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Ce qu’il y a d’affolant, c’est que je ne l’ai pas vue arriver, cette silhouette, ni entendue marcher… Elle est venue au bassin, sans doute sur la pointe des pieds, en prenant soin de se tenir dans l’axe du champignon de zinc. Si elle a agi de la sorte, pas d’erreur, c’est pour me surprendre !
Quelqu’un s’assied sur la margelle. Une main saisit par sa tige la plante de nénuphar qui me voilait le visage et mes yeux rencontrent ceux d’une femme.
J’y cherche des sentiments. Un regard, c’est tout l’individu. Ses yeux sont-ils hostiles ? Sont-ils effrayés ?
Je cherche à savoir. Je crois qu’ils ne contiennent rien de tout cela. Ils sont bleus, curieux et calmes. Tout le visage qui est autour est calme. Pas joli, non… Mais pas laid non plus. Intéressant, voilà ! Ils sont tellement rares, les visages de femme intéressants ! Il y a si peu de femmes intéressantes !
Elle remue les lèvres. Je ne perçois pas ce qu’elle dit parce qu’elle parle bas et que j’ai de la flotte dans les manettes. Je me hisse un peu hors du bassin.
— … ment cru que vous étiez mort ! termine la femme.
Elle comprend que je n’ai pas entendu le début de sa phrase et, docile, la reprend :
— Ça fait une heure que je vous vois dans ce bassin, de ma fenêtre… Il y a eu un rayon de soleil et j’ai distingué une jambe, dans l’eau… J’ai pris des lorgnettes de théâtre que j’ai chez moi et j’ai fini par deviner votre visage hors de l’eau… Je n’ai rien dit… Quand ils ont été partis, je pensais que vous alliez sortir de là… Et puis non… J’ai vraiment cru que vous étiez mort !
Il se passe un drôle de déluge en moi, mes petites têtes de lecteurs chéris. Cela doit venir de mon état dépressif, de ma nouvelle condition d’homme traqué, toujours est-il que le regard pitoyable de la fille me tord l’âme comme une ménagère tord sa serpillière après avoir lavé le perron.
J’ai envie de chialer, ce qui ne m’aiderait pas à sortir de l’humidité…
Elle lit ma détresse dans mes carreaux, comme je lis sa pitié dans les siens.
— Vous ne pouvez pas rester là plus longtemps, dit-elle, vous allez prendre la mort !
Je balbutie :
— Je la connais… la mort…
— Sortez !
La situation commence à virer au ridicule. Vous me voyez, déguisé en cyprin sous mes nénuphars et discutant avec une jeune femme mélancolique assise sur le bord de mon bocal ? Mes collègues me verraient, ils se paieraient ma bouille. En France, le ridicule tue plus que tous les gros calibres sortis de la manufacture de Saint-Etienne.
La jeune femme, pourtant, ne semble pas avoir envie de se fendre la prune. Au contraire, mon cas l’intéresse et mon aspect aquatique ne lui paraît pas comique.
— Si je sors, objecté-je, on me verra… C’est un miracle que vous ayez été la seule à m’apercevoir…
— Pourtant, vous ne pouvez demeurer ici indéfiniment ?
— Evidemment.
Je cherche une solution. Bonté de sort, on doit bien en trouver une, puisque maintenant je dispose d’une assistance extérieure.
— Ne restez pas là, poursuis-je, vous allez attirer l’attention.
Elle se lève. Elle réfléchit un instant, indécise. Puis elle s’éloigne et je ne me sens pas fiérot du tout.
Pourvu qu’elle ne se ravise pas et n’aille pas solliciter de l’aide ailleurs ! Ceux qui jouent les Terre-Neuve aiment que ça se sache autour d’eux et tâchent de se procurer un public. Il est vrai que je suis un dangereux individu, aux yeux des gens.
Pour l’heure, on n’a pas envie de convoquer les actualités Movietone lorsqu’on me reçoit.
Un temps que je trouve affreusement long s’écoule. Enfin un bruit retentit sous le porche. C’est ELLE.
Je reconnais son pas glissant.
Elle s’arrête près du bassin et fait quelque chose que je ne peux définir. Une ombre s’étend entre mon regard et la maison. Une belle ombre orangée. Je pige : elle vient d’ouvrir un parasol et l’a incliné de manière à ce qu’il masque le bassin. Elle revient à moi.
— Ne bougez pas. Je vais aller voir depuis ma fenêtre si ça vous masque complètement.
— En admettant qu’il me dissimule, vous ne croyez pas qu’il va surprendre vos voisins ?
Elle secoue la tête.
— Non. Je viens souvent ici prendre un bain de soleil… J’ouvre mon parapluie à soleil…
Le terme me plaît.
— Attendez…
Re-départ de mon Saint-Bernard.
J’attends, l’âme fleurie d’espérance[8].
Et puis la re-voilà. Elle semble satisfaite. Son visage grave dégage une sorte de sourde allégresse.
— On ne voit rien du tout, depuis la maison, dit-elle. Vous pouvez sortir du bassin à condition de toujours rester accroupi. Je vous ai apporté un peignoir de bain. Déshabillez-vous, je reviens…
Elle va se claquer un tendon avec toutes ces allées et venues. Assez éberlué par l’aventure, je me mets à plat ventre contre la paroi du bassin. Je me penche hors de la margelle et, avec une peine infinie, me glisse sur le bitume de la cour.
Je reste inerte, littéralement épuisé par cet effort. Après les sales bestioles, ce sont les fourmis qui me boulottent.
Je rampe à l’abri du parasol et je commence à me déloquer. Lorsque mes fringues sont en tas, elles ressemblent à un paquet de tripes à la mode de Caen.
Je m’introduis dans le peignoir qui craque par toutes ses jointures, car il est deux fois trop petit pour mon académie.
Ensuite, je fouille mes poches pour centraliser les papiers qui sont en ma possession. Un peu trempés, les fafs ! La carte de l’Afrique du Nord pèse deux kilos ! Seul le chèque a été épargné à cause de l’enveloppe en bristol et du compartiment de cellophane de mon porte-cartes où je l’avais serré. Il n’est même pas humide.
Je tords mon mouchoir et fais un paquet de ces différents documents.
La fille est une fois de plus de retour. Elle tient une thermos et un flacon d’eau de Cologne.
Elle dévisse le bouchon de la bouteille thermos.
— Buvez ça…
Une mince fumée sort de l’orifice.
— Qu’est-ce que c’est ?
— Du café chaud, pour vous remonter. J’ai mis du rhum dedans !
C’est stupide à dire, mais j’ai envie de chialer.
Nous restons là près d’une heure, dans cette cour d’immeuble, derrière un parasol.
La fille qui joue les secouristes au grand cœur n’est pas très grande. Elle est brune, avec des yeux clairs. Pas mal roulée du tout. Elle peut avoir vingt-cinq ans. Je vous le répète, elle n’est pas très jolie, mais elle plaît. Elle possède ce que les habitués des cynodromes appellent « du chien ».
Lorsque nous sommes allongés côte à côte sur une grande serviette éponge, je lui demande, à brûle-pourpoint :
— Pourquoi faites-vous ça ?
Elle me donne une réponse satisfaisante :
— Je ne sais pas.
Et je comprends qu’elle ne sache pas.
— La radio a parlé de votre assassinat, enchaîne-t-elle. La police pense qu’il s’agit d’une affaire d’espionnage.
Chapeau pour les Suisses ! A force de fabriquer des montres, ils sont arrivés à avoir de fameux rouages dans le caberlot.
— Ah ! elle pense ça, la police ?
— Oui. C’est vrai que vous êtes un espion ?
Le mot me choque.
— Inexact… J’appartiens aux Services Secrets français…
— Et c’est sur l’ordre de vos chefs que vous avez tué cet homme ?
— Permettez-moi de me retrancher derrière le secret professionnel.
Elle n’insiste pas.
— On ne va pas rester ici jusqu’à la nuit ? fais-je.
Elle secoue la tête.
— Non, mais tout à l’heure le tour de Suisse passe sur la route voisine et tout le monde va aller le voir. Vous pourrez monter jusque chez moi.
Comme femme de tête, on ne réussit pas mieux.
Je mets ma tête sur mon coude replié et je m’abîme dans une torpeur grise. J’oublie la présence de la romanesque petite Suissesse.
C’est elle qui, à un certain moment, me secoue.
— Venez… C’est le moment…
— Vous croyez ?
— Oui… J’habite au second. Prenez le parasol, fermez-le et tâchez de vous dissimuler le visage…
Elle ramasse mes fringues trempées qu’elle roule dans la serviette éponge.
Nous traversons la cour, roides comme des diplomates allant présenter leurs lettres de créance.
L’escalier… Je louche sur la grande porte avec la terreur de la voir s’ouvrir. Si quelqu’un entrait à cet instant, que penserait-il en voyant cet individu drapé dans un peignoir de bain ?
Mais personne ne se manifeste.
Nous escaladons les deux étages quatre à quatre. Elle ouvre sa porte d’une bourrade, car elle avait eu la judicieuse idée de ne pas la fermer. Je me jette littéralement dans son appartement.
Celui-ci se compose d’un vaste studio, clair, d’une cuisine aux vastes dimensions, faisant aussi salle à manger, et d’une salle de bains.
J’entrepose le parasol fermé dans l’entrée et la fille va déposer ses hardes dans la salle de bains.
Puis elle pousse la porte du studio.
— Asseyez-vous…
J’avise un divan en bois de citronnier. Je m’assieds dessus.
— Allongez-vous, conseille ma petite hôtesse, vous semblez très fatigué.
Je le suis en effet. Je me sens très mal en point. Je suis délabré, j’ai des nausées, et je dois cogner une sacrée température car mes mains me brûlent. Je constate, malgré mon état, que je dégage une odeur fangeuse. La môme a eu beau me frotter à l’eau de Cologne, le remugle du bassin est plus fort que le parfum.
— Dites, mademoiselle, est-ce que je pourrais prendre un bain ?
— J’allais vous le proposer…
Elle retourne à la salle d’eau et deux robinets se mettent à cracher dans la baignoire.
Je quitte le divan moelleux et je zigzague jusqu’à la salle de bains.
La jeune fille me regarde attentivement. Ses yeux bleus paraissent danser dans son visage.
— Ça n’a pas l’air d’aller du tout ! remarque-t-elle.
— Non, je… J’ai dû prendre la crève dans cette flotte pourrie !
L’eau de la baignoire est chaude. Elle m’enveloppe comme une couverture de plumes. Je m’allonge en elle, épuisé… Mon cœur cogne à se rompre… J’étouffe… Avec des gestes infiniment lourds, je me redresse et j’enjambe le récipient de faïence.
Décidément, je ne peux supporter l’écrasement de cette flotte, bien qu’elle soit douce et chaude. Il évoque pour moi mon séjour dans le bassin. Je sais maintenant que l’heure que j’ai passée sous les nénuphars comptera parmi les plus épouvantables de mon existence. Avec le recul, cela tourne au cauchemar.
Je chope mon peignoir, mais il m’est impossible de le passer. Mes gestes sont de plus en plus imprécis… Tout se brouille… J’ai froid, je claque des dents.
Je me contente de placer ce vêtement de bain devant moi et je pénètre dans le studio.
La petite a déjà préparé le divan… Deux draps blancs se proposent à moi. Je m’y coule…
— J’ai froid ! fais-je en claquant des dents. J’ai froid…
Elle empile sur moi des couvertures… Rien n’y fait… Elle me fait boire un peu d’alcool.
— Ecoutez, murmuré-je. Je crois que je suis malade… Il vaut mieux, pour vous, prévenir la police…
Epuisé, je lâche tout et ne cherche plus à lutter contre le mal.
Sa main fraîche caresse mon front.
— Ne craignez rien, murmure-t-elle. Ne craignez rien.
J’ai été salement malade, en effet. Il me semble que je viens de traverser un long tunnel coupé çà et là par des éclats de jour. Je rouvre les yeux sur un décor que je crois ne pas connaître, mais qui pourtant me dit quelque chose… Ah oui : le studio de la petite…
Elle s’avance, une seringue à la main. D’un geste décidé, elle soulève mon drap supérieur et passe un coton glacé sur ma cuisse gauche. Une odeur d’éther me pince les narines. Je vais pour protester, j’éprouve une piqûre dans le gras de la jambe. Une nouvelle impression de froid…
Elle me regarde. Elle est un peu pâle.
— Comment vous sentez-vous ? demande-telle.
Il me semble que je peux parler normalement, mais toute articulation m’est interdite. Mes deux mâchoires sont, dirait-on, soudées.
— Ça va aller, maintenant…
Je parviens à lui sourire… Je me crispe et je m’entends articuler « merci ».
Elle s’assied au bord du divan.
— Vous avez eu une pneumonie… J’ai eu très peur et j’ai failli vous faire hospitaliser. Je m’étais dit que si ce matin il n’y avait pas d’amélioration dans votre état…
Les mots qu’elle prononce m’arrivent avec un certain retard, mais je les assimile parfaitement.
Ils provoquent en moi des réactions, des questions.
Je me concentre. Il faut que je m’exprime… Pourquoi diable ne puis-je pas parler ? Une pneumonie, ça n’a pas les conséquences d’une congestion cérébrale, tout de même.
— C’est vous qui m’avez…
Je ne peux en dire plus long. J’ai pigé : ça n’est pas de la paralysie, mais de la faiblesse.
— Oui, c’est moi qui vous ai soigné. Je suis infirmière à l’hôpital de Berne, en vacances pour l’instant, heureusement… D’après vos symptômes, j’ai compris ce que vous aviez et je vous ai fait des sulfamides…
— Longtemps ?
— Ça fait deux jours… Ne vous agitez pas… Votre température commence à baisser.
— Comment vous appelez-vous ?
— Françoise…
Je remue faiblement les doigts. Elle me prend la main et aussitôt je sens que ça va mieux, que je tiens le bon bout. Un instant plus tard, je m’endors. Cette fois, c’est pas du coma, mais de la bonne ronflette de père de famille.
Il fait nuit quand je m’éveille. Une lumière rose baigne le studio de Françoise. La jeune fille fricote quelque chose sur sa cuisinière électrique. Ça renifle bon le beurre chaud.
Cette odeur me fouaille l’estomac.
Je crie :
— Françoise !
Et c’est un vrai cri qui jaillit de mes éponges humides.
Elle accourt, une fourchette à la main, pareille à une déesse de la mer avec son trident. Qu’avez-vous ?
— Faim !
Elle rit. C’est la première fois. Elle est très belle ainsi. Elle porte un pantalon de soie noire et une espèce de casaque bleu ciel. Ses cheveux sont noués par un ruban. Elle ressemble à une étudiante qui a fini ses devoirs.
— Ça va de mieux en mieux !
— Grâce à vous !
— Pf…
— Si ! Ce que vous avez fait là est simplement sensationnel… Rien ne vous disait que je n’étais pas un dangereux malfaiteur !
— Un malfaiteur ne se serait pas caché dans ce bassin…
— Pourquoi ?
— Parce qu’un malfaiteur est un lâche !
Elle a des idées très arrêtées. L’odeur de beurre chaud fait place à une odeur de brûlé et Françoise se sauve dans sa cuisine.
Une fille aux pommes. Dire que je ne l’avais jamais vue et qu’elle a risqué son honneur et sa sécurité pour me soustraire aux griffes de la police et à celles de la mort !
Elle revient.
— Il y avait du dégât ?
— Non, ma côtelette a pris un coup de soleil, ça n’est rien !
— Vous n’avez pas eu d’ennuis à cause de moi ?
— Personne ne se doute que vous êtes ici !
— Vos voisins ?
— Je ne fréquente personne…
— Pas de petit ami ?
Son doux regard se voile, comme dans Lakmé.
— J’ai été fiancée… Il est mort…
Mets deux ronds dans le bastringue ! C’est l’éternelle histoire qui fait chialer Margot ! Un fiancé mort ! Drame à vie d’une femme… Notez que ça n’empêche pas ladite personne de se marida avec un autre Jules. Ça ne l’empêche pas non plus de crier maman quand on lui fait mettre les doigts de pied en bouquet de violettes ! Seulement, la tombe du mort c’est son jardin secret. Elle y verse les larmes de l’amertume pour arroser les géraniums qui s’y fanent !
Pour elle, le défunt est auréolé de gloire, paré de toutes les qualités… Pourtant, s’il avait vécu et qu’il l’ait coltinée à la mairie, il n’aurait plus rien du héros de légende ! Ce serait un pauvre Jeannot-la-fiarde qui irait vider la boîte à ordures le matin en allant chercher le lait… Qui gagnerait le pain quotidien et qui porterait des cornes tellement chouïa qu’il lui serait impossible de voyager en Laponie vu que tous les rennes lui fileraient le train.
Bien qu’ayant des pensées on ne peut plus philosophiques sur la question, je m’amadoue (comme disait une pierre à briquet de mes amies).
— C’est triste. Et vous vivez depuis dans le culte du souvenir ?
— Oui.
Mais je la sens prête à donner des coups de pied au culte.
— Voulez-vous faire la dînette avec moi ?
— J’en suis !
Elle roule une petite table à jeu près du divan et y dispose deux couverts.
Le repas est charmant. J’ai l’impression d’être marida à une gentille bergeronnette. Ça ne doit pas être désagréable, au fond, lorsqu’on est malade. Seulement, je le suis rarement et je doute de mes qualités de mari ailleurs que dans un plume.
J’avais plus grands yeux que grand ventre, comme dit Félicie. Je grignote un cœur de côtelette et quelques fraises à la crème.
— J’espère que je pourrai partir dès demain, fais-je, lorsqu’elle a desservi.
Elle s’arrête pile, les yeux cernés par la surprise.
— Dès demain ! Mais vous êtes fou… Vous ne tenez pas debout…
— Je récupère vite, vous savez !
— Ne dites pas de folies !
Elle va pour sortir, mais se ravise.
— Vous vous ennuyez, chez moi ?
— Quelle idée ! J’ai des scrupules, voilà tout !
— Alors, chassez-les !
Elle sort. Je ferme les châsses : je suis bien.
Le lendemain, quoi qu’elle en dise, je me sens assez costaud pour me tenir sur mes flûtes. Je sors du lit et je noue une serviette autour de mes reins. Il est de bonne heure. Le réveil doré posé sur une commode indique cinq plombes. Je n’entends rien, ne vois personne et, inquiet, je me dirige vers la cuisine. J’aperçois un matelas pneumatique sur le carrelage et, lovée dessus, ma petite Françoise. Elle en écrase. Elle est chouette à voir dormir. C’est une gentille môme qui a besoin de se dévouer, besoin de libérer le trop-plein d’affection rentré, d’amour refoulé qui la ronge.
Le bruit de la porte la réveille. Elle se dresse sur un coude et se frotte les yeux.
— Ça n’est pas possible !
— Qu’est-ce qui n’est pas possible, Françoise ?
— Debout ! Justement je rêvais de vous…
Elle se dresse. Elle porte un pyjama blanc qui moule ses formes appréciables.
— Allez, au lit ! Ça n’est pas le moment de prendre froid !
— Ça me fait mal au cœur de vous voir coucher par terre alors que je joue les pachas dans votre propre lit !
Elle me guide jusqu’à mon divan. Je m’y laisse glisser, épuisé par ce bref trajet. Elle s’assied près de moi. Il y a une étrange luminosité dans son regard.
— A propos, Françoise, avez-vous lu la presse, ces derniers jours ?
— Bien sûr…
— Que dit-on de mon affaire ?
— La police croit que vous avez pris un avion clandestin et que vous avez quitté le territoire helvétique.
— Bon…
Je réfléchis. Il me faut encore deux ou trois jours pour me rebecqueter. Lorsque j’irai mieux, je palperai le chèque et je rentrerai en France… Seulement, est-ce prudent d’encaisser moi-même, après que mon signalement a été diffusé, une somme de cette importance ? Je vais me faire repérer, c’est recta. Il faudrait, d’autre part, prévenir le Vieux de ce qui m’est arrivé. Il doit ligoter la presse suisse en se demandant ce qu’il est advenu du fameux commissaire San-Antonio.
Je pourrais lui passer un mot… Peut-être même joindre le chèque à la missive et il se décarcasserait pour le faire palper. Ce serait toujours ça d’engrangé… Une récupération normale en somme !
Françoise est à portée de la main. Je réalise soudain la chose. J’avance une dextre mal assurée vers sa nuque fragile. Le contact la fait frissonner. Je la tire doucement à moi et elle se renverse en travers du divan. Mes lèvres sèches se posent sur les siennes et c’est le gros patinuche de la Happy End.
Je ne sais pas si c’est son défunt fiancé qui lui a appris à embrasser, toujours est-il qu’elle ne donne pas sa part aux cadors, ma gentille infirmière. Peut-être que les carabins suisses sont aussi salaces que les carabins français et que, pendant les nuits de garde, ils donnent des cours d’anatomie comparée aux petites infirmières de service ?
En moins de temps qu’il n’en faut à un ministre des finances pour voter un train d’impôts nouveaux, je la retrouve dans les draps, en tenue d’Eve. Elle se presse frénétiquement contre moi. Voilà un bout de temps qu’elle attend cette minute, Françoise !
Le Prends-moi-toute, ça la connaît ! Elle est aussi sensuelle qu’elle est gentille. J’ai compris maintenant. Le côté agent français traqué et mal en point, ça lui portait à la peau. En me soignant, elle travaillait pour sa satisfaction personnelle.
C’est inouï ce que les nanas sont compliquées. Elles ne refusent rien à leur plaisir. Elles sont capables d’élever un zigoto au lait Guigoz pour se le mettre au dodo le jour où il sera à point.
Mais elle fait l’amour à l’infirmière. C’est-à-dire qu’elle ménage le partenaire. C’est tout juste si elle ne me fait pas bouffer de l’Aspirisucre pendant la gymnastique. Elle dose l’effort, calme les trop grands élans et vous oblige à reprendre souffle lorsqu’elle le juge utile.
Seulement, malgré ses soins, ses initiatives et son art consommé (que je consomme du reste), après ce grand steeple, je suis plus vanné que si je venais de traverser l’Atlantique à bord d’un pédalo et en poussant le radeau de Bombard.
Il faut croire que mes états de services lui ont paru satisfaisants car elle me couvre de baisers passionnés en me disant des trucs tellement corsés qu’à mon avis c’est ce qui a fait décéder le fiancé.
Puis, comme tous les amoureux du monde, nous nous endormons.
Une horloge de ville proche lâche douze coups bien timbrés. Je les compte à travers un songe. Comme j’ai peur de m’être gouré, l’horloge, pas fière, remet ça. Oui, c’est bien midi qui carillonne. Je suis douillettement zoné près de Françoise. Son corps brûlant insuffle dans mes veines une jouvence merveilleuse. Je n’ai plus de fièvre. Je me sens fort.
Tout en caressant sa belle épaule lisse, je me dis cyniquement :
— Une de plus, gars !
Je n’ai pas la vanité du calcif, croyez-le, pourtant mon orgueil de mâle biche lorsque j’enregistre un nouveau succès féminin. C’est à ça qu’un homme reconnaît qu’il reste un homme.
Je la sens roucouler contre moi et je suis heureux. D’ordinaire, quand je viens de faire le coup du chaud lapin à une jeune fille de la bonne société, j’ai envie d’aller fumer une cigarette à l’autre bout de la planète ; mais, sans doute à cause de mon mauvais état de santé, j’ai envie de la cajoler un peu.
Elle se dresse et m’embrasse.
— Je t’aime…
— Moi aussi, Françoise.
J’ajoute, un peu hâtif dans mes transitions :
— Et ça me colle une faim d’ogre !
— Je vais aller acheter de quoi déjeuner. Qu’est-ce qui te ferait envie ?
— Du jambon et des œufs au plat…
— Tu n’es pas difficile.
— Et puis une bouteille de champagne. Prends de l’argent dans mon portefeuille, c’est moi qui régale.
Je suis obligé d’insister. Elle consent enfin.
— Pendant que tu y seras, tu m’achèteras un pantalon neuf et une chemise, parce que je crois que mes fringues sont hors d’usage après leur bain prolongé…
— Quelle couleur ?
— Celle qui te conviendra…
Vous le voyez, c’est de l’idylle choisie sur le volet. Tu m’aimes, je t’aime, on s’aimera !
Ça fait toujours plaisir et ça ne coûte pas cher.
— Tu as de quoi écrire, ici ?
— Bien sûr…
Elle me donne une pochette de papier filigrané et un stylo à bille.
— Ça te conviendra ?
— Aux petits pois. Attends, tu vas aussi téléphoner à un de mes amis qui demeure à Berne. Je voudrais qu’il vienne me voir, ça ne t’ennuie pas ?
— Comme tu voudras…
— Tu es la plus adorable des…
— Des ?…
J’ai, parfois, un don divinatoire de femme. Je sais ce qu’un être attend de moi.
— Des fiancées !
Ça la fout aux anges ! Elle se jette sur moi, me couvre de mimis mouillés.
— Oh ! mon amour ! mon amour !
Naïve, la doudoune ! Elle rêve de folles étreintes et de bague au doigt. Qu’est-ce que je risque à lui donner de l’espoir ? C’est bien la moindre des choses, après les risques qu’elle a pris pour moi, non ?
— Va… Tu chercheras sur l’annuaire la pension Wiesler, 4, rue du Tessin.
— Bien.
— Tu te souviendras ?
— Evidemment !
— Tu demanderas M. Mathias et tu lui diras que son ami San-A. l’attend chez toi… J’ignore ton adresse, au fait.
— Bon…
— S’il te demande des précisions, n’en donne pas…
— N’aie crainte…
Je l’embrasse.
— Et n’oublie pas le jambon. Tu m’as ouvert l’appétit, ma chère Quintonine d’amour !
Les idées viennent mal. Je commence à dessiner un diplodocus unijambiste sur une feuille blanche, puis, trouvant qu’il lui faut un corollaire pour l’harmonie de la composition, je lui adjoins une chaise dépaillée sur laquelle est déposé un dentier.
Le tout ravirait Picasso. Je le déchire pourtant et j’écris quelques lignes bien senties au Vieux pour lui dire que je suis toujours inscrit à l’association des respireurs d’oxygène et qu’il ne se caille pas le raisin pour ma santé, vu que j’annoncerai mon lard dans son burlingue d’ici peu et peut-être avant.
Je signe d’un paraphe qui ferait vomir un graphologue et je cachette. Toutes réflexions faites, je ne lui envoie pas le chèque. Ceci pour une raison très simple : l’encaissement de cette fortune doit se faire rapidement. Voilà trois jours que l’attentat contre Vlefta a réussi, trois jours que je lui ai chouravé sa servetouze. Les pieds nickelés du réseau Mohari ont dû alerter le généreux donateur, lequel va mettre opposition sur le papelard. Il est donc indispensable que le chèque soit encaissé aujourd’hui même… Comme il y a loin d’ici les Etats, les transactions mettent du temps à s’effectuer et il se peut fort bien que la voie de l’encaissement soit encore libre.
Je crois que le mieux, c’est de le faire toucher par Mathias. Ce sera à lui de voir si cette opération peut s’opérer sans risque de le compromettre.
Françoise revient au bout d’une petite heure. Elle est chargée de colibars. Il y a des fringues et de la bouftance… La chemise qu’elle m’apporte est d’un joli bleu pastel… C’est une limace sport avec des pockets à soufflet de chaque côté. Le futal est bleu marine. Elle a itou pensé à m’acheter des chaussettes bleu marine…
Je me lève, très ramolli et je me sape.
— A propos, tu as eu la pension Wiesler ?
— Ah ! Oui… Mais je n’ai pas eu Mathias, c’est une dame qui m’a répondu.
— Sa logeuse ?
Elle secoue la tête aussi énergiquement que négativement.
— Non, la logeuse m’a d’abord répondu. Lorsque j’ai réclamé ton ami, elle m’a dit de ne pas quitter et m’a branchée sur sa chambre et c’est là qu’une femme a répondu…
V’là ma pomme d’Adam qui joue du yo-yo. On me collerait une botte de colza entre les portières, vous auriez de l’huile de table pour votre année, les potes !
— Comment, tu… tu as parlé à quelqu’un d’autre ?
Elle paraît stupéfaite.
— Mais, mon chéri… Tu m’avais dit…
C’est vrai. Elle n’a pas la prudence d’un agent secret, elle ! Je soupire.
— Qu’as-tu dit ?
— Je lui ai demandé de prévenir M. Mathias que son ami San-A. serait heureux de le voir chez Mlle Bollertz, 13, Zollickerstrasse.
— C’est tout ?
— Ben… oui, voyons !
Je reprends espoir. Après tout, le message n’a rien de compromettant. Même si c’était quelqu’un du réseau qui se trouvait chez Mathias, il n’y a rien là-dedans de particulièrement alarmant.
Et puis, j’aime mieux que ce soit une voix de femme qui ait répondu plutôt qu’une voix d’homme. Je connais Mathias. C’est un beau garçon brillant, le sosie de Montgomery Clift. Les nanas, il les dégringole comme le fly-tox dégringole les mouches… Il aime ça et c’est pas votre petite tronche de San-Antonio amaigri qui lui jettera le premier robinet de lavabo !
— Bon… J’espère qu’on lui fera la commission.
Inquiète, elle s’informe :
— Je n’aurais pas dû laisser la commission ?
Je lui prends le menton et lui roule mon patin 118, breveté par le concours Lépine.
— Dans notre métier, vois-tu, on ne donne les lettres qu’en main propre, on ne laisse les messages qu’en voix propre… Mais ne te tracasse pas, va !
Elle va préparer la jaffe et je me traîne jusqu’à la cuistance pour l’aider…
Comme aide, vous repasserez ! Je la lutine vachement. A la fin nous sommes tellement agacés que nous chutons sur le matelas pneumatique. Et alors, comme je suis dans mes bons jours, je lui fais le grand super gala ! D’abord le Binocle du Percepteur, parce que c’est une mise en train (si je puis dire) de grand style ; ensuite la Machine à écrire de Maman (dix ans de pratique, clavier universel, ruban bicolore et tabulateur d’espacement) ; ceci pour passer à mon triomphe : l’Hélicoptère du Négus. Les dames qui ont eu droit à ce moment de la volupté n’en sont jamais redescendues. Sur les cent quatorze qui ont goûté à l’hélicoptère, douze sont entrées au couvent, vingt-deux dans une maison que la morale admet mais que Marthe Richard réprouve et les autres se sont logé, soit une balle dans la tête, soit dans un hôtel meublé. C’est vous dire, hein ?
En final, elle a droit à la petite Tonkinoise chez le Gouverneur… Moi, l’amour me dope, comme dit mon ami Champoing. Plus je le fais, plus je me sens en forme.
Par contre, Françoise est à ramasser avec un compte-gouttes. Si son matelas pneumatique crevait dans le col du Galibier, elle n’aurait pas la force d’y cloquer une rustine pour éviter la catastrophe.
Pour vous situer son état de déprédation, c’est le grand Mézigue qui est obligé de casser les œufs dans la poêle…
Je mets le couvert et nous becquetons à la turque[9] sur le matelas.
C’est charmant. Ça fait un peu camping… Moi, j’ai horreur du camping ailleurs que dans un appartement. Les toiles de tentes, les papiers gras, les seaux de toile qui fuient, les gogues envahis, les plats pas cuits, les gosses qui hurlent ? Ah non, merci beaucoup, madame Adrien ! Je préfère une petite auberge de cambrousse avec un lit haut de deux mètres et une table de nuit qui sent le vieux !
Quand c’est terminé, je ne me ressens plus de ma soi-disant pneumonie. J’ai idée que mon petit lot d’infirmière a exagéré un peu son diagnostic.
Les femmes veulent toujours vous donner l’impression que vous leur devez tout !
— Je vais encore te demander un service, Françoise.
Elle me regarde amoureusement. Ses yeux sont emplis d’une telle chaleur qu’ils feraient fondre une glace à la vanille.
— Tout ce que tu voudras, mon chéri.
— Il faudrait que tu ailles me poster cette lettre, ça urge.
Elle s’habille et prend la missive.
— Affranchis-la suffisamment, c’est pour la France.
Elle a un signe approbateur et s’éloigne. Le gars bibi allume une cigarette. Quelques bouffées voluptueuses me dégagent les éponges. Je songe que la vie est bonne à gober. A condition d’avoir du vase, of course ! Et moi — touchons du bois —, j’en ai. Vous me direz pas que l’intervention de cette petite vicelarde de Françoise n’a pas été miraculeuse, hein ? Ç’aurait pu être une vieille renaudeuse qui m’ait aperçu. Ou un ancien gendarme ! Je vous parie un cercle polaire contre un cercle vicieux qu’une personne sur mille seulement l’aurait bouclé, comme l’a fait la chérie. Toutes les autres se seraient mises à trépigner en se faisant péter les cordes locales (comme dit Mme Bérurier).
J’en suis là de mes considérations rose-praline lorsqu’un bref coup de sonnette me fait sursauter. C’est le premier depuis que je suis l’hôte de Françoise. Il me fait l’effet d’une vrille s’enfonçant dans mon crâne. J’hésite. Et soudain je pense à Mathias. C’est sans doute lui qui répond à mon appel. Je vais à la porte, mais, au moment de déloqueter, un doute me saisit.
Je me dis : « Et s’il s’agissait de quelqu’un d’autre ? D’une visite pour Françoise, par exemple ? »
Je rive mon œil au trou de la serrure, dans la plus pure tradition des larbins de vaudeville. J’ai une contraction au plexus. Il y a sur le palier deux messieurs en imperméable, avec des physionomies pas commodes. Ce serait des poulardins que ça ne me surprendrait pas.
J’observe leur comportement en retenant mon souffle. L’un d’eux s’avance et actionne une nouvelle fois la sonnette. Puis il dit quelque chose à son aminche dans une langue que je ne comprends pas.
L’autre tire de ses vagues un passe-partout. J’en ai le trouillomètre à zéro. Est-ce que ces deux Chinois verts vont s’amuser à forcer la porte ? Ils ont des façons cavalières, les bourdilles bernois !
C’est juste ce qui se produit. Le trou de la serrure est obstrué par une clé qui se met à fourgonner là-dedans… S’ils entrent et qu’ils me dénichent, mon compte est bonnard. Je vais jouer Prison sans barreaux d’ici peu…
Je bats en retraire (ce qui vaut mieux que de battre sa femme) jusqu’au studio. Mais c’est inefficace. Il n’y a pas de planque pour moi dans cette pièce coquette.
Je reviens à l’entrée. Ça fourrage toujours dans la serrure. Ils s’impatientent, les matuches ! Et ne m’ont pas l’air doués pour la serrurerie. Ce serait San-Antonio qui s’expliquerait avec son sésame, il y a longtemps qu’il serait entré. L’homme qui met les serrures K.O. en leur chuchotant des mots tendres !
Je vais à la salle de bains. Au-dessus de la baignoire, il y a une étroite fenêtre. Je grimpe sur le rebord du récipient et je passe ma hure par l’ouverture. La fenêtre donne sur l’angle de l’immeuble et de l’immeuble voisin. Un faisceau de cheneaux passe juste sous l’ouverture. Je m’engage dans l’encadrement. Heureusement que je suis souple. Je prends appui de la pointe des nougats sur les cheneaux, puis je lâche l’entablement de la fenêtre pour cramponner le tuyau de plomb de l’arrivée d’eau. Je pends dans le vide. J’ai une faiblesse et il me semble que je vais tout lâcher, mais ça passe et je serre très fort le tuyau. Heureusement que l’immeuble voisin dépasse le nôtre. Je me trouve dans un renfoncement, hors des regards indiscrets. Près de la fenêtre de ma salle de bains, il y en a une autre. En deux rétablissements, je l’atteins. Je passe un regard à l’intérieur. Il ne s’agit pas d’une autre salle de bains, mais d’une sorte de réduit qui abrite le vase d’expansion du chauffage central de l’immeuble. Un nouveau rétablissement et me voilà planqué sérieusement. Je ferme la petite fenêtre et m’assieds dessous. Je suis tranquille : on ne viendra pas me chercher là, sauf malchance…
J’attends… Je suis très emmouscaillé. J’ai laissé les papiers chouravés dans la servouze de Vlefta… Je n’ai que le chèque sur moi. Ces indices prouveront aux bignoles que je me trouvais laga et ils vont embastiller Françoise pour recel de malfaiteur ! La pauvrette va payer chérot son geste généreux… Avec ça, sa carrée sera surveillée et je vais me l’arrondir pour ce qui sera de me cacher là… Encore bien si je peux quitter l’immeuble, je vous l’annonce.
Ah ! pétoche de Zeus ! Et moi qui, au moment du coup de sonnette des bourres, nageais en plein optimisme ! Je flottais dans du sirop, je m’estimais béni des dieux… Et puis crac ! Raccrochez, c’est une erreur ! Satan conduit le bal !
Les minutes s’écoulent, interminables. Le réduit où je me trouve sent le renfermé, le vieux bois… Il y fait une chaleur molle et le silence est déprimant… Je vais à la porte qui s’entrouvre sans difficulté… Elle donne sur l’escalier de service. Je m’y engage. Entre deux étages se trouve une fenêtre. Je vais filer un coup de saveur. La fenêtre plonge sur la rue. Devant l’entrée, en bas, une auto est en stationnement… Je vois radiner Françoise. Elle marche d’un pas vif.
Je me dis qu’il faut à tout prix la prévenir de ce qui se passe. J’empoigne le loquet pour ouvrir la croisée, mais j’ai tiré trop fort et il me reste dans les pattes ! C’est la vraie pestouille, je descends à toute vibure à l’étage inférieur au risque de rencontrer quelqu’un. Mais quand j’open the window, Françoise a franchi le porche. Tout est tordu, y compris l’honneur ! Il me reste plus qu’à mettre les adjas presto avant que ces messieurs de la poule installent une agence dans la baraque.
Je continue de descendre… Arrivé en bas, je vais pour passer dans le hall de l’immeuble, seulement il y a une vieille femme qui lave le carrelage à grande eau. Et elle semble en avoir pour un bout de moment !
Je remonte. Mes mains sont agitées d’un tremblement nerveux. L’angoisse me serre le gésier… Je travaille dans les oléagineux ces temps-ci…
Je retourne à mon poste de la fenêtre… Un quart d’heure s’écoule et je vois sortir les deux malveillants. Ils montent dans leur charrette et se taillent. Je me dis que c’est impossible ! Je dois rêver ! Ils ont laissé Françoise en liberté ?
Je veux bien que les nanas soient fortiches pour le baratin, mais tout de même !
J’attends encore pour voir s’il n’y a pas un factionnaire dans la région. Non ! La rue est vide comme un poème de Minou Drouet.
Le mieux que j’ai à faire, c’est de retourner chez Françoise. Nous tiendrons un conseil de guerre pour savoir quelle attitude adopter…
Voyez Pinder !
Encore des rétablissements au-dessus du vide. Cette fois, j’ai la technique. Je me hisse jusqu’à l’encadrement de la seconde croisée et je m’insinue dans la salle de bains.
M’est avis que la môme Çoi-çoise doit se demander ce que je suis devenu. Si elle a le hoquet, je vais l’en guérir en débouchant de la salle de bains.
J’ouvre la porte, traverse l’entrée et pénètre dans le studio.
— Coucou, dis-je à ma gentille Suissesse en entrant, car elle est assise dans un fauteuil.
Mais cette tendre enfant ne sursaute pas.
Comment sursauterait-elle avec la gorge cisaillée d’une oreille à l’autre !
Pourquoi ne pas souligner au passage la joliesse de l'expression ? Ah ! San-Antonio mérite dix fois le Goncourt.Musset.
Je suis un homme franc. Il m'arrive de bluffer un peu quelquefois, mais c'est par poésie, pour « faire joli ». Alors je vais vous faire une confession publique, je vais vous dire la vérité dans toute son horreur : je n'ai jamais vu manger des Turcs.