Messieurs - читать онлайн бесплатно полную версию книги . Страница 3

Au suivant de ces Messieurs - читать онлайн бесплатно полную версию книги . Страница 3

TROISIÈME PARTIE

1

Je contourne le fauteuil et je la vois.

Ma stupeur est telle que je suis obligé de m’asseoir en face d’elle sur le divan. J’ai tout le temps de contempler le désastre… C’en est un !

Françoise a changé de visage. La mort la fait ressembler à une statue. On dirait qu’elle est en cire… Elle porte des traces de brûlures de cigarettes aux joues et sur les seins, car son corsage bâille, à demi arraché.

Je réalise à quel point je me suis trompé sur le compte des deux croquants. Ce n’étaient certes pas des poultocks ! Je vois très bien ce qui a pu se passer. Lorsque Françoise a tubé à Mathias, la femme a pris la communication et a rancardé les pontes du réseau au lieu de prévenir mon ami. Ils ont adressé deux durs à titre de renseignement. Ces bonnes gens ont fouillé l’appartement, n’y trouvant personne, ils ont mis leurs pattes sales sur les documents chauffés à Vlefta. Sur ces entrefaites, Françoise a rappliqué. Ils l’ont questionnée à mon sujet. Elle n’a pas pu dire où j’étais — et pour cause — malgré les sévices qu’ils lui ont fait subir, et ils l’ont butée pour l’empêcher de parler…

C’est ce qu’un couvreur appellerait une tuile ! Voyez-vous, bande de ceci et cela, ce qui vient d’arriver à ma gosse d’amour va renforcer encore votre poltronnerie. Ceux qui sont partisans de jamais s’engager dans une sale histoire vont puiser dans la mienne des sujets de méditation en tôle galvanisée. Vivent les pantoufles ! vont-ils écrire en lettres grandes commak sur leur cheminée. Vive la tranquillité ! Et ma foi, je ne peux leur donner tort.

Je file un ultime coup d’œil au cadavre. Les yeux en sont clos. Pourtant on peut lire une intense panique sur le gentil visage.

Je murmure :

— J’aurai leur peau, Françoise, c’est juré ! Ils te le paieront, ces enfants de fumier !

Je me lève, parce que le voisinage devient impossible. On ne peut cohabiter longtemps avec un macchab, la maison Borniol vous le dira !

Je biche mon flouze dans mes poches, mon larfeuille, et je dis bonsoir à la dame. Comme j’ouvre la porte, je fais un bond en arrière qui m’envoie dinguer dans le porte-pébroques.

Il y a trois messieurs sur le paillasson, qui s’apprêtaient à sonner. Et ceux-là, pas d’erreur possible ; ce sont des vrais de vrais. Ils ont des bouilles qui ne trompent pas. Ils seraient nègres ou nains que ça ne se verrait pas davantage.

Le gnard San-Antonio se demande à la brutale si, par hasard, ça ne serait pas le commencement de la fin.

2

Il y a des flics qui pigent vite à condition de leur expliquer longtemps à l’avance. Ça n’est pas le cas des « miens ». Doux euphémisme, n’est-ce pas ?

Aussitôt qu’ils m’aperçoivent, ils me tombent dessus comme un gonocoque sur un poumon. Je suis tellement saisi (comme dirait l’huissier du canton) que je me laisse alpaguer sans avoir le moindre mouvement de défense. Clic-clac, me voici avec les poucettes. Avouez que pour un zig qui a passé sa vie à les mettre aux autres, ça ne manque pas de cocasserie.

Là-dessus, ces bons messieurs poussent la porte vitrée du studio et c’est le gros tollé d’imprécations. Ce meurtre m’est immédiatement attribué, vous le pensez bien. Quand un perdreau trouve un cadavre avec, à côté de lui, un bonhomme qui a déjà commis un meurtre, il ne se pose pas de problo.

Le plus mahousse du trio — celui à qui j’ai fait glavioter ses chailles dans le train — ne peut se contenir. Il me met un bourre-pif colossal qui me fait exploser le tarin. Je me mets à renifler du raisin et je titube mochement. Pour me réconforter, un de ses compagnons me file un coup de genou dans les joyeuses, et, instantanément, mon cœur me remonte dans la gargane, sans doute parce que je l’avais placé trop bas !

Exclamations ! Invectives ! Bonbons ! Caramels !

Je suis soulevé de terre, embarqué dans l’escalier dont on me fait descendre les marches cinq à cinq, et j’atterris dans une bagnole, entre deux poulets qui n’ont pas de la feutrine à la place des biscotos.

Mon naze plein de sang m’empêche de respirer normalement. Je suffoque… Cette fois, les amis, vous pouvez préparer le panier ! On peut considérer que j’ai terminé ma carrière.

On m’emmène à l’hôtel de police sans tambour ni trompette. Là, je ne fais pas antichambre. Je suis conduit directo dans le burlingue d’un gros ponte qui vient d’être rancardé sur mes derniers exploits et qui démarre sur les chapeaux de roue son interrogatoire.

Mon identité, pour débuter, nature ! La police commence toujours par là, depuis le plus obscur garde champêtre jusqu’au préfet. J’allonge le blaze porté sur mes faux-fafs… Les matuches reviendront de leur erreur un de ces quatre, mais en attendant je n’ai pas d’autre conduite à adopter.

Ensuite profession.

— Représentant, fais-je, d’un ton détaché.

— En quoi ?

— En tire-bouchons à pédale… C’est une invention à l’usage des manchots. Vous appelez un voisin afin qu’il enfonce le tire-bouchon dans le bouchon. Ensuite vous actionnez les pédales, celles-ci entraînent un pignon qui transmet la force imprimée à un levier situé à l’extrémité supérieure du tire-bouchon. Et hop ! Le bouchon s’enlève… Pour les bouteilles de champagne, nous avons un appareil spécial destiné à casser les goulots…

Si vous n’avez jamais vu un zig ahuri, radinez dare-dare ! Ça vaut son jeton de présence. La grosse légume policière clape à vide plusieurs fois et des points d’interrogation scintillent dans ses méchantes besicles.

C’est un homme grand et maigre, avec un crâne étroit et des yeux hostiles.

Pour l’instant, il se pose la question que j’espérais provoquer en lui. Il se demande si je suis fou. Et il se le demande en suisse-allemand, en français, en italien et en grison… Ça prend donc du temps…

Mon attitude est puérile, j’en conviens, mais comprenez qu’il m’est impossible de me défendre autrement puisque je ne dois rien dire. Vous mordez ?

Alors, le mieux c’est de jouer les cinoqués !

Le type poursuit, après que je me suis tu :

— Où habitez-vous ?

— Dans un coquillage de l’océan indien, fais-je, le plus gravement du monde… Je m’y suis fait installer le chauffage au mazout et la télévision à vapeur. J’y suis très bien.

— Je suppose que vous vous moquez de moi ? demande-t-il, non sans finesse.

Je fronce les sourcils.

— Les escargots volent trop bas pour que je puisse me le permettre !

Il se passe la dextre sur la citrouille. Ça lui file des vapeurs, à cet homme, faut le comprendre !

Il hésite, puis se lève et va à une porte qu’il entrouvre. Il appelle un bonhomme. Ce dernier est jeune, avec l’air futé et un complet prince de Galles.

Tous deux s’asseyent après avoir discutaillé en loucedé. Le supérieur poursuit :

— Pourquoi avez-vous assassiné Vlefta ?

— Parce que le grand soleil noir me l’a ordonné.

— Qui est le grand soleil noir ? bégaie l’autre tronche, de plus en plus estomaqué.

— Celui qu’a désigné le carré de l’hypoténuse !

Il dit quelque chose à son collègue. Ça doit signifier : « Vous voyez ? »

— Où vous êtes-vous procuré l’arme ?

— Le bras fort est toujours armé !

— Qu’avez-vous fait de la serviette volée à Vlefta ?

— Une selle de course pour course à pied.

Je tombe à genoux, les mains jointes, le visage fervent et, sur un ton d’oraison, je récite :

— Course à pied. Pied à terre. Terre de feu. Feu follet. Lait de vache. Vache de mouche. Mouche à miel. Miel de Narbonne. Bonne d’enfant. Enfant de troupe. Troupe de chevaux. Chevaux de Longchamp. Champ de navets. Navet blanc. Blanc d’Espagne. Pagne de nègre. Nègre noir. Noir de fumée.

Maintenant, les deux magistrats s’obstruent les portugaises.

— Assez ! barrit le plus jeune.

L’autre sonne, des gardes s’annoncent et m’embarquent dans une cellote. Bon. Dans ma pommade, je ne me défends pas trop mal. J’ai idée que j’ai choisi la bath formule. Si je parviens à jouer les dingues assez longtemps, j’éviterai peut-être le procès !

3

Je passe une nuit calme. On me fiche la paix. La taule est presque confortable. Bien moins déprimante en tout cas que les prisons françaises. Les draps du lit sont propres. Et la gamelle de tortore est bonne.

Chose surprenante, on ne m’a pas encore fouillé, si bien que j’ai toujours le chèque sur moi. Allongé sur le pucier, les mains croisées derrière la nuque, je gamberge à âme perdue… Ma situation est tocasson en plein. Le Vieux ne peut rien pour me tirer de là, il m’a prévenu. C’est à moi de me déplâtrer. Dans ce putain de métier, c’est comme ça. On vous donne des ordres précis. On vous charge de commettre des actes illégaux, et puis si ça tourne au caca, tant pis pour vos arpions !

Je le savais en entrant au Service, que ça se passait ainsi. Et j’ai dit banco, because mon vieil optimisme me laissait croire que je me tirerais toujours des plus proches pièges à rats.

Seulement, les supermen, on ne les rencontre qu’au cinoche. Et ils ont la gueule de Gary Cooper ou d’Alain Delon. Dans la réalité du bon Dieu, ça se passe autrement. Il arrive que les vilains triomphent. Dans la vie, y a pas de censure pour obliger la morale à suivre son cours ! C’est au plus dém… brouillard. Malheur au vaincu, vous connaissez l’adage ? Les chats becquettent les souris. Les autos écrasent les chats. Les platanes interceptent les autos et tutti frutti, comme vit volontiers cette grosse gonfle de Bérurier…

Je me dis que je suis bien bas de plafond. Au lieu de ronger mon frein, ce qui est mauvais pour mes ratiches, je ferais mieux de regarder s’il n’existe pas un moyen de m’en sortir…

Je suis en Suisse. Ici les méthodes policières sont scientifiques et moins routinières qu’ailleurs. On a plus de considération pour un détenu qu’en France, par exemple.

La preuve, c’est que lorsque j’ai démarré dans mon personnage de dingue, les papes de la grande taule n’ont pas insisté. Ils vont me faire examiner par un psychiatre avant de poursuivre mon interrogatoire. Ils pensent que je les bidonne, naturellement, mais comme un léger doute subsiste, ils jouent le jeu, en types réglos.

Les gardiens doivent être prévenus que je suis un gnace pas normal, branché peut-être sur l’alternatif.

Si je leur faisais du cinéma d’amateur, il y a des chances pour qu’ils m’envoient à l’hosto… Et de là… De là tous les espoirs me seraient permis.

Aussitôt envisagé, aussitôt adopté.

Je prends un drap de mon lit. Je le tords en corde et me le noue au corgnolon. Et puis je roule à terre en poussant des cris d’orfèvre.

Je donne un très joli récital de cris inhumains. J’imite le goret qui s’est fait coincer la queue dans le tiroir d’une commode Empire. Ensuite le glapissement du chacal en chaleur. Je passe alors à une colère d’éléphant qui vient d’apprendre que sa femme le trompe. Le tout agrémenté de ruades… Je me secoue, je fous le matelas par terre. Je tire sur mon drap… Et ce jusqu’à ce que la garde radine au pas gymnastique.

On délourde, on s’exclame, on me maîtrise…

Ils sont deux gardiens. Un troisième se pointe, le képi de traviole. C’est un chef, il a de l’argent sur les manches.

— Emmenez-le à l’infirmerie, dit-il, je vais prévenir le directeur.

On me happe et on me transbahute à travers des couloirs jusqu’à un ascenseur. On descend, on descend, comme Kopa lorsqu’il a la balle au pied et personne devant lui.

Re-couloir… Un bocal fleurant l’éther… Nous arrivons.

On prévient le toubib, on me couche sur un lit… Je feins l’abattement intégral. Le praticien ne tarde pas. Il me triture les paupières, ausculte mon palpitant et hoche la trombine.

— La crise est finie, dit-il. Laissez-le là. Je vais le surveiller. S’il s’agite à nouveau nous lui ferons une piqûre pour le calmer…

Le gardien-chef, cette peau d’hareng déprimé, objecte :

— Vous savez qu’il est très dangereux, docteur ?

Le toubib acquiesce.

— Soyez sans inquiétude, on va lui entraver les jambes et je le ferai garder par deux infirmiers.

Je lui boufferais la rate en salade, garnie d’oignons émincés.

4

Tout le monde se casse, sauf deux infirmiers qui s’installent entre la porte et mon lit. Et ils ne semblent pas avoir sommeil, les frangins.

Ils parlent à mi-voix de mes exploits dont les journaux du soir débordent. Ma personnalité de tueur les déroute et les impressionne.

Tous deux sont jeunes et solidement charpentés. On ne les a pas nourris avec une pompe à vélo, ça se voit.

Ils doivent jongler avec les malades comme avec des soucoupes, ces deux cadors.

— Tu crois que c’est un fou ?

— Je ne sais pas, ça se pourrait… Pour brûler les seins d’une fille avec une cigarette et lui ouvrir la gorge.

C’est une révélation pour moi. Je pige alors pourquoi on a cru chez les pontes que j’avais peut-être des charançons dans l’abat-jour. Evidemment, le fait que l’on me croie capable de pareils sévices sur une femme ne peut qu’amener à une telle conclusion.

Je reste immobile. D’après ce que j’ai pu voir, l’hosto se trouve dans les mêmes bâtiments que la prison. Ça complique l’évacuation, mais je dois reconnaître que le personnel de nuit est peu nombreux, probable que les clients sont aussi rarissimes que dans un palace pendant la morte-saison.

Mes infirmiers cessent d’échanger des hypothèses sur mon état mental. Je les entends respirer de façon régulière. C’est bon signe…

Si je n’avais pas les chevilles attachées ensemble par une sangle, je risquerais un plongeon dans le tas et je leur administrerais un petit soporifique de ma composition, promis !

Lentement, lentement, avec le silence d’un reptile sur du velours, je me contracte pour décrire un demi-cercle et saisir la boucle de ma sangle. C’est fait… Les deux gars continuent de somnoler. Ils n’ont rien entravé… Je m’immobilise pour leur laisser croire que tout est O.K. Puis je fais jouer la sangle dans la boucle coulissante… Voilà du mou dans la corde à nœuds. Je tends mes flûtes pour élargir l’espace qui est né entre mes deux chevilles. Puis, avec des contorsions fantastiques, j’arrive à dégager un pied… Ensuite, c’est l’autre…

Je me remets d’aplomb sur le lit et je bigle les deux planteurs de thermomètres pour voir où ils en sont. L’un ouvre ses lampions et m’aperçoit. Il pousse son pote du coude.

— Dis, Hans, il est réveillé !

L’autre est immédiatement dans la réalité. Les deux mecs se mettent à m’examiner comme s’ils étaient deux éminents biologistes et que moi je sois un bouillon de culture[10].

Je rabaisse le drapeau et libère un soupir plaintif qui rendrait nostalgique une couvée de tigres. Il vaut mieux attendre… Je m’immobilise et fais mine de pioncer. Seulement cette alerte a éveillé les deux infirmiers. Ils se mettent à faire tout un cours sur le suppositoire à travers les générations.

L’un est partisan de l’enfoncer par le bout pointu, alléguant qu’il est conçu pour, l’autre est tenant d’une méthode plus révolutionnaire qui consiste à l’introduire par le gros bout. Il puise dans l’aérodynamisme les bases de sa théorie. Le ton monte. J’admets que le sujet est passionnant. Ces messieurs sont sur le point de faire un concours. Je voudrais voir ça. On prendrait des paris, ce serait exaltant. L’équipe de suppositoires A de Division Nationale rencontrant le C.U.S.S. (Club Universitaire du Suppositoire Suisse) dans un tournoi comptant pour la Coupe mondiale et qui serait disputé sur les bords du Pô, naturellement !

Et puis tout ça finit par devenir rasoir. Je les laisse à leurs chères techniques pour revenir à mon sujet personnel. Il a une portée scientifique certes plus discutable, mais plus passionnante aussi.

Brusquement je sursaute. Une chose effarante m’apparaît que, dans mon émoi, je n’avais pas soulignée : si les types du réseau Mohari ont dépêché des tueurs chez Françoise, c’est parce qu’ils ont Mathias à l’œil. Les documents trouvés chez la pauvre petite leur prouvent que Mathias est pourri jusqu’à l’os vis-à-vis d’eux, puisqu’il a pour ami l’assassin de Vlefta.

Donc Mathias a dû être mis en l’air au retour de l’expédition. A moins d’un miracle. Peut-être les autres le gardent-ils en observation dans l’espoir qu’il leur permettra de remonter jusqu’à moi, le détenteur du gros chèque ? En ce cas, il faut que je prévienne illico Mathias… Il doit larguer son poste et rentrer… Je ne suis pas fiérot. Je croyais avoir réussi ma mission, mais mon imprudence a réduit à néant cette certitude fallacieuse. Je n’aurais jamais dû faire contacter Mathias… Le Vieux ne m’avait filé son adresse que pour le prévenir en cas d’échec… Lorsqu’il va apprendre que j’ai commis une couennerie aussi monumentale, il me traitera de tous les blazes… En admettant bien sûr que je puisse reparaître devant lui.

Je reviens à mes deux semeurs de suppositoires. Ils ont abandonné le sujet angoissant pour en aborder un autre digne également d’intérêt et qui concerne la manière de donner le bassin à un unijambiste.

Je me mets sur un coude pour les interrompre.

D’une voix plaintive, je balbutie :

— Par pitié, j’ai soif… Donnez-moi la rosée des nuits de printemps à boire… Pitié…

Les gars se lèvent.

— Donne-lui tout de même à boire, fait le plus costaud qui connaît ses classiques.

L’autre, bon cheval (vous avez saisi l’allusion ?) se lève et va tirer de la flotte au robico. De la baille de tuyauterie ! Il ne m’a pas regardé !

— J’y mets un barbiturique ? demande-t-il à son collègue.

— Quelques gouttes de Somnigène, comme ça il nous fichera la paix !

Un Suisse demander qu’on lui fiche la paix ! Ça ne manque pas de sel, comme dirait Cérébos.

L’infirmier qui me sert à boire prend un petit flacon brun et se met à compter des gouttes…

— Vingt-cinq… vingt-six…

Il me met la forte dose… Avec ça, je suis certain de faire un petit voyage d’agrément au pays du Picasso en branche.

Le jeune homme s’approche de mon lit, porteur du verre. J’ignore si vous l’avez remarqué, mais lorsqu’on tient un verre plein à la main en marchant, on a le souci de maintenir son équilibre et l’on ne pense à rien d’autre.

Le zig est au bord de mon lit. Il me tend la drogue… Je fais le type trop faiblard pour s’en saisir.

Il se rapproche encore, se penche. Alors, Bibi lance son bras et le biche par le cou. Drôle de prise. C’est mon pote Arthur-le-Grincheux qui me l’a apprise. Une secousse, un fléchissement du buste, une remontée de l’épaule, une traction avant (Citroën dixit) et mon compteur de gouttes se retrouve à l’autre bout de la carrée, les bras en croix, affligé d’un torticolis qui ne lui passera pas de sitôt. Il va pouvoir se mettre une bande Velpeau au cou, le frère… Je saute du lit et j’arrive au second infirmier un poil de seconde avant qu’il ne se lève de sa chaise. Il prend un coup de boule dans le placard et retombe assis. Il met son brandillon en avant. Je le lui bloque et le tords. Il gueule ; une torsion, le voilà à genoux par terre. Il a droit à un formide coup de genou dans le clapoir… Ses ratiches jouent Troïka sur la piste blanche. Il tombe à plat ventre. Je le finis ensuite d’un dernier coup de latte à la tempe…

Ensuite, sans perdre de temps, je porte les deux mecs en travers de mon lit et, utilisant la sangle réservée initialement à mon usage personnel, je les attache dos à dos… Je les bâillonne avec un drap de lit et je suis heureux de vous informer que ces deux messieurs oublient comment s’administrent les suppositoires. Ils font des rêves en vistavision et leurs crânes carillonnent comme Saint-Pierre de Rome un matin de Pâques.

Je vais ouvrir le placard où l’on a remisé mes fringues et je me sape presto.

Ensuite, je fouille les infirmiers. Sur l’un d’eux (le supporter du suppositoire à l’envers), je découvre un trousseau de clés. Je me l’approprie…

Ça va être à bibi de jouer. Je suis tout seul maintenant, livré à moi-même dans la Grande Taule. Et je n’ai pas d’arme… C’est du reste beaucoup mieux car, si j’en avais une, je me garderais bien d’en faire usage…

J’ouvre la porte de la chambre et sors dans un couloir peint en blanc. Une veilleuse bleuâtre brille au plafond… Je longe ce corridor déprimant. A l’autre extrémité, nouvelle lourde. Elle répond à l’appel que je lui adresse et ne fait pas de giries pour stoute grande.

Voici maintenant un palier avec un ascenseur à gauche et un escalier à droite. Je choisis l’escadrin. Ça fait moins de bruit et l’on ne risque pas de s’y faire bloquer entre deux étages.

Je descends… L’infirmerie de la prison est située au premier. En bas, il y a un hall blanc avec des portes à droite et à gauche et une, en bois massif, au fond. C’est celle-là qui m’intéresse.

Seulement celle-là est verrouillée… Je repère l’orifice de la serrure et examine les clés du trousseau. J’ai l’œil amerlock. Je choisis la bonne d’entrée.

Deux petits tours, une pression, et me voici dans une cour pavée que borde un haut mur hérissé d’une grille pointue. Pour se tailler de là, il faut être hélicoptère… Je fais le tour de la cour. Nouvelle porte… En fer, celle-là, et munie de barreaux gros comme ma cuisse. Ils ne font pas de détails, les Bernois.

J’essaie les autres clés, mais c’est scié. Aucune n’entre dans la clenche. Je peste comme un perdu… Que faire… M’étant accoutumé à l’obscurité du coin, je repère alors une sonnette à droite de cette porte. Je suppose qu’elle alerte un préposé à l’ouverture de ladite porte. Il faut que j’en passe par là. J’appuie deux fois sur la sonnette, sur un rythme léger. Ça fait « habitué de la maison ». Un instant, le silence me retombe sur le râble. Et puis, il y a une espèce de frisson électrique et la porte s’ouvre toute seule. Je n’en reviens pas. M’est avis que c’est ma géniale idée des deux petits coups aériens qui me vaut ça.

Le gardien doit être zoné. Il a cru reconnaître le coup de sonnette d’un familier et il s’est contenté d’appuyer sur le bouton de déclenchement. Je passe précipitamment. La lourde se referme seule.

Me voici sous une poterne. A l’extrémité, un guichet de lumière… J’hésite… Il ne s’agit pas de barguigner. Je m’avance vers le guichet en prenant soin de demeurer dans l’ombre.

Mon regard plonge à pieds joints dans un poste de garde propre, tout carrelé de blanc, dans lequel un gardien est assis dans un fauteuil d’osier. Il a les pieds sur une chaise et un journal gît à ses côtés, prouvant que le gars est dans les vapes.

Je lance un petit cri joyeux qui est le fait d’une conscience pure. L’autre bâille en guise de réponse. Moi, je continue ma route et je parviens à une porte monumentale que je reconnais. C’est la porte de la prison. Il existe un poste de garde à côté, comme celui de la poterne. J’aperçois à l’intérieur quatre gardiens qui jouent aux cartes.

Je regrette intensément de ne pouvoir disposer d’un pétard afin d’intimider ces messieurs et de leur demander avec gestes à l’appui de m’ouvrir. Là, le pépin est mahousse. Si je rentre dans le poste, ils vont soit me tirer dessus, soit me maîtriser. De toute manière, l’alerte sera donnée, je serai fini. Je ne peux espérer avoir raison de quatre hommes armés ! Ça n’existe pas, même dans les aventures de Tintin !

Je boufferais ma cravate si j’en avais une. Que faire ? J’en suis là de ma perplexité lorsqu’un pas sonore se fait entendre dans le silence nocturne[11].

Je me tapis dans le renfoncement situé entre la grande porte et le poste de garde.

L’arrivant est un personnage massif, coiffé d’un chapeau taupé à bords roulés et qui, malgré la saison, porte un pardessus. Il frappe à la porte vitrée du poste de garde. Un gardien s’approche.

Il lance une phrase inaudible pour moi, sur un ton obséquieux, ce qui me fait penser que l’arrivant doit être une grosse légume de la taule, peut-être le dirlo ?

Puis l’homme en uniforme sort, tenant une clé immense à la pogne.

Il va à la lourde et l’ouvre… J’ai un frémissement de joie. Le gardien ouvre le panneau opposé à celui contre lequel je suis plaqué, si bien qu’il est masqué par le vantail. Le zig au lardeuss s’avance pour sortir. Au moment où il est engagé à l’extérieur, je bondis, le bouscule et franchis le porche. J’entends le bonhomme s’exclamer… Puis il y a des cris, seulement je suis déjà loin… Je fonce sur un boulevard bien éclairé. Personne en vue… J’ai toute la vélocité de l’univers dans mes guiboles. Un échassier ne me ferait pas la pige et Jazy se mettrait à chialer s’il essayait de me courser.

Je prends des rues, les plus obscures possibles… Je tourne à gauche, à droite, comme lorsqu’un homme fuit… J’ai le souci de compliquer ma piste. S’ils se mettent à ma poursuite avec des clébards, ce dont je doute, j’entends du moins leur donner du fil à retordre.

Me voici brusquement parvenu à l’angle de la rue principale de la ville. Quelques rares noctambules se hâtent vers leur domicile. Je reste un moment dans l’ombre pour reprendre mon souffle. J’ai dans le buffet un feu tumultueux qui pétille, qui m’embrase et mon cœur désordonné est dur comme un caillou. Il me fait un mal affreux… Enfin, ça se tasse.

Je traverse un carrefour désert… Je me reconnais parfaitement. Près d’ici il y a des arcades, puis la rue aux fontaines bariolées. Je me glisse à l’ombre des arcades… Que faire ? J’avise alors des bagnoles en station dans la rue. Ces véhicules passent la nuit dehors. Je devrais en piquer un, ce serait un abri provisoire pour la durée de la nuit et ça me permettrait de me déplacer sans attirer l’attention.

Je jette un petit coup de périscope alentour : nobody.

Je m’approche d’une citron. Puisque j’ai le choix, mieux vaut prendre une bagnole dont j’ai l’habitude.

Les portes en sont verrouillées, mais je ne me formalise pas pour autant.

Le temps pour un bègue de compter jusqu’à trois et la chétive serrure me dit : « Entrez, vous êtes chez vous. »

Je prends place au volant. Pas de complications, pas d’antivol… Du gâteau ! Le moteur ronfle bien, son bruit familier me réconforte. Je me suis sorti du gros pétrin… Maintenant, il s’agit de prévenir Mathias… Je roule au hasard des rues vides et j’avise un brave monsieur en robe de chambre qui fait lansquiner son cador.

Le gaille ressemble à un O’Cedar et le monsieur à un plumeau sans plumes. Il est chauve comme une enclume. Je stoppe à sa hauteur et prenant bien soin de ne pas mettre la frite à la portière, je m’informe :

— La Tessinstrasse, s’il vous plaît ?

Il s’approche. Le toutou en profite pour gauler contre ma portière. Le mai-maître se fâche après lui. Je lui assure qu’il n’y a pas de mal ! Tu parles, ce que j’en ai à fiche que les chiens de Berne urinent sur cette tire ! On peut amener les éléphants du parc zoologique (s’il y en a un), ça m’indiffère autant que la couleur du cheval blanc d’Henri IV.

Le bonhomme me donne les indications sollicitées de sa haute bienveillance. Je l’en remercie. Grâce à ses précisions, dix minutes plus tard, je sonne devant la pension Wiesler.

C’est une maison ancienne, avec du fromage autour des fenêtres, et la patine du temps sur ses pierres de taille.

Je tabasse à l’huis. La façade est obscure, c’est un peu téméraire ce que je fais, mais la saison de la prudence est révolue. Je livre pour l’instant un combat contre la montre et je ne dois plus penser à moi. L’essentiel est que j’alerte Mathias. Il faut qu’il se barre à toute vibure cette nuit, s’il est encore vivant, ce qui n’est pas certain !

On ne répond pas à mon tabassage. Je me file en renaud et j’y vais du grand rodéo. De quoi ameuter le quartier. Une lumière finit par poindre dans une vitre du rez-de-chaussée. Une ombre s’approche, un rideau se soulève, un visage de vieille dame à chignon se plaque contre la vitre, pareil à une tronche de poiscaille exotique.

Je souris à la personne. Elle entrouvre sa fenêtre.

— Que se passe-t-il ? demande-t-elle.

— Excusez-moi, vous êtes la logeuse ?

— Je suis mademoiselle Wiesler, parfaitement, et je…

— Pardonnez-moi de vous réveiller, mademoiselle, mais il s’agit d’un cas de force majeure. Il est indispensable que je parle à M. Mathias d’extrême urgence…

La vioque se radoucit. Elle ressemble à une caricature de Miss Anglish… En moins bien. Elle porte une chemise de nuit en zénana avec des fleurs et son chignon volumineux conviendrait parfaitement à un coucou pour y élire domicile.

— M. Mathias n’est pas rentré.

Une main de glace me caresse le dos.

— Pas rentré ?

— Non. C’est à quel sujet ?

— Un de ses parents est très malade !

— Mon Dieu ! Sa mère ?

— C’est ça…

La vieille est retournée. J’insiste.

— Vous croyez qu’il va tarder ?

— Je l’ignore… Ça n’est pas régulier…

Elle émet un ravissant petit cri de cigogne qui s’étrangle.

— Oh ! Attendez, je crois savoir où il se trouve !

— Non ?

— Si… Je l’ai entendu téléphoner, cet après-midi… Il a fixé un rendez-vous à onze heures à la Grande Cave…

— Qu’est-ce que c’est que ça ?

— Vous ne connaissez pas Berne ?

— Non.

— C’est une grande brasserie souterraine avec des attractions…

— Oh, très bien !

— Vous ne pouvez pas vous tromper…

Elle m’affranchit sur la route à suivre.

— Vous dites, mademoiselle, qu’il avait rendez-vous à onze heures ?

— Si fait !

— Puis-je vous demander l’heure ?

— Minuit moins vingt…

Je cours à la bagnole. Avec un peu de vase, j’arriverai peut-être à temps. Ce rembour ne me dit rien qui vaille. Il est probable que les petits amis du réseau Mohari ont des projets en ce qui concerne l’avenir de Mathias…

J’espère que leur entrevue se sera prolongée un brin et que j’arriverai à temps. Je suis dingue, penserez-vous, de me rendre dans la plus grande brasserie de la ville alors que ma binette occupe la première page des baveux. Mais je n’ai pas le choix. Je me trouve devant la Grande Cave… L’entrée ressemble à une entrée de métro. Une affiche écrite à la main annonce en caractères tremblés et multicolores : Les Vierges du Rhin ! Orchestre tzigane !

Je descends une volée de marches, ce qui est préférable à une volée de bois vert, et je suis stoppé dans ma descente par une charmante petite dame derrière un guicheton qui m’annonce qu’on doit douiller un prix d’entrée pour avoir droit aux Vierges du Rhin. Je m’exécute. Nouvelle volée d’escalier. La Grande Cave est un établissement vraiment curieux. Il figure un immense tonneau. La salle a la forme d’un tonneau, ainsi que la scène. Et les tables sont des tonneaux. Il y a une galerie au premier étage où se pressent quelques jeunes gens qui n’ont pas les moyens de consommer et des bourgeois cossus bouffent en bas ou fument des cigares longs comme des baguettes de chef d’orchestre.

Je jette un regard à la galerie du haut de l’escalier monumental. Je ne vois pas Mathias… Alors je descends et m’installe à une table près d’un pilier.

Les Vierges du Rhin font rage (et désespoir) sur la scène. Leur moyenne d’âge doit être de soixante-quatorze ans environ. La violoniste qui dirige l’orchestre a une tête qui lui permettrait de postuler à l’emploi de Madame Pipi dans des gogues aussi souterraines que la Grande Cave.

Elle joue comme si elle était dans une cour et son violon, suivant ses mouvements d’archet, lui décroche son râtelier que je m’attends à voir choir sur l’instrument d’une minute à l’autre.

Mais ça n’est pas la chose de la mélodie qui m’a amené laga. Je regarde dans la salle et, m’étant penché, j’ai l’indicible honneur d’apercevoir Mathias à une table. Il est de profil par rapport à moi et il se trouve en compagnie d’une fille qui me tourne le dos. Si j’en juge d’après leur attitude, ils ne sont pas en froid. Mon pote tient la main de sa bergère et la bécote goulûment. Décidément, j’ai eu tort de m’alarmer. Les gens du réseau Mohari sont plus fortiches et plus patients que je ne l’estimais. Ils laissent Mathias suivre son petit bonhomme de chemin parce qu’ils ont l’intention de se servir de lui, le moment venu.

Un serveur efféminé radine et me pose une question en suisse-allemand.

— Vous parlez français, mec ?

— Un peu, affirme l’évanescent, j’ai servi quatre ans à Tabarin !

Il me dit :

— Vous êtes de Paname, non ?

— Ça se voit ?

— Et ça s’entend…

Il me défrime…

— Dites donc…

— Hum !..

— Vous ne feriez pas du cinéma par hasard ?

— Non, pourquoi ?

— J’ai l’impression d’avoir vu votre photo quelque part…

Des perles de sueur irisent mon nez[12].

— Il s’agit d’une ressemblance. Tout le monde me dit que je donne de l’air à Cary Grant.

— Moi je ne trouve pas, affirme le tordu.

— Je suis plus près de Gabriello, à votre avis ?

— Je n’ai pas dit ça…

Je ne tiens pas à pousser les plaisanteries trop loin car ça m’embêterait qu’il aille chercher un canard du jour.

— Donnez-moi une choucroute et une bouteille de blanc…

— Duquel ?

— Du chouette !

— Bien, monsieur…

Il s’éloigne d’une allure sautillante. Je continue de surveiller Mathias. J’ai idée que le couple attend quelqu’un… Il est peut-être avec une gisquette qu’il a levée à Berne, et les autres tordus du réseau vont s’annoncer pour casser la cabane.

Si j’ai un conseil à me donner, c’est d’ouvrir l’œil, et, de préférence, le bon.

Je suis de toute manière interposé entre la sortie et Mathias. Je vais attendre, peut-être trouverai-je le moyen de l’alerter discrètement.

Le garçon qui fut parisien et qui est resté de la jaquette flottante, radine, triomphant, portant un immense plat d’argent sur lequel fume une monumentale choucroute. Son fumet me titille les glandes. J’ai une faim d’ogre…

5

Sans me forcer, je liquide la charretée de choucroute, les saucisses fumées, le lard, le jambon, les patates. La boutanche de blanquet y passe. Quand je repousse mon assiette, je me sens énorme comme les Peter Sisters réunies.

Mathias attend toujours une arrivée problématique, en mordillant le bout des doigts de sa compagne. Ce sacré Mathias a toujours commencé par culbuter une mousmé lorsqu’il arrive quelque part. A part moi, je ne connais pas de zig plus porté que lui sur le zizipanpan… Je ne peux m’empêcher de rigoler en le voyant se livrer aux cuculteries en vigueur (si je puis dire) chez les amoureux. Ce sont de ces mièvreries que tout le monde fait avec fougue lorsqu’elles viennent en situation, mais qui vous donnent envie de vous taper le derrière sur une borne kilométrique lorsque vous les voyez faire par les autres.

Ayant torpillé ma bouteille, je commande un alcool pour me doper un peu. Je commence à en avoir un sérieux coup dans la pipe. Si je me tire de cette aventure inouïe, je vous jure que j’irai prendre du repos sur la Côte, que ça plaise ou non au Vieux.

Mais je n’en suis pas encore là, il s’en faut !

Je me dis qu’après tout, je peux fort bien me rapprocher de leur table. Si Mathias me voit, il viendra à moi, soit directement s’il le juge possible, soit de façon détournée. C’est un garçon énergique et volontaire qui appartient depuis assez peu de temps aux Services, mais qui a toujours déployé la plus louable initiative.

Je paie le garçon froufroutant et je m’avance en direction du couple. Je n’en suis plus qu’à trois mètres. Mathias dépose un baiser furtif dans le cou de sa compagne. Ce faisant, il m’aperçoit et son regard s’agrandit. Je lui fais signe de ne pas tiquer et je bigle dans la glace qui se trouve contre le mur d’en face des deux amoureux.

Je prends une sérieuse secouée dans la moelle épinière ! Oh pardon, madame Adrien ! La fille qu’il est en train de bécoter n’est autre que mon empoisonneuse, la toute charmante Gretta !

Pour une surprise, c’en est une. Et de taille ! Je fais volte-face et fonce dans l’entrée des toilettes. J’attends un moment, pensant bien que Mathias va m’y rejoindre.

Effectivement, il s’annonce, le visage tendu. Il fait comme s’il ne me connaissait pas et s’assure que les gogues sont inoccupés. Puis il tire un peigne de sa poche et vient coiffer sa chevelure noire devant le lavabo.

Sans me regarder, il murmure :

— Eh bien, que se passe-t-il ?

— On projette de me faire jouer Buffalo Bill à Hollywood et je m’entraîne…

— Tu parles d’une histoire ! Que s’est-il passé ?

— Tu avais signalé au Vieux l’arrivée de Vlefta qui, paraît-il, te connaissait ?

— Oui.

— Le Vieux m’a chargé de le mettre en l’air…

— J’ai vu…

— Seulement la fille qui est avec toi a bien failli tout me faire rater !

Il bondit :

— Gretta ?

— Oui… Elle m’a vampé près de la fosse aux ours, m’a entraîné dans une maison solitaire et glacée et m’a farci de poison… Si je n’avais pas eu un estomac en fonte renforcée, tu pouvais me commander une couronne de roses !

Cette révélation le sidère.

— Tu es certain de ne pas faire erreur ?

— Espère un peu, fiston, j’ai l’œil exercé ! Ma rétine, c’est le plus complet des Kodak… Quand j’ai vu quelqu’un, et surtout… quelqu’une, une fois, je ne l’oublie plus…

Comme il en oublie de se râteler la tignasse, j’insiste :

— C’est ton égérie ?

— Ben…

— Alors, change de crémière, sinon de crémerie ! Celle-ci est aussi dangereuse qu’un paquet de plastic dans ton slip au moment où t’apprêtes à faire de l’équitation !

Il me regarde.

— Mais… elle n’a rien à voir avec le réseau, San-Antonio ! Je l’ai connue…

— C’est ça, en achetant des prunes ! Tu es jeune, Mathias… Cette fille fait partie de la bande et ils te l’ont collée aux fesses pour mieux te surveiller…

— Tu crois ?

— Idiot ! Elle était chez toi, ce matin ?

— Oui…

— Et toi, tu es sorti ?

— Oui…

— Elle ne t’a pas transmis un message de moi ?

— Non.

— Voilà une nouvelle preuve de sa culpabilité, si on en avait besoin pour faire le bon poids. Au lieu de t’affranchir, elle a tubé à ses complices. Et ils m’ont envoyé deux fumelards pour me liquider. J’ai pu m’en tirer, mais la gosseline qui m’abritait a eu moins de pot et on est en train de lui confectionner un chouette tailleur de saison, en planches !

— C’est pas vrai !

— Dis, Mathias, tu as été élevé à l’interjection, toi ?

Il remise son dérange-poux.

— Eh bien ! mon vieux, tu nous en apprends, des trucs !

Je me fouille.

— Il faut que tu gagnes absolument la nuit, Mathias… Tu attends des mecs de la bande ?

— Oui.

— Fais gaffe à tes os. Trouve un moyen pour ne pas rester seul au-dehors avec eux… Tiens, trouve-toi mal ici de façon à te faire conduire à l’hosto… Ou bien casse la gueule au garçon du restaurant pour être bouclé cette nuit… Demain, tu iras à la banque fédérale et tu encaisseras un million de francs suisses. Tu fonceras ensuite à l’ambassade avec l’osier… Je vais me démerder cette nuit pour prévenir le Vieux qu’on t’accorde le droit d’asile. Il trouvera un moyen de te faire rentrer en France avec le pognon…

— Qu’est-ce que c’est que cet argent ?

— Une prise de guerre, Vlefta l’avait sur lui… Tu m’as saisi, tu m’as ?

— Oui…

— Tu n’aurais pas un pétard sur toi ?

— Non.

— Dommage ! Fais ce que je te dis, hein ? Laisse quimper le réseau, tu es grillé comme un kilo de café du Brésil. Et je te le répète : ouvre grands tes jolis yeux…

Il me regarde, l’œil noyé par l’admiration.

— J’ai jamais rencontré un type aussi fortiche que toi, San-Antonio !

— Merci.

— Le bruit courait dans Berne que tu étais arrêté ?

— Je l’étais, mais je viens de m’évader de la prison…

— Et tu n’as pas hésité à venir ici pour me prévenir ?

— Tu vois…

— C’est beau…

— D’accord, on gravera ça dans le marbre des comptoirs de troquet. Ne te fais pas d’illusions, gars, ta peau vaut presque moins chérot que la mienne. Nous sommes dans un sale bousin !

Il me tend la main.

Je n’oublierai jamais ça, San-Antonio.

— Moi, difficilement, pour tout te dire… Hé ! essaie de détourner un peu l’attention de la gonzesse pendant que je les mets, ça la foutrait mal qu’elle me reconnaisse maintenant.

— T’inquiète pas, je te demande trois minutes !

Il s’en va. Je regarde s’éloigner ses larges épaules. Il a une marche décidée qui me plaît. On sent que ça n’est pas une lavasse.

J’attends un peu… La glace du lavabo me renvoie ma hure. Pas jolie jolie ! Ma barbouze commence à pousser, j’ai les tifs en broussaille et un bain ne serait pas inutile.

Je ne suis pas mon genre, cette nuit.

Je m’aperçois que les toilettes communiquent avec les postes téléphoniques. Occasion unique de tuber à Paris pendant que je suis libre… Je prends un petit couloir et j’arrive dans une pièce où un monsieur ennuyé et qui a sommeil écrit des chiffres dans un grand bouquin noir.

— Me serait-il possible de téléphoner à Paris ? m’enquiers-je.

Il remonte sur un front pâle des lunettes sans monture.

— A ces heures !

— Il n’y a pas d’heure pour les braves !

Il ne pige pas très bien l’astuce et soupire.

— Quel numéro demandez-vous ?

Je le lui dis.

Franchement, à pareille heure, il est peu probable que je joigne le Vieux. En tout cas, j’aurai un gnaf de la permanence qui lui transmettra mon message.

Je remarque que le comptable triste me dévisage avec insistance. Bonté de sort ! Il faut que je me mette tout de même sous la coiffe que je suis un homme traqué dont la frime est connue du grand public.

Quel dommage que Mathias n’ait pas eu de feu à me prêter, je me serais senti moins seul…

— Vous avez Paris !

Je bondis dans la cabine désignée et je décroche. Musique divine ! C’est la voix du Vieux qui est à l’autre bout.

— San-A ! annoncé-je.

Ça le fait bondir.

— Ah ! enfin… Alors ?

Par la vitre de la cabine, je vois que l’escogriffe du standard écoute ma communication.

— Une seconde ! fais-je au Vieux.

J’entrouvre la porte.

— Vous gênez pas ! lancé-je à l’autre. Je vous le passerai tout de suite après…

Il se trouble.

— Ah ! Vous êtes en ligne ?

— Ouais !

Il raccroche et je reviens à mes… moutons.

— Nous sommes en pleine m… boss. Mathias est archi-grillé depuis longtemps, la situation est à l’inverse de ce que vous pensiez, ce sont les autres qui se servaient de notre copain. Je lui conseille d’aller se réfugier à l’ambassade dès demain… Il doit auparavant encaisser un chèque très important qui figurait dans les papiers que j’ai hérités de mon pote américain…

Il comprend.

— Vraiment important ?

— Oui. Et au porteur. Il serait navrant de laisser passer ma…

— Bien. Je fais le nécessaire. Et pour vous ?

— Pour moi, on ne peut que faire brûler un cierge, je suis trop mouillé ici pour aller emmistoufler l’ambassade… J’ai dépassé la norme et le gouvernement helvète serait en droit de réclamer mon extradition.

— Alors ? grogne le Vieux.

— Alors rien… Je vais essayer de me déplâtrer seul.

— Je vous souhaite bonne chance…

— Merci… A bientôt, j’espère…

Nous nous accordons de part et d’autre quelques secondes d’émotion avant de raccrocher. Je quitte la cabine, un peu sonné.

L’escogriffe a le bec ouvert comme un jeu de grenouille. Il louche sur le baveux du soir, plié en quatre devant lui, et sur lequel on peut voir ma bouille !

J’en suis commotionné !

Si au moins il n’y avait pas eu de journaleux à mon arrivée à la police ! J’ai l’air fin là-dessus ! On dirait Paul Muni dans Scarface !

Le type du bigophone a la tremblote. C’est le moment de lui foutre un tamis dans les pognes et de le mettre sur un chantier. Il vous abattrait un drôle de turbin.

Je le regarde. Ses carreaux s’exorbitent. Je me dis qu’il faut absolument faire quelque chose. Si je ne le neutralise pas, il va ameuter la populace dès que je serai sorti et j’aurai droit à la valse lente !

Je m’approche.

— Je vous dois combien ?

— Cinq francs…

Je lui allonge une pièce blanche.

— Voilà… Je suis honnête, mon bon monsieur. Maintenant, vous allez me donner un renseignement…

Il se liquéfie.

— Oui, mais oui…

— Je voudrais trouver un petit coin fermant à clé, c’est pour vous y enfermer… Vous comprenez, ça m’ennuierait de vous étrangler.

Il se lève, pâle comme un petit-suisse.

— Mais je…

— Vous ?

— Rien…

— Alors, allons-y…

Dans le fond de la pièce il y a une petite porte accédant aux communs. Nous la franchissons, bras dessus, bras dessous, comme deux vieux copains.

Un serveur croit que le gars a fini son turbin car il lance au passage :

— Bonne nuit, monsieur Fred !

M. Fred ne savoure pas l’ironie ! Bonne nuit ! Tu parles ! Ce ne sont pas des choses à dire !

6

Nous sommes seuls maintenant dans un couloir où flottent des relents de cuisine.

Une idée se plante dans mon caberlot.

— Dites donc, il doit bien exister une issue discrète pour sortir d’ici sans repasser par la grande entrée ?

— Oui. L’entrée du personnel.

— Alors, montrez-la-moi. Et pas de coups fourrés, hein ?

Il secoue la tête.

J’ai confiance. Il a trop de jetons pour vouloir jouer Le Ranch Maudit.

Nous grimpons un roide escalier de pierre et nous débouchons dans une impasse. Je reviens, toujours flanqué du bonhomme, vers « ma » tuture. Elle est stoppée à cinquante mètres environ de l’entrée de la Grande Cave. Avant de m’avancer dans la lumière, j’examine le territoire. Bien m’en prend car j’avise deux ombres de chaque côté de l’escalier menant à la brasserie. Ces ombres, je crois les reconnaître : ce sont celles des deux buteurs qui ont dessoudé Françoise. Je vous parie une paire de chaussettes contre un pair d’Angleterre que ces pieds nickelés attendent Mathias…

Lorsqu’il va sortir, il aura droit à une tournée de pruneaux. Que faire ?

Je longe le mur où je me trouve, sans lâcher le bras de l’escogriffe à lunettes. Je traverse la chaussée dans une zone d’ombre et je la retraverse en me dirigeant vers ma bagnole. Je prends bien soin de laisser l’auto en écran entre mézigue et les deux cariatides du meurtre qui guettent Mathias…

— Montez, mon bon Dugommier !

— Je vous en supplie, balbutie l’autre.

Il a les genoux qui s’entrechoquent.

— Grimpez, tonnerre de m… Je ne veux pas vous bouffer !

Il obéit.

— Poussez-vous !

Lorsqu’il s’est tiré, je m’assieds au volant et je mets en route. Seulement, au lieu de prendre du champ, je manœuvre de manière à me trouver dans une ruelle en pente qui débouche pile en face de la Grande Cave. J’arrête l’auto tous feux éteints, dans l’ombre propice. J’attends… Pas longtemps. Quelques minutes à peine après cette manœuvre, voilà Mathias et Gretta qui déhotent de la cabane. Ils débouchent sur le trottoir. Les deux ombres s’approchent d’eux. Alors, San-Antonio, toujours le crack des cracks, le superman du système D, braque pleins phares. Ça donne deux projecteurs qui illuminent le groupe. En même temps, je bloque le klaxon. C’est très réussi ! On se croirait au théâtre, dans une mise en scène de Raymond Rouleau. Tous les gens se retournent. Je reconnais l’un des tueurs : c’est lui qui escortait Vlefta au sortir de l’aérodrome.

Les deux égorgeurs s’éloignent après avoir échangé quelques mots avec la fille blonde. Ils courent à une auto rangée près de là. Sautent dedans… Je crois qu’ils vont fuir, mais des nèfles. C’est moi qu’ils chargent, les cames. La Gretta de mes trucs a dû piger ce qui se passait et leur a accordé de me faire la poursuite infernale. Ils décrivent un arc de cercle avec leur bolide et me foncent dessus. Je n’ai pas le temps de mettre le moulin en route.

— Baissez-vous ! dis-je au pauvre standardiste.

Pour lui développer les réflexes, je le tire par sa cravate. Il était temps. Une courte rafale de mitraillette éclate et les vitres de ma carriole font des petits. On se sent aéré soudain. L’auto des autres passe en trombe… Je me redresse, mets en marche et leur file le train. L’autre tas de nouilles aux œufs frais est resté accroupi.

— Vous pouvez faire surface ! lui dis-je en enfonçant l’accélérateur, c’est classé pour l’instant.

Mais je ne m’occupe plus de lui. Je suis hypnotisé par les deux petits feux rouges qui s’éloignent à travers les rues. J’ai bien fait de cravater une 15-six. C’est champion pour jouer la Poursuite Infernale. Je les remonte rapidement, les deux Chinois verts. D’autant plus facilement qu’ils ont une petite bagnole et qu’ils conduisent comme le feu Truc.

Ils sont bien emmouscaillés. Ils regrettent de m’avoir raté. Il leur est difficile de tirer car la vitre arrière de leur zinc est minuscule. Tant que je ne les doublerai pas, je ne risquerai rien.

Je suis donc… Nous filons vers les faubourgs, puis nous quittons la ville et la poursuite continue sur une route étroite.

Nous parcourons une dizaine de kilomètres.

Je vais maintenant tenter le paquet. Il y a toujours un moment dans la vie où l’on est obligé de sortir son chéquier et de demander combien on doit à la patronne. Et, ici-bas, la patronne, voyez-vous, c’est le destin.

Je ralentis.

— Ecoutez, mon vieux, dis-je à Toto-la-Ripette, je ne vous veux pas de mal… Je vais stopper et vous sauterez… Soyez fair play, n’ameutez pas la police tout de suite. Je ne suis pas un bandit…

Il fait « oui » de la tête. Il est éperdu de reconnaissance.

Je m’en tamponne de le larguer ici. Nous sommes en pleine cambrousse. D’ici qu’il ait pu prévenir messieurs les poulets, j’espère m’être tiré du mauvais pas !

Il ouvre la lourde et saute avant que je sois tout à fait arrêté. Bons baisers, à bientôt ! Je tire la portière et écrase la girole… Là-bas, à un virage, les deux feux rouges viennent de se diluer dans la faible brume. Je pousse la vitesse au maxi… Le virage est là… Je le prends, mais j’ai la stupeur de ne plus voir les feux des autres, devant…

Je comprends tout en avisant une route transversale… Un chemin plutôt qui serpente, blême sous la lune dans une campagne brune.

Les lascars se sont planqués dans le chemin dont les haies bordent l’embranchement. Ils ont éteint leurs feux et attendent. Ils se disent qu’ou bien je passerai tout droit sans les voir, ou bien je descendrai et alors ils se régaleront pour m’ajuster.

Arrivé à proximité du croisement, je freine et laisse la guinde tous feux éteints en bordure d’un champ. Je sors doucement de la bagnole et je me mets à ramper dans le fossé en direction du chemin transversal.

Je sais ramper, vous pouvez en être sûr. Pourtant, c’est un art. J’arrive au débouché du chemin, je longe la haie sans faire plus de bruit qu’un escargot sur de la crème chantilly. Tout va bien, les troupes sont fraîches. Mes deux tordus sont descendus de leur carriole itou. Ils se tiennent accroupis derrière le capot, une mitraillette et un pétard dans les mains.

Ils m’attendent, ces noix vomiques, croyant avec leur petite cervelle d’oiseau-mouche, que je vais radiner en sifflant la main de ma sœur, les pognes en fouilles !

Je contourne la haie afin de les prendre à revers… Le plus duraille va être de ramper de l’autre côté vers eux… Heureusement, un vent léger froisse les feuilles, couvrant ainsi mon glissement.

Je m’écorche le poignet sur une grosse pierre à l’arête vive. Je l’assure dans ma main et continue d’avancer. Je suis tout près d’eux, au point que je suis obligé de réprimer ma respiration.

Je lève mon bras. Saisi d’un pressentiment, sans doute, le gars qui tient le pétard se détourne et m’aperçoit. Il pousse un cri. Un bath, mais qui sera son dernier. Avec un han ! formide, j’abats le caillou sur sa tempe. Ça produit un bruit plutôt moche de courge éclatée. Le type tombe foudroyé. Pas besoin d’aller chercher du sparadrap pour lui réparer la soupière, il a son taf, Dudule. Une secouée pareille aurait endormi un pensionnat de rhinocéros. Son pote en est siphonné. Tout ce qu’il sait faire, c’est presser sur la gâchette de son presse-purée. La bonne marchandise se répand à nos pieds sans qu’il ait l’idée de redresser son arme.

Je plonge sur lui et le saisis par les jambes ; il perd l’équilibre. Il se retient après le bouchon chromé du radiateur qui représente une figure de proue ailée. Lui en fait une chouette aussi.

Je bondis sur mes pieds. Il me file un coup de tatane à suivre qui me meurtrit la cuisse gauche. La douleur me rend dingue. Je biche le mec par le revers. Il a droit à son coup de boule dans le râtelier. Son nez pisse le sang… Je lui file une série. C’est un vrai chiffon que ce type. Il se sent peut-être malin quand il s’attaque à une femme seule, mais contre un homme déterminé, il est tout ce qu’il y a de navrant.

Je lui bille dessus jusqu’à ce qu’il ait son compte. C’est une chiffe molle que je charge dans l’auto. Je prends le pétard qui gît à terre et je laisse le macchab avec la mitraillette vide.

La police se débarbouillera avec ça. Elle se perdra en conjectures, c’est recta. La police se perd toujours en conjectures.

J’hésite un peu sur la façon de procéder. Puis, saisi par le vertige de l’action, je décide de ramener ma fraise à Berne. C’est de la pure démence, d’accord. Mais tant pis…

7

Au volant de la bagnole des truands, je fais demi-tour. Outre que « la mienne » est une auto volée, elle est en trop piteux état pour que je puisse espérer passer inaperçu en la pilotant. J’espère que son propriétaire possède une solide assurance. C’est tout ce que je peux lui souhaiter. Notez que l’assurance est également une spécialité de la nation helvète.

Le second tueur dort pour un moment. J’ai le soufflant dans ma poche et je me sens plus fort.

Ce qu’il me faudrait, maintenant, ce serait un petit endroit tranquille où je pourrais avoir une conversation efficace avec le deuxième type. Mais où le trouver, cet endroit, dites-moi un peu ?

Je vois une silhouette en bordure de la route, dans la lumière de mes phares. J’identifie le pauvre garçon de téléphone de la Grande Cave. Il fait du stop, ce chéri, dans l’espoir de trouver une âme compatissante qui le ramènera dans sa thébaïde où il pourra se remettre de ses émotions.

Je souris. Cette âme, ça va être moi. Le voilà, le coin tranquille tant désiré, ou, du moins, l’homme capable de m’y conduire.

Je m’arrête à la hauteur de mon poltron. Il arrive à la portière pour m’expliquer sa petite histoire, me reconnaît et se demande si on est mercredi ou si tous les corps plongés dans un liquide reçoivent réellement une poussée de bas en haut !

J’ouvre la portière.

— Oui, c’est moi. Le retour de Zorro, deuxième époque. Grimpe, mon lapin, et ne fais pas cette tête-là, ça me perturbe le grand zygomatique.

Il secoue la tête.

— Heu non… je…

— Grimpe, et rapidos !

J’ai élevé ma voix d’un pauvre petit ton de rien du tout. Ça suffit à l’intimider. Il s’installe. En montant, il avise la carcasse de l’autre truffe, affalée derrière.

— Mais ! Mais…

— Remets-toi, mon grand… Tu vois, ces messieurs ont voulu faire les méchants, mais c’est moi qui ai gagné…

Il se fait tout petit et ne souffle plus mot. Je roule lentement en direction de Berne. Une voiture de police nous croise. Elle met tout ce que ça peut. Il s’en est fallu de peu que je me fasse griffer par les perdreaux. Je respire.

— Où habites-tu ? demandé-je à mon voisin. Il me sort un nom de rue en strasse qui me paraît aussi compliqué à prononcer qu’une récitation en japonais.

— Comment fais-tu pour retenir ton adresse, je me le demande… Tu vis seul ?

— Oui.

— Pas marié ?

— Non.

— Et ta bonne vieille maman ?

— Morte !

Il a bien l’air d’un célibataire.

— C’est quoi, un appartement ou une maison seule ?

— Un appartement.

— Quel étage ?

— Par terre…

L’expression me fait gondoler.

— O.K. Tu vas nous héberger pour la noye…

C’est là, je pense, le point culminant de sa stupeur.

— Chez moi !

— Oui… On sera discret, c’est promis…

Il rechigne. S’il avait du cran, il me balancerait une mandale. Pour parer à un éventuel désespoir de faible, je tire le revolver de ma poche.

— Mords un peu ce que j’ai trouvé dans une surprise ! C’est bath, non ? Fabrication suédoise ! Ce sont les rois de l’armement. Tu comprends, ils s’en servent pas, ils peuvent se permettre de fignoler…

Pour lui, ça finira par une jaunisse, c’est officiel. Une émotion pareille compte dans la vie d’un homme qui passe son temps à noircir du papier près des goguenots…

— Par où passé-je, baron ?

Il marque un temps.

Je lui administre une aimable bourrade.

— Perds pas ton temps à échafauder un scénario, tu n’en trouveras pas. Y a des gars dont c’est le métier, tu piges ? Par exemple moi. L’amateurisme sera toujours tenu en échec, tu comprends ?

Il me montre une rue vide qui baigne dans une lumière confuse.

— Droite !

J’obéis. Il est un pilote rêvé. Rien dans le citron, rien dans le calbar, tout dans le traczir !

Je m’arrête dans une rue aimable qui descend en pente raide jusqu’à la rivière.

— C’est là, fait Cléopâtre, en désignant un petit immeuble à deux étages.

— Bon… Ouvre ta porte et ne fais pas le malin, ça pourrait m’énerver, et quand je suis énervé on est obligé de mobiliser trois classes pour me calmer… Je te fournirai des témoignages éloquents.

Je mets le feu de position de la voiture et j’extrais Pédiglas-Ponpon de la banquette arrière où il continue à rêver qu’il dévale sur le crâne les escaliers du Sacré-Cœur.

Le standardiste, plus docile qu’un troupeau de moutons, m’attend sur le seuil de son immeuble, sa clé à la main.

8

L’appartement est modeste, conventionnel, propre et vieillot[13]. Une petite entrée, une cuisine, une salle à manger, une chambre… Je ferme la porte à clé et je glisse la chiave dans ma poche.

Mon fardeau commence à remuer un peu. Je vais le porter sur le lit et je m’occupe du standardiste.

Au passage, je biche les cordelières des rideaux, ainsi fait-on dans tous les films et la plupart des romans policiers ; je pousse le grand Lajoie jusqu’à sa cuisine.

— Qu’allez-vous faire ? s’inquiète-t-il.

— Pas grand-chose, mon lapin. Seulement t’attacher ici pour que tu nous fiches la paix.

— Mais je ne vous dérangerai pas…

— Ne râle pas, ce sera du kif.

J’attache ses poignets solidement, au point qu’ils deviennent tout blancs. Puis j’entrave pareillement ses chevilles sur la table et je juche mon hôte sur l’édifice.

— Je te fais remarquer que les pieds de la chaise sont à moins d’un millimètre du bord de la table. Si tu remues la moindre des choses, tu es bonnard pour embrasser le carrelage. Vu ?

Il a tellement les grelots qu’il n’ose pas dire oui. Je reviens dans la chambre et je me trouve nez à nez avec le croquant qui a repris ses esprits. Il se met en garde, mais c’est de la plaisanterie pour jeune fille encéphalique et une prune opportune met fin à sa carrière de poids plume. Il repart sur le pageot.

Profitant de ce qu’il cherche à se rappeler qui il est, je m’empare de la seconde cordelière du rideau et je procède avec lui comme avec le locataire naïf.

Il ne me reste plus qu’à espérer un prompt rétablissement du personnage. En attendant, je le fouille. Les papiers trouvés sur lui m’apprennent qu’il s’appelle Hussin et qu’il est syrien. Il habite en Italie et son passeport indique qu’il est en Suisse depuis quatre jours. C’est peu… Enfin, comme chante Brassens, tout le monde ne peut pas s’appeler Durand, n’est-ce pas ?

J’avise une bouteille de Cointreau sur une table. Je la débouche et lui carre le goulot dans le bec. L’alcool le ravigote, il bat des cils. Puis il m’aperçoit. Son visage verdâtre tourne au gris et ses yeux noirs brillent comme deux gemmes.

Il paraît n’importe quoi, sauf content (comme dit un grand écrivain de mes amis).

Je lui souris.

— Alors, Hussin, qu’est-ce que tu penses de mon numéro ?

Il ne bronche pas. Son regard intense me fait mal aux seins. Je lui administre une retournée qui lui emplit les yeux de larmes.

— Salaud ! grince-t-il.

Je réitère.

— On va commencer par le début. D’abord la politesse. Compris ?

Il semble indécis.

— Tu dois comprendre que ça ne te servira à rien de crâner. J’ai le dessus et on ne peut rien contre la force. Bon, nous y sommes ?

Il a un petit mouvement imperceptible.

Je prends cela pour un acquiescement.

— Je sais que tu appartiens au réseau Mohari et j’ai pour mission de te descendre comme j’ai descendu Vlefta, fais-je, l’air sûr de moi.

Il paraît surpris et, à son geste instinctif, je pige que je viens de bonnir une couennerie qui le fait tiquer.

— Pas d’accord ? demandé-je en lui mettant un chic bourre-pif.

Il saigne, ça l’ennuie, cet homme.

— Je ne suis pas d’un réseau, fait-il. Je suis tout juste l’ami de Gretta !

Mauvais point pour moi. Quand on veut en installer pour un mec, il faut au moins lui déballer des vérités, car s’il vous prend en flagrant délit d’erreur, vous risquez fortement de l’avoir dans le baba.

Je me repêche à l’oral :

— C’est pour te flatter, hé, crâne d’œuf ! Ça se voit que tu fais pas partie d’une organisation. Faut un minimum d’intelligence pour cela.

Il rouscaille, le tordu épineux :

— Dites donc !

Franchement, il a une bouille de salopard. Je sais bien qu’il ne faut pas juger les gens sur la mine (contrairement aux crayons), mais vous ne m’ôterez pas de l’idée que lorsqu’on trimbale une terrine semblable sur une paire d’épaules, on atteint à une espèce de perfection dans le pittoresque.

Je pense que ce résidu de poubelle a buté la petite Françoise et ça me fait fumaga les naseaux. Mes nerfs craquent aux jointures. Je me mets à lui biller dessus à bras raccourcis.

Sous mes poings, son visage se modifie peu à peu… Je lui fais de jolies lunettes de soleil très artistiques, puis je lui confectionne une grosse tête, et enfin j’achève de détériorer son nez.

Il va être coquet, le sagouin, demain matin. Son tour de bol sera modifié, parole ! S’il a rancart avec sa petite amie, elle le prendra pour un autre et appellera la garde !

Je m’arrête, soûl de fatigue. Hussin chiale et gémit. Il a l’impression de s’être fait aimer par une locomotive. Ça lui a en tout cas donné des couleurs.

— Charogne, bégayé-je, tu me crèves ! Maintenant, tu vas parler sans que je sois obligé de faire un geste parce que ce serait le dernier !

Et il jacte. Un lâche ne demande qu’à s’allonger. Il lui faut quelques torgnoles pour justifier à ses propres yeux sa faiblesse, et puis après ça roule tout seul.

— Je t’écoute, patate ! Crache ton arête ou je te défonce en plein ! D’abord, qui est Gretta ?

— L’ancienne femme de Claramoni…

Je fronce les sourcils.

Claramoni est l’ennemi publie numéro 1 italien. Ou plutôt était, car il s’est fait ratatiner l’an dernier par la police au cours d’un siège en règle…

— Et alors ?

— Gretta, après les ennuis de Claramoni (passez-moi les ennuis, princesse !) est venue en Suisse… Elle faisait les palaces… Et puis elle a rencontré un type, un Français, qui travaille dans l’espionnage et elle s’est mise avec lui !

Décidément, le gars Mathias, quand il joue les Casanova, il choisit un drôle de terrain d’action.

— Bon, alors ?

— Gretta m’a écrit de venir la rejoindre avec Mauffredi pour une grosse affaire. On est venus…

Et c’était quoi, la grosse affaire ?

Un type qui arrivait des Etats avec un gros chèque… On devait se l’annexer… Mauffredi est allé l’attendre à l’aéroport…

— Bon, je connais la suite. Alors, d’après toi, Gretta n’appartient pas au réseau Mohari ?

— Sûrement pas. Ça n’est pas son genre…

— C’est elle qui a reçu le coup de fil annonçant où je me trouvais ?

— Oui.

— Et c’est elle qui, tout à l’heure, vous avait donné l’ordre de liquider Mathias ?

Il semble stupéfait.

— Liquider Mathias ?

— Ben… Qu’est-ce que vous branliez, ton pote et toi, devant la Grande Cave, dis voir, trésor joli ?

— On vous attendait !

C’est moi qui commence à bouillonner du plaftard.

— S’il vous plaît, marquise ?

Il baisse la voix et les yeux dans un même effort.

— On vous attendait, oui !

— Pour…

— Vous avez vu !

— Qui vous avait donné l’ordre, Gretta ?

— Oui.

— Quand ?

— Deux minutes avant, lorsque nous sommes arrivés…

— Elle était seule ?

— Oui, son ami se trouvait aux toilettes !

Ainsi, la garce m’avait repéré avant que je ne parle à mon collègue !

Quelle maîtrise elle possède, cette pin-up ! Y a pas : c’est du grand art. Je comprends que mon pauvre Mathias se soit laissé emberlificoter par elle. C’est le genre de souris qui vous ferait marcher au plafond avec un seul regard !

Je me sens triste parce que j’ai la trouille qu’il soit arrivé un sale turbin à Mathias, au cours de la nuit. Il avait beau être prévenu, si elle a décidé de le descendre, c’est maintenant chose faite, aussi marle que soit Mathias.

Je commence à sentir la fatigue de ces heures mouvementées.

— C’est bon, dis-je à Hussin, ce sera tout…

Je sors le feu piqué à son honorable collègue.

Il gémit :

— Non, pitié !

D’un formide coup de crosse sur le plafonnier, je l’étale pour le compte. S’il n’a pas la coquille fracturée avec une aussi forte dose, c’est que sa mère l’a gavé de calcium pendant toute son enfance.

Je le balance sur la descente de lit. Je lui mets la table sur le dos pour l’empêcher de remuer et je vais jeter un coup d’œil à la cuisine. Le standardiste est toujours là, debout, bien droit sur sa chaise.

— Je m’excuse, lui dis-je, pour cette mauvaise farce, mais vraiment je ne peux faire autrement.

J’ouvre mon portefeuille et je prélève sur mon flouze un billet de cent francs suisses.

Je glisse le bifton dans sa poche.

— Tiens, petit père, ça te dédommagera un peu pour cette nuit pas ordinaire.

Il a une réaction merveilleuse.

— Merci, monsieur, balbutie-t-il.

Je lui souris.

— Je vais dormir un peu. N’en fais pas autant surtout parce que tu ferais un plongeon désagréable.

Et le gars San-Antonio va se zoner sur le lit du gars, tandis que sur la carpette, Hussin râle doucement.

Un fracas épouvantable me tire des bras de l’orfèvre. Je m’éveille. Il fait jour. Un râteau d’or ratisse le tapis de la chambre[14]. Près du lit, Hussin est out… Pas mort, mais n’en valant guère mieux. Je cavale à la cuisine. Ce qui était inévitable s’est produit. Après plusieurs heures de veille, l’escogriffe s’est assoupi et il a dégringolé de son perchoir. Il est écroulé contre la cuisinière à gaz avec, sur le sommet du bol, une aubergine de douze centimètres qui devient violacée… Un filet de bave coule de ses lèvres, il ressemble à un boxer que j’ai beaucoup aimé.

J’ai pitié de lui.

— Mon pauvre lapin, va ! Tu les verras toutes c’t’été…

Je le prends dans mes bras et vais l’étendre sur le lit.

— Allez, fais un gros dodo… Tout à l’heure, tu te mettras une escalope sur l’occiput.

Je regarde l’heure, il est sept plombes… Je me sens un peu courbatu.

Que vais-je faire ? Cruelle alternative. Je tournique dans l’appartement sous le regard enfiévré du nouveau bossu. Et, comme toujours, il me vient une idée… Puisque j’ai le temps et pas mal d’éléments à ma disposition, je vais essayer de modifier un brin mon aspect. C’est ma seule chance d’échapper aux recherches. J’ai à ma disposition un passeport en règle : celui d’Hussin. C’est le moment d’en profiter…

Je vais dans la salle de bains. Ma barbe a encore poussé, naturellement. Je cramponne le rasif du standardiste, et je me rase en me laissant un collier de barbe. Puis je biche des ciseaux et je me fais une coupe de cheveux à la Marlon. C’est approximatif mais ça me change complètement.

En farfouillant dans un placard, je découvre un produit pour teindre les godasses de daim. J’en verse dans de l’eau et je me passe un léger fond de teint qui donne à mon visage un aspect basané. Avec un bouchon taillé et brûlé, je charbonne mes sourcils et noircis l’angle de mes paupières.

Ma parole, j’ai l’air du calife Arachide commaco. Une vraie tête de khédive ! Si les bourdilles me reconnaissent, c’est qu’ils auront potassé les Mille et une Nuits. La garde-robe de mon hôte est modeste, mais j’y déniche un costard bleu foncé qui complète heureusement ma transformation. Je me suis transformé hors de la présence du gars afin qu’il ne puisse donner mon nouveau signalement.

Je brûle mes papiers personnels, ne gardant que mon argent et le passeport du type. Après une courte hésitation, j’empoche le revolver.

Ainsi transformé, Félicie, ma brave femme de mère elle-même, ne me reconnaîtrait pas. Je suis quelqu’un d’autre, pas d’erreur !

9

Le baromètre du petit San-Antonio, le chéri de ces Dieux, s’est décidément remis au beau fixe. A peine débouché-je dans la rue que j’aperçois une colonie de perdreaux autour de la voiture de Hussin.

Les matuches sont sur la piste. Si l’escogriffe ne s’était pas filé le portrait en bas, j’aurais continué de pioncer, tant était grande ma fatigue, et ces messieurs de la villa des sanglots m’auraient éveillé au son de Tiens-petit’voilà deux-sous.

Je vire à droite et je m’éloigne d’une démarche doctorale.

Je me sens en sécurité. Mon petit cerveau émet des ondes bénéfiques… Je me dis qu’au lieu de fuir, je dois donner un dernier coup d’épaule à Mathias. S’il est encore vivant, il va se présenter à la banque fédérale pour enfouiller le carbure de Vlefta. D’ici que la donzelle qui m’avait repéré à la Grande Cave se soit gaffée de quelque chose il n’y a qu’un pas. Donc, je dois, à toutes fins utiles, protéger les arrières (comme on dit au Fiacre) de mon collègue.

Je hèle un somptueux taxi et je m’y installe confortablement.

— A la Banque fédérale, dis-je noblement au chauffeur.

Il ne paraît pas enthousiasmé. J’ai vite pigé pourquoi : la banque se trouve à cinq cents mètres de là, ce qui représente une course ridicule. Ce serait à Paris, le taximan m’aurait envoyé me faire aimer chez Plumeau.

Je règle le parcours et je descends. Par veine pour mézigue, il y a un café près de l’entrée de la banque. Je prends place près de la vitre et je commande un déjeuner complet. Tout en morfilant, je vais pouvoir surveiller les allées et venues de la boîte à sous lorsqu’elle ouvrira ses portes…

Je déjeune en ligotant le baveux du morning. Je fais du rififi en Suisse, je vous le dis. Trois colonnes à la une et le reste sur le porte bagages. On parle de bande internationale organisée. De règlements de comptes entre espions et autres foutaises.

Las de cette prose pour bonniche en congé, je repousse le journal et commence une fois de plus mon attente. C’est ce qu’il y a de crispant dans ce métier : les guets ! Des heures, des nuits, des jours, il faut se tenir immobile quelque part, souvent, vous l’avez vu, dans d’inconfortables positions, et attendre quelqu’un ou un événement… C’est la tartine de marasme !

Mais cette fois-ci je n’ai pas le temps d’avoir des champignons sous la plante des lattes. La banque n’est pas ouverte depuis un quart de plombe qu’une tire ricaine vert clair, avec du chrome comme dans une salle de bains, stoppe devant la Fédérale.

Mon amigo Mathias en descend. Je ne m’étais pas gouré dans mes prévisions : Gretta l’accompagne. Elle pousse même « l’intérêt » jusqu’à lui tenir le bras. L’un et l’autre s’engouffrent dans le vaste bâtiment.

Mon sang ne fait qu’un tour. J’ai le sursaut de la mère poule voyant ses petits en danger. Il faut que je sauve Mathias. La souris le ménage jusqu’au moment où il aura l’argent. Seulement après il ne pourra pas rallier l’ambassade de France… Elle lui sucrera le grisbi. Je dois intervenir…

Ma décision est vite prise. Je règle mes consos et je cavale jusqu’à la bagnole. J’ouvre la portière arrière et je m’aplatis sur le plancher. Il y a des valises sur le siège. C’est le paravent maison. Je les ramène un peu sur moi pour me dissimuler. Si j’en crois mon estimation, je suis invisible de l’extérieur, à moins qu’on n’y regarde de trop près. Et il n’y a aucune raison pour que la Gretta se méfie.

Ces valoches me font penser qu’elle mijote de se tailler de la contrée rapidement. J’arrive comme une abeille sur une fleur. Un temps assez long s’écoule. Je respire avec difficulté. Mais il faut que je prenne mon mal en patience !

Enfin les portes avant s’ouvrent et le couple prend place dans la calèche.

Gretta pousse un soupir.

— Sais-tu que j’ai eu très peur, fait-elle… Je peux bien te l’avouer maintenant…

Mathias met en route… La voiture file à allure rapide pour un centre de ville.

— Peur de quoi ? demande-t-il.

— Que les types de ton réseau n’aient prévenu le tireur et qu’il n’y ait opposition. C’était risquer gros.

Il a un rire que je ne lui connais pas. Un rire qui me glace le dos.

— Il faut risquer gros pour gagner gros. Moi aussi j’ai eu peur qu’il ne soit trop tard pour encaisser l’argent. Heureusement que ce sombre idiot est venu m’apporter le chèque lui-même !

Ils se marrent tous les deux.

— C’est vraiment inouï, gazouille cet enfant de garce. Il s’évade de prison, il brave tous les dangers pour nous apporter ce que nous désespérions de trouver !

Que dites-vous de ça, les mecs ? Il y a des surprises dans la vie. Des grandes comme ça, parfois ! Sacré Mathias, va ! En voilà un qui m’a bien eu. Et qui, d’autre part, a eu le Vieux ! Ce qui n’est pas fastoche, croyez-moi !

Je vois très bien l’ensemble de la combinaison maintenant. Il a su par les gens du réseau Mohari que Vlefta radinait avec des fonds… Effectivement, les mecs du réseau croyaient en lui. Seulement Mathias filait le grand amour avec Gretta et mijotait le gros coup. Il ne pouvait pas faire kidnapper et descendre Vlefta par ses boys à lui, le réseau aurait fait une enquête et trouvé ça bizarre. Il a eu l’idée de faire venir un type des Services Français. Il a tubé au Vieux qui m’a envoyé. J’ai été réceptionné en somme par Gretta et emmené dans une maison louée pour la circonstance. Oui, je vois… Je vois très bien. J’ai commis une erreur en m’étant cru empoisonné. Elle avait seulement forcé sur la dose de somnifère.

Il était indispensable que je sois vivant lorsqu’on amènerait Vlefta dans la maison. Là on l’aurait abattu avec mon pétard et voilà pourquoi je l’avais sur moi. La police, prévenue, m’aurait découvert près du cadavre, l’arme à la main, arrosé de whisky… Ni vu ni connu… C’était le deuxième burlingue qui avait poivré l’Albanais et lui avait pris les papiers. Mathias et sa donzelle encaissaient le chèque. Mon « ami » envoyait les autres documents au Vieux, recevait les félicitations du jury et gardait ses deux postes délicats…

Je sens mes membres s’ankyloser. Nous roulons maintenant dans la campagne, je le sens à la vitesse et au bruit du vent miaulant contre le pare-brise.

— Crois-tu qu’il soit prudent de filer en Allemagne ? questionne Mathias.

— Evidemment. Quand on saura que tu as touché le chèque, mais que tu ne t’es pas rendu à l’ambassade de France, on comprendra ton rôle… Nous devons aller jusqu’à Hambourg… De là nous nous embarquerons pour les Etats-Unis sans trop de difficultés, tu verras !

Je me dresse brusquement, le revolver au poing, comme un diable sort de sa boîte.

— Vous prenez des voyageurs ? demandé-je.

Mathias décrit une embardée et la fille blonde pousse un cri. Dans le rétroviseur, je vois le visage de mon « collègue » devenir livide. Nous traversons une forêt de sapins. Un écriteau, en bordure de route, demande aux automobilistes de faire attention aux chevreuils.

— Arrête, Mathias !

Il freine. Ses mains tremblent sur le volant.

L’auto se range en bordure de la route blanche.

— Levez les pattes, tous les deux !

Ils obéissent.

— Mathias, lui dis-je, quand on choisit le métier qui est le nôtre, on doit oublier le fric ou on est foutu. C’est un sacerdoce, pas un moyen, tu comprends !

Il grommelle.

— Le frère prêcheur dans son sermon sur l’honnêteté !

— Mathias, tu es la plus lamentable ordure qu’un ramasseur de poubelles ait jamais coltinée. Pigeon et crapule ! Agent double et triple ! Crétin et malin !

— Oh, ça va !

— Seulement tu es tombé sur un bec, mon petit garçon ! Je connais mon métier. Je ne suis pas un génie, mais j’ai de la technique, ceci remplace cela…

Gretta a baissé la main. Elle a chopé un feu dans la poche de la portière.

Je pousse un grognement et mon arme aboie. La balle lui traverse la tempe et brise la vitre de son côté. Le corps de la fille glisse lentement contre Mathias…

Il est maigre, brusquement. Il pâlit, il fond.

Je le regarde avec commisération.

— Tu croyais m’avoir, hein ? Tu te servais de moi comme bouc émissaire.

Il ne répond rien.

— Allez, sors de là…

Il balbutie…

— Qu’est-ce que tu vas faire, San-Antonio ?

— Descendre madame… Elle devient dangereuse à véhiculer.

Il cherche à deviner mes vraies intentions sur mon visage, mais je lui oppose un regard hermétique.

— Allez, vite ! Je suis pressé. Attrape ta belle et porte-la dans le bois pendant qu’il n’y a personne.

Il obéit.

— N’essaie pas de fuir, Mathias, je tire plus vite que tu ne cours ! Et n’essaie pas de prendre ton feu, je tire en outre plus vite que toi !

Il descend de l’auto, moi sur ses talons. Il ouvre l’autre portière et tire Gretta. Des larmes coulent sur son visage exsangue.

— Tu l’aimais vraiment ?

— Oui, San-A. C’est elle qui a tout combiné, j’ai perdu la tête.

— Bon, chope-la et va !

Il la prend dans ses bras, sans répulsion, non comme on porte un cadavre, mais comme on trimbale la femme aimée…

Nous foulons des fougères sauvages… Nous entrons dans l’humidité sombre de la forêt. Une lumière d’église bleutée, douillette, aqueuse, baigne le sous-bois.

Je vois, à dix mètres, un taillis.

— Dépose-la là-dedans, Mathias.

Il s’avance en titubant, s’agenouille lentement et la dépose dans la broussaille emperlée de rosée.

Puis il se redresse, indécis, les bras ballants, la bouche entrouverte. Il me regarde. Je me tiens en face de lui, le revolver appuyé contre ma hanche…

— Qu’est-ce que tu vas faire, maintenant ? demande-t-il d’une voix déjà morte.

Je soupire, le gosier sec comme de l’amadou :

— Que veux-tu que je fasse ?

Je presse sur la gâchette jusqu’à ce que la détente de l’arme fonctionne à vide. Puis je la jette sur le corps de Mathias qui frémit dans les ronces.

Tête baissée, je reviens à l’auto. Je vérifie que le million et les papiers de douane s’y trouvent bien. Je me glisse derrière le volant. J’ai un poids dans la poitrine…

Cette bagnole ricaine est à embrayage automatique.

Je démarre tout doucettement. Il fait frais dans cette forêt… Une fraîcheur, non pas d’église, mais de caveau.

Je roule doucement, comme un homme qui se promène après avoir terminé son travail. Et le mien a été épuisant, déprimant.

Çà et là, des panneaux d’émail continuent de demander pitié pour les chevreuils.

Je les regarde tristement. Les gens de la Confédération sont bons pour les animaux. C’est entendu, amis suisses ; je vais faire attention aux chevreuils !

FIN


  1. L'art de San-Antonio, c'est de toujours trouver la comparaison qui fait mouche.Fly-Tox.

  2. Il est évident qu'une telle image manque de vigueur. Pourtant, un romancier se doit parfois de sacrifier à la tradition. Cette tradition veut qu'un silence soit nocturne, un confrère éminent, un économiste distingué et la Belgique une vaillante petite nation.

  3. Que de fraîcheur ! Comme ça pétille !

  4. Excusez-moi une minute, il faut que j'aille m'acheter une boîte d'épithètes au tabac d'en bas.

  5. San-Antonio aurait-il lu Colette ?Montaigne.