171489.fb2 Au suivant de ces Messieurs - читать онлайн бесплатно полную версию книги . Страница 1

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PREMIÈRE PARTIE

1

C’est le zonzon feutré de l’aspirateur de Félicie qui me réveille… Ou du moins c’est ce bruit-là que j’entends en sortant du tunnel. Le temps de compter jusqu’à un, très lentement, et voici que se déchaîne dans ma tronche la plus terrible gueule de bois homologuée depuis que Noé inventa le picrate. J’ai l’impression d’avoir nettoyé les gogues d’une caserne avec la langue. Et il y a du ramdam sous ma coiffe ! Je ne sais pas quel est le dégourdi qui a installé cette turbine entre mes tempes, mais je peux vous dire qu’il aurait mieux fait de la mettre ailleurs !

La chambre au papelard cretonne décrit un lent mouvement de rotation qui m’oblige à me cramponner au bastingage. Des étincelles crépitent dans mes yeux, au point que je me crois soudain déguisé en feu d’artifice. Je ne me souviens plus où j’ai ramassé cette biture, mais je me doute que ça n’était pas au thé de la marquise de Talèredune. Pour le moment, tout effort mnémonique est au-dessus de mes moyens. J’attends donc que ça se tasse, mais ce genre de maladie a besoin qu’on s’occupe d’elle. L’ayant compris, je hasarde un pied prudent hors de ma couche… Je foule la carpette, je me dresse, et puis, v’lan, cet abruti de plancher vient m’embrasser à pleine bouche ! Je me chope une bosse frontale qui ferait crever de jalousie le doyen des rhinocéros. Du coup, mes étincelles font place à des chandelles. Inutile de les dénombrer, je sais qu’il y en a trente-six !

Je suis à genoux sur ma descente de lit (pour une descente, c’en est une vraie que je viens de réussir : en piqué avec chute libre et ouverture du parachute à retardement) ! Félicie a bloqué son Electrolux et s’annonce, les coudes au corps. Elle délourde à la volée, ce qui décroche mon râtelier de pipes.

— Que se passe-t-il, Antoine ?

Je la regarde et je vois une demi-douzaine de Félicies, toutes plus inquiètes les unes que les autres.

— Tu es malade ?

Je secoue la tête, ce qui m’arrache un gémissement douloureux. La turbine mal arrimée vient péter contre mon front.

— Veux-tu que j’appelle le docteur ?

— Non… Bicarbonate, café noir… citron !

Ayant procédé à cette énumération, je m’allonge carrément par terre, histoire de cramponner ce salaud de plancher qui poursuit sa valse chaloupée. Comme ça n’est pas la première fois que je traîne une cuite pour grande personne, Félicie s’empresse de mettre en vigueur le dispositif numéro 44 bis, celui des cas urgents ! Elle s’éloigne pour revenir avec une vessie pleine de glace qu’elle pose sur mon front. Ensuite, c’est le verre de café avec deux jus de citron que je dois me farcir. Et, pour couronner ses efforts, j’ai droit à deux grandes cuillerées d’Eno…

Je me laisse faire. Je ne suis plus le boute-entrain que vous connaissez, mais plutôt la dernière des guenilles à sa sortie de l’essoreuse. Je calfeutre mes lampions et j’attends une paire de minutes que les différents ingrédients avalés opèrent leur office.

Effectivement, ça se tasse un peu et j’ai la force de me traîner sous la douche. Je la prends écossaise, c’est-à-dire à carreaux. Lorsque je sors du tub, je luis comme un derrière de singe et des forces neuves se pointent en colonnes par quatre dans mon organisme dévasté. Félicie m’attend à la cuistance avec un reste de viande froide et un kil de rouquin. Elle n’ignore pas que je traite le mal par le mal. Je morfile un bout de bœuf décédé et j’avale en me cramponnant un grand glass d’Aramon. Au début, c’est du vitriol qui me fouaille l’intérieur, et puis ça se met à carburer pour de bon.

Félicie hasarde :

— Où as-tu ramassé ça ?

— On arrosait la promotion de Bérurier… chez un de ses potes à la Halle aux vins…

J’ajoute, manière de jouer les angelots de vitrail :

— Tu sais, m’man, c’est, pas ce que j’ai avalé… C’est plutôt l’odeur… des caves…

Un profond silence s’établit. On entendrait voler un impresario. Faire croire un truc pareil à Félicie, vous parlez ! Faut que j’aie un vache reliquat de picrate dans les cellules grises ! C’est comme si j’essayais de vendre un réfrigérateur à un Esquimau ! Aussi n’insisté-je pas…

Fort judicieusement, la sonnette du portier retentit. Je me demande quel est l’enfant de pétasse qui vient nous faire tartir de si bon matin. Félicie qui s’est propulsée jusqu’à la porte me rancarde :

— Voilà ton collègue Pinaud !

J’entends le pas maladroit du vieux chnock sur les graviers de l’allée. Ma brave femme de mère lui ouvre et met sa main usée par les lessives dans la demi-livre-avec-os du fin limier.

Entrée de Pinuche ! Il a le bada enfoncé jusqu’aux sourcils. La moustache irisée par sa morve et la bruine… Un cache-nez de grosse laine sale emmitoufle son cou. Il frappe ses grosses targettes sur le racloir de l’entrée, histoire de prouver qu’il a des usages et il pénètre dans la cuisine.

Son regard ressemble à deux crachats de phtisique.

Il le braque sur moi comme la fourche d’une baguette de sourcier.

— Tu es chouette, observe-t-il en guise de salut !

Ça me fout en pétard.

— Mets les choses navrantes qui te servent de fesses sur une chaise et ferme ta grande gueule !

Il souscrit à la première partie du conseil, mais il néglige la seconde.

— Il paraît que ç’a été l’orgie romaine, hier !

Un peu de regret voile son ton.

— J’aurais bien aimé en être, poursuit-il, mais j’avais un travail délicat…

Ses petits yeux noyés de gâtisme pas si précoce que ça m’indisposent.

— Pinaud, lui dis-je, j’ai beaucoup réfléchi cette nuit. Et je suis arrivé à une certitude absolue te concernant.

— Moi ?

— Oui, toi !

— Quelle est cette certitude ?

— Si on cherchait par le monde un flic plus abruti que toi, on ne le trouverait pas !

Le père Pinuche pince les lèvres. Puis il se tourne vers Félicie afin de la prendre à témoin. Mais Félicie a trop envie de rire pour pouvoir lui apporter les satisfactions verbales qu’il sollicite de son esprit de justice.

— Qu’est-ce qui me vaut le cauchemar de ta visite ? interrogé-je en poussant un verre propre dans sa direction et en emplissant le susdit jusqu’à la garde.

— Ton téléphone.

— Qu’est-ce qu’il a, mon téléphone ?

— Il est en dérangement.

— Comme toi ?

Félicie intervient.

— Oui, j’ai signalé la chose aux P.T.T. hier soir… Ils vont venir ce matin…

Moi, je les ai au nougat de Montélimar, mine de rien. Je me dis que si le Vieux (car ça ne peut être que lui qui envoie Pinaud) me dépêche quelqu’un à domicile, c’est qu’il a une urgence à me confier. Et ça ne me sourit pas pour deux raisons : la première parce que j’avais campo aujourd’hui et que je comptais faire visiter mes estampes japonaises à une nana ; la seconde parce qu’avec la G.D.B. que je coltine, j’ai autant envie de travailler que d’avaler du bromure avant de me rendre à un rendez-vous de Miss Univers.

— C’est le Vieux qui t’envoie ?

— Evidemment ! Il sait que tu en as pris un bon coup dans les galoches et il m’a dit de te ramener d’urgence…

— Y a le feu ?

— A en juger à son énervement, oui !

L’idée d’avoir à me saper, puis à piloter ma tire jusqu’au burlingue du Vieux, l’idée d’écouter ses boniments, surtout, me déprime.

— Ce que je voudrais pouvoir me faire porter pâle !

— C’est pas à conseiller, assure Pinaud. Il m’a dit que chaque minute comptait !

— Bon, alors attends-moi. Et sois sérieux avec maman pendant que je m’habille.

— Je t’en prie, bavoche-t-il au comble de la confusion.

— Tout Paris sait que tu es le type le plus libidineux de l’après-guerre…

Je sors, tandis qu’il se confond en protestations auprès de Félicie.

2

Ça fait deux mille cinq cents ans que je n’ai pas vu le Chef aussi mal viré. Il a sa tronche des vilains jours. Ses yeux contiennent autant d’amabilité que ceux d’une chaisière traitée de tapineuse par un égoutier et ses lèvres sont si serrées qu’il serait impossible de prendre sa température par voie buccale.

— Asseyez-vous, San-Antonio.

Il me défrime. Ses gobilles sont impitoyables. J’ai beau faire bonne contenance, il lit ma biture de la veille sur ma bouille tuméfiée comme on lit le mode d’emploi d’un rasoir électrique lorsque, pendant trente ans, on s’est rasé au coupe-chou.

— Ça n’a pas l’air d’aller fort ?

— Le foie, chef, ça n’est rien…

— Vous vous êtes enivré ?

Tout de suite, les mots qui fâchent. J’ai envie de l’envoyer sur les roses, mais je n’en ai pas la force.

— Disons que nous avons arrosé la promotion de Bérurier…

— Ecoutez-moi, San-Antonio, je sais que vous buvez sec, mais je n’aime pas beaucoup ça. L’alcool est néfaste aux réflexes…

Il me sort le cours de morale d’école primaire sur le fameux fléau ! Je m’attends à lui voir déballer des graphiques de son tiroir.

— Vous n’avez rien à me reprocher, chef, si ?

A ma voix, il pige que je suis à deux doigts de lui faire becqueter son sous-main et, comme il tient à moi, il change de disque.

— San-Antonio, je suis bien embêté…

J’attends la suite. Il masse ses belles mains qui font la fortune des manucures.

— Alors, vous allez partir immédiatement pour la Suisse…

Du coup, c’est moi qui suis embêté ! Songez qu’à six plombes, ce soir, j’ai rembour avec une blonde qui n’aurait qu’une demande sur papier timbré à rédiger pour être admise parmi les Blue Bell Girls !

Mais cette objection n’étant pas valable, je ne la formule pas. Le Vieux masse maintenant son crâne ivoirin.

— Vous connaissez Mathias ?

Tu parles, Charles ! C’est un de mes meilleurs collègues. Un jeune, sorti de la Sorbonne, s’il vous plaît, qui va faire une sacrée carrière si on s’en réfère aux succès qu’il a déjà enregistrés.

— Je ne connais que lui, patron !

— Il vient de réussir un exploit assez sensationnel…

— Ah oui ? Ça ne m’étonne pas !

— Vous avez entendu parler du réseau Mohari ?

Je réfléchis…

— N’est-ce pas cette organisation qui approvisionne en armes les pays arabes ?

— Si, Mathias est parvenu à en faire partie.

J’émets un sifflement. Du coup, j’oublie ma cuite et la pépée platinée qui m’attendra ce soir au Marignan.

— Beau travail, en effet. Comment s’y est-il pris ?

Le Vieux, qui est modeste comme quinze vedettes d’Hollywood, baisse ses paupières de batracien.

— Il a suivi mes directives, voilà tout !

— Je n’en doute pas, chef !

Il cramponne un coupe-papier en ivoire de la couleur de son crâne et se met à jouer la Marche des Accordéonistes Lyonnais sur son bureau.

— Il était indispensable que j’aie quelqu’un dans la place… Et je savais que le siège, si je puis dire, du réseau Mohari, se trouvait à Berne. Je l’ai donc envoyé là-bas… Il a pu trouver la filière. Mathias possédait des renseignements stratégiques concernant les opérations en Afrique du Nord… Il les leur a communiqués ; il fallait bien appâter le piège ?

— On ne le soupçonne pas de double jeu ?

— Je ne crois pas : il a subi plusieurs tests dont il est sorti vainqueur. En bref, sa position chez Mohari est excellente et nous avons tout lieu d’être satisfaits…

Je ne vois pas où il veut en venir. Parce qu’enfin, s’il m’a convoqué, ça n’est pas pour me faire part de sa joie de vivre ! (comme dirait Henri Spade).

Il ne tarde pas à s’expliquer.

— Tout va donc très bien à Berne. Mathias nous prévient des coups durs en préparation et il faut qu’il garde son poste !

— Quelque chose risque de le lui faire perdre ?

— Quelqu’un…

— Qui ?

— Un certain Vlefta…

— Jamais entendu parler de lui !

— C’est un Albanais qui fait partie de l’organisation Mohari… Il en est en quelque sorte l’agent général pour les Etats-Unis…

— Alors ?

— Alors, il a eu affaire à Mathias l’an dernier, pour l’histoire des plans volés au ministère de la Marine… Il connaît donc notre ami !

— Aïe !

— Et il arrive demain à Berne, venant de New York… C’est la catastrophe pour Mathias… Lorsque Vlefta le verra, il le démasquera et…

Il ne termine pas. Il n’y a rien à ajouter, du reste.

— Bon, alors ?

— C’est là que vous intervenez…

— Moi ?

— Oui. Vous filez aujourd’hui à Berne et demain matin vous attendrez l’Albanais à l’aéroport…

Bon Dieu, ce que je n’aime pas ça. Je force le Vieux à préciser ses intentions.

— Et je lui fais une commission ?

— Oui, vous lui parlez à l’oreille par le truchement de votre revolver…

Voilà qui est net et ne laisse pas de place à la fantaisie. Je n’ai plus envie de rigoler. Moi, je veux bien bousiller des mecs avec lesquels je suis en pétard, mais attendre un zig que je ne connais pas à sa descente de l’avion pour l’envoyer au ciel, alors, là…

Je fronce le nez. Le Vieux s’en aperçoit et crache d’une voix aigre :

— Pas d’accord ?

Je me racle le gosier.

— Vous savez, patron, je ne me sens pas tellement doué pour l’équarrissage !

Il frappe du poing sur son bureau, ce qui est rare car il sait, habituellement, réprimer ses sautes d’humeur :

— San-Antonio, je vous prie de considérer que c’est Vlefta ou Mathias et que je préfère que ce soit Vlefta… C’est pour notre ami une question de vie ou de mort, je pensais ne pas avoir besoin de vous le préciser… Et j’ajoute qu’outre cet aspect sentimental, dirons-nous, du problème, il en est un autre plus grave : les intérêts nationaux. Il faut, vous m’entendez bien, il FAUT que Mathias conserve son poste chez Mohari, c’est tout !

Une nausée me tarabuste le baquet.

— Chef, fais-je, je ne proteste pas sur la nécessité de cette mission. Je vous exprime simplement mon peu d’enthousiasme. Je suis un combatif et je n’aime pas jouer les exécuteurs des Hautes Œuvres… Je pensais que certains de mes collègues moins, heu… fleur bleue feraient aussi bien l’affaire.

Oh ! les mecs. Ce rugissement ! Il devient écarlate, le Vieux Mironton ! Il y a plus de soleil dans ses grands yeux !

— Si je vous confie ce travail, c’est que j’estime que vous êtes le mieux qualifié pour l’accomplir ! Je ne fais jamais rien au hasard.

Je suis frappé par cette vérité. C’est vrai. Le Vieux est casse-bonbons, redondant, prêchi-prêcha, mais il ne laisse rien au hasard et c’est ce qui fait sa force.

— Vous vous méprenez, je crois, sur la délicatesse de votre mission, San-Antonio. Il s’agit de… d’intercepter un homme entre l’aéroport et le centre de la ville. Or vous serez en Suisse, pays paisible, de jour, entouré de gens… Il faut un type comme vous pour réussir un tel exploit sans… sans casse. Car, vous le comprenez bien, au cas où il vous arriverait quelque chose, je ne pourrais rien pour vous !

Charmant.

— Bon, pardonnez-moi, chef. Comment reconnaîtrai-je le quidam ?

Il ouvre violemment l’un de ses tiroirs, au point que le casier manque de tomber. Il cueille une photographie épinglée à une feuille signalétique et me tend le tout.

— Voici sa photo et son portrait parlé.

— Merci…

Je regarde l’image. Elle représente un type au visage particulier. Il a un grand front bombé, sommé de courts cheveux crépus. Ses étagères à mégots sont larges et décollées. Ses yeux surmontés d’épais sourcils sont vifs, durs, intelligents… Ils me transpercent.

Quelle chiotte de métier, hein ? Voilà un tordu que je ne connais ni des lèvres ni de l’Isle-Adam et que je vais devoir transformer en viande froide dans un avenir immédiat !

— Vous êtes certain qu’il arrive à Berne demain matin ?

— Il a retenu sa place dans l’avion qui part ce soir de New York…

— On ne pourrait pas l’intercepter à Paris ?

— L’avion qu’il prend ne fait pas escale en France…

— Et s’il annulait son départ ?

— Je le saurais, quelqu’un le surveille là-bas…

— Ce quelqu’un ne pourrait pas… heu… se charger de ses funérailles ?

Encore une question malheureuse qui met le boss en rogne.

— Je n’ai pas besoin de vos suggestions, San-Antonio ! Si j’attends la dernière minute pour… intervenir, c’est qu’il ne m’est pas possible de le faire avant, croyez-moi !

— Ce que j’en disais…

— Demain matin à la première heure, appelez-moi. Je vous confirmerai s’il est bien dans l’avion…

— Bien, chef !

— Bon, maintenant, voici l’adresse de Mathias pour le cas où il vous serait impossible de… neutraliser Vlefta. L’avion atterrit à dix heures du matin. Mathias vous attendra jusqu’à onze heures… Si vous ne vous manifestez pas avant, il se rendra à la réunion fixée par les pontes du réseau… Réunion extraordinaire au cours de laquelle seront prises des dispositions capitales.

Je lis sur un carré de bristol :

— Pension Wiesler, 4, rue du Tessin.

— Vu ?

— Ça va, oui, patron…

— Alors voici votre billet d’avion, vous partez dans deux heures…

— Merci…

— Vous avez de l’argent ?

— Français, oui…

— Combien ?

— Une vingtaine de mille francs !

Il hausse les épaules et prend une enveloppe dans un classeur.

— Il y a cinq cents francs suisses là-dedans…

— Merci…

— Vous êtes chargé ?

Je tire mon P.38.

— Voici l’objet…

— Vous devriez passer au magasin pour y adapter un silencieux.

— C’est une idée…

Je serre sa main lisse.

— J’espère que ça se passera bien, San-Antonio.

— Je l’espère également, chef.

Je vais retrouver Pinuche au troquet d’en face.

— Tu prends quelque chose ? me demande-t-il.

— C’est fait : j’en ai pris pour mon grade !

— Je te disais qu’il était de mauvaise bourre ! Mission dangereuse ?

— Délicate, merci ! A propos, dans la journée, tu téléphoneras à Félicie pour lui dire que je m’absente deux ou trois jours. J’espère qu’on aura réparé ma ligne.

Pinaud me place séance tenante l’historique des P.T.T. depuis leur fondation. Je le stoppe au moment où il arrive à la collection de timbres de son petit-neveu.

— Excuse-moi, vieux, je dois me casser. Mais écris-moi la suite, je la lirai à tête reposée !

3

Je préfère vous dire tout de suite que l’avion n’arrange pas ma gueule de bois. Lorsque nous atterrissons à Berne, il me semble qu’on m’a dévissé et que je vais me disperser sur les trottoirs.

Je me baguenaude, sans bagages, les mains aux fouilles. Pas besoin d’emporter une cantoche militaire pour aller dessouder à la sauvette un monsieur qu’on ne connaît pas.

Comme, pourtant, il faut que je passe la noye quelque part, j’entre dans un bazar, j’achète une petite valise en carton gaufré et je descends dans un modeste hôtel près du Parlement.

Les employés doivent me prendre pour un petit voyageur de commerce français et ils manquent un peu d’entrain pour m’accueillir. Je loue une piaule modeste dans laquelle je vais déposer mon bagage bidon. Puis, l’après-midi étant bien entamé, je vais bouffer un morcif dans un petit restaurant voisin.

Tout en mastiquant, j’étudie la situation avec minutie. Me voici à pied d’œuvre. Je dois songer à ma mission et la préparer soigneusement, car elle est plutôt duraille. Parce qu’enfin, le Vieux n’a pas dû gamberger à bloc la façon dont elle se présente. Suivre un gars débouchant d’un avion et lui mettre un pépin dans le grelot, c’est facile dans la conversation. Mais dans la pratique, il en va autrement. Outre les difficultés élémentaires de ce travail, je dois aussi envisager plusieurs hypothèses : Vlefta ne voyage peut-être pas seul et sans doute sera-t-il attendu !

C’est drôlement chinois ! S’il est entouré de potes, je ne pourrai jamais le démolir. Ou alors je devrai faire le sacrifice de ma peau et agir gaillardement, à la Ravaillac, ce qui ne me sourit guère, comme dirait l’abbé Jouvence.

Au fond, le plus simple est de préparer l’opération en accumulant les précautions et d’attendre l’heure H pour improviser. Tout de même, un assistant m’aurait été utile en pareille conjoncture. Enfin, du moment que le Vieux n’a pas jugé utile de m’en adjoindre un !

Lorsque j’ai fini de morfiler, les conséquences de ma cuite sont complètement dissipées et je me sens en pleine forme.

Je vais dans un garage et je loue une voiture pour deux jours : une chouette Porsche couleur d’aluminium… Une idée commence à poindre dans mon cassis. Je suis vraiment l’homme qui remplace la cire à cacheter, croyez-moi. Lorsque je pars sur le sentier de la guerre, j’en profite pour élaguer les haies. C’est ce qui fait ma valeur. Pourquoi ai-je réussi dans ce sacré turbin ? Uniquement parce que j’ai du cran, des idées et une précision de montre ! (Au quatrième « top », il sera exactement l’heure d’aller boire un glass.)

Au volant de ma guinde, je retourne à l’aéroport, histoire de bien m’imprégner du parcours. Je me dis qu’il y a aussi une possibilité pour que Vlefta regagne le centre-ville par le car de l’aéroport ! Alors là, ce serait la supertuile !

Je reviens du terrain d’aviation en roulant à faible allure.

J’arrive à un carrefour et je me dis que c’est le coin idéal pour l’accomplissement de ma mission. Je m’arrête afin d’examiner les lieux en détail… Oui. C’est ce qu’il me faut !

Je gamberge un petit bout de moment et je retourne à mon hôtel après avoir laissé la Porsche à un parking. Ensuite, je vais m’acheter des lunettes à verres filtrants qui modifient un peu ma physionomie. Je fais l’emplette d’un imperméable blanc et d’un chapeau de feutre taupé verdâtre agrémenté d’une plume de faisan. Avec ça, je n’ai pas l’air d’un moulin à vent, mais je n’ai pas l’air d’un con non plus. Plutôt touriste allemand.

Je me rends à pinces dans une seconde agence de location de bagnoles et je loue une grosse charrette. C’est une vieille Mercedes au châssis costaud… Je vais la ranger près de la première. Tout ça fait partie de mon plan.

Maintenant, il ne me reste plus qu’à terminer la journée le plus commodément possible. Et croyez-moi, une journée à Berne, quand on est seul, c’est plus dur à buter que n’importe quel Vlefta.

Je musarde, le naze au vent, dans la vieille ville. Gentille petite capitale… La plus provinciale de toutes celles qu’il m’a été donné de voir… Je suis une rue bizarre tout en arcades, au milieu de laquelle se dressent des fontaines colorées… On se croirait dans un tableau de Rembrandt, bien que ce peintre ne soit pas suisse pour un rond !

Je descends la rue jusqu’à la rivière qui enserre la ville, je franchis un pont et j’arrive à un rond-point sur lequel se trouvent les fameuses fosses aux ours de Berne. Les gens font cercle autour de la première. Je me penche et j’avise deux plantigrades (comme dirait Buffon) qui font les idiots pour avoir des morceaux de carotte qu’une dame vend par petits cornets près d’ici. J’ai toujours ressenti une grande tristesse à la vue d’animaux sauvages embastillés. Je suis pour la liberté générale, moi, que voulez-vous ! Enfin, ces braves bestioles sont mieux dans leurs fosses que sur le plancher d’une chambre à coucher à l’état de descente de lit.

J’y vais de mes dix ronds de carotte, manière de ne pas passer pour un peigne-cul, et c’est à ce moment seulement que j’aperçois la plus belle fille de Berne et de sa banlieue.

Elle est accoudée de l’autre côté de la barrière et, au lieu de bigler les ours, elle me coule des mirettes veloutées.

J’en ai illico un court-circuit dans la moelle épinière.

La pépée est blonde, avec un beau visage bronzé et des dents éclatantes. Elle pourrait poser simultanément pour Cadoricin, l’Ambre Solaire et le super-dentifrice Colgate ! Ses yeux, si vous tenez vraiment à ce que je vous fasse un brin de poésie, sont pareils à deux myosotis (y a pas, je suis en forme aujourd’hui !). Je lui balance mon sourire ensorceleur et j’ôte mes lunettes pour lui donner un juste aperçu de ma vitrine.

Comme ces fosses sont rigoureusement rondes, je tourne lentement autour du garde-fou jusqu’à ce que je sois près de la poulette blonde. Une vraie divinité ! Elle vaut ce mouvement de rotation, vous pouvez me croire. C’est de la bergère de trente piges qui a le baigneur incandescent ! C’est marié à un tordu qui fait des affaires. Ça a deux lardons que surveille une nurse allemande et ça ne demande qu’à se laisser expliquer le mystère animal par un monsieur par trop mal baraqué.

Elle porte un tailleur gris souris avec des pompes rouge cerise, des gants également cerise et un sac à main assorti. Une gravure de mode ! L’air de n’avoir pas inventé la pénicilline, mais de ne pas en avoir besoin non plus… Une chair plus que comestible !

Je bigle ma montre, elle marque six heures. Il y a en ce moment dans une brasserie des Champs-Elysées une dame presque aussi joliment bousculée qui attend son San-Antonio joli et ne le verra pas radiner.

La personne a surveillé mon approche du coin de l’œil. Lorsque nous sommes coude à coude, elle me regarde et, me désignant les deux ours facétieux, me lâche une phrase en suisse-allemand à laquelle je ne comprends strictement rien.

— Je ne parle pas allemand, dis-je.

Elle me regarde avec surprise. A cause de mon bitos verdâtre et de mon imper blanc, elle m’avait pris pour un chleuh.

— Vous êtes genevois ? demande-t-elle.

— Non, parisien… Né à Belleville, c’est-à-dire que je le suis deux fois, et d’un père auvergnat, ce qui équivaut à l’être trois fois…

Elle paraît charmée.

— Vous habitez une bien jolie ville, remarqué-je avec cette courtoisie qui constitue l’un des principaux éléments de mon charme.

— Vous trouvez ?

— Oui. Très romantique… Je n’y passerais pas ma vie, mais pour une heure, je la trouve très convenable…

Elle se marre.

— Berne est très ennuyeuse pour un étranger. Il faut y avoir ses habitudes…

— Je ne demande qu’à en prendre si vous en faites partie !

Ça lui plaît. Une ombre rose transparaît sous son hâle.

Elle a un regard fripon qui me dénude et me consomme. La chaleur de son bras se répand dans tout mon corps. Cette nana, en toute franchise, doit valoir son pesant d’Amora (la bonne moutarde de Dijon). Je ne puis m’empêcher d’évoquer tout ce que je ferais avec elle s’il m’était donné d’avoir une plombe d’intimité.

— Vous êtes en vacances ? demande-t-elle.

— Comme qui dirait…

— Tout seul ?

— Hélas !

— Vous n’êtes pas marié ?

— Non, et vous ?

Depuis un instant, nous ne regardons plus les ours. Ulcérés, ces derniers vont tabasser la porte de fer conduisant à leur habitat pour prévenir le gardien qu’il est l’heure de les rentrer[1].

— Si, fait la dame.

Elle ajoute avec l’air de dire « fais-en ton profit » :

— Mon mari est en voyage en Italie…

Le brave homme ! Bien que ne le connaissant pas, je ne puis m’empêcher de lui adresser l’expression de ma sympathie. Parce qu’enfin qu’est-ce qu’un homme peut faire de plus pour ses contemporains que de partir en voyage sans sa femme lorsque celle-ci est jolie ? Je vous le demande. Je vous le demande maladroitement, sans mettre de ponctuation dans ma phrase, mais je vous le demande avec insistance !

— Si bien que vous en êtes réduite à regarder ces pauvres bêtes pour tuer le temps ?

— Eh oui…

— Pourquoi n’irions-nous pas prendre le thé ?

C’est une charnière dans nos relations. C’est le test. Si elle accepte, on peut considérer que ma soirée est retenue !

— Volontiers…

— Alors, guidez-moi, car je viens de débarquer à Berne et je ne connais pas les bons établissements…

— Le plus simple serait peut-être d’aller le prendre à la maison ?

J’en suis ébloui. En voilà une qui ne se paume pas dans les principes. Elle sait ce qu’elle veut et elle entend l’obtenir dans un temps record.

Un peu glandulard, retrouvant ma timidité d’adolescent, je proteste :

— Je ne voudrais pas vous déranger.

— Vous ne me dérangez pas. D’autant plus que je suis seule à la maison, ma bonne est en vacances…

Vous mordez le spleen d’une femme blasée ! Les mousmés ne doivent pas s’ennuyer, autrement c’est la fin de la vertu. Si vous n’avez pas le temps de vous occuper de la vôtre, un bon conseil : achetez-lui une épicerie-porte-pots ou bien faites-lui repeindre la coque du Liberté, mais ne la laissez jamais s’emmouscailler seulâbre parce qu’il vous arrivera un vrai turbin. Rien de grave, notez bien : ça n’a que l’importance qu’on veut bien lui accorder. C’est idiot du reste de voir les hommes faire du rififi parce qu’ils sont plusieurs à servir dans le même corps. Quand il y en a pour un, y en a pour douze !

— Vous demeurez loin ?

— J’ai une petite maison, près d’ici…

— On prend le tramway ?

— Oh non, j’ai mon automobile !

C’est une VW rouge, assortie à ses gants.

Je m’installe à côté de la dame. Voilà du levage rapide. Je suis content de moi et je me le chuchote en me pinçant l’oreille.

Nous remontons une côte et débouchons dans un quartier résidentiel avec plein de demeures coquettes aux volets à chevrons. La dame stoppe devant celle qui termine une rue. Le silence qui règne laga est intégral.

Elle range sa trottinette et me précède dans la casbah. Jolie masure, en vérité. Des tapis rupins, des tableaux pompiers, des tentures lourdes, des meubles massifs… Il y fait frais et ça hume le renfermé.

On voit que la bonne est en java parce qu’il y a de la poussière sur toutes les surfaces lisses. On peut écrire son nom dessus.

— Excusez la poussière, fait-elle, je suis si peu ici…

Elle jette son sac à main sur un divan et ôte ses gants. Le silence et la pénombre sont capiteux. C’est du pousse-au-crime de first quality. Je vous défie de trouver dans tout Courcelles un cinq à sept plus grisant.

Je cramponne mon hôtesse par la taille qu’elle a fine et souple. Ma main libre fait l’inventaire de son corsage. C’est pas du Michelin ! Il contient tout ce qu’il faut pour empêcher ma conquête de bien tirer à l’arc.

— Comment vous appelez-vous, jolie madame ?

— Gretta !

— C’est merveilleux. Tous les prénoms en « a » sont mystérieux, parole d’homme !

— Vous trouvez ?

— Oui.

— Et vous, comment vous appelez-vous ?

— Norbert !

Je balance cette vanne au juger, estimant que c’est le genre de blaze qui doit la faire se pâmer. Ça biche…

Elle me tend sa bouche. Ses lèvres sont froides et fermes.

Je les réchauffe de mon mieux, les pauvres. Je pousse sournoisement la nana en direction du sofa. Elle entrave la manœuvre et proteste.

— Non ! Non ! Pas tout de suite ! Pas comme ça !

Comment faut-il lui servir ça, alors ? En hélicoptère avec les deux pieds dans une soupière et un cor de chasse dans la main ? J’aime pas tellement les compliquées. Parlez-moi d’une bonne petite travailleuse qui se met au boulot avec la volonté (j’allais dire inébranlable) de s’en payer une tranche et de ne pas publier le bonhomme dans ses prières !

Elle se coule hors de mes bras.

— Je vais préparer le thé…

— Oh ! Vous savez, je ne suis pas absolument porté sur l’eau chaude…

— Alors, que voulez-vous prendre ?

Mon regard lui apporte une réponse éloquente. Elle est toute confusionnée.

— Mais vous êtes un petit polisson !

Ce que les grognaces sont tartes quand elles s’y mettent ! Un petit polisson, moi ! Je vous demande un peu ! Elle a de l’imagination, Gretta !

— Un scotch ?

— Voilà qui est raisonnable !

En riant, elle va chercher une bouteille dans un placard et se dirige vers la cuisine.

— Seulement je n’ai pas de glace ! crie-t-elle à la cantonade. Mon frigidaire est débranché…

— Aucune importance, mon petit…

Elle revient, tenant deux verres dont l’un comporte une formidable rasade.

— Dites, c’est pour moi, tout ça ?

— Oui, moi je n’aime pas beaucoup le whisky ! Santé !

Elle a lancé ça d’une voix chantante. Je choque mon verre contre le sien et je déguste le breuvage. Son scotch n’est pas fameux, mais ça ne fait rien, car elle est assez jolie pour qu’on le lui pardonne.

J’en avale une seconde rasade et je pose mon verre sur la table basse du salon.

— Asseyez-vous…

Je me laisse choir sur le sofa. Elle vient se pelotonner contre moi et nous nous embrassons à bouche que veux-tu.

J’ai comme qui dirait de l’électricité au bout des salsifis… Je ne suis plus un homme, mais un transformateur… Ma main caresse un bas extra-fin tendu par un mollet parfait… C’est doux et c’est irritant à la fois. Je remonte… Elle proteste un peu parce qu’il faut bien sacrifier à l’hypocrisie qui régit la civilisation. Mais ma main remonte, remonte… Et voilà que soudain elle s’alourdit.

Je suis sans force. Un grand froid enserre ma tête. Bon Dieu, que se passe-t-il ? Je ne vais pas prendre un malaise ! Ça la foutrait mal.

Je retire ma main à grand-peine du charmant étau qui l’emprisonne… Je la porte à mon front. Bien que j’aie froid, il ruisselle de sueur.

Gretta me regarde :

— Ça ne va pas ?

J’ai la langue en plomb. Je réussis pourtant à répondre :

— Ce n’est rien…

Et puis je pige en découvrant les yeux de la femme blonde. Ses deux grands yeux myosotis ne sont pas inquiets mais scrutateurs. Ils me surveillent.

La colère parvient à m’insuffler des forces nouvelles.

— Espèce de garce… c’est vous qui…

Oui, c’est elle qui a foutu du bocon dans le whisky… Et moi, la bonne crêpe, j’ai avalé ça comme un œuf du jour ! Si on décerne un diplôme de la connerie, vous pouvez espérer que j’aurai le mien sans passer de concours. Dire que je croyais bêtement que la déesse en tenait pour ma géographie ! Non ! Ce que les hommes sont prétentiards !

A travers un brouillard qui s’épaissit rapidement, je distingue son sourire… Je vois arriver sa main vers moi. Une main fine, légère, qui pourtant possède une force peu commune puisqu’elle me fait basculer. Je tombe à la renverse sur le divan. Ça n’est pas Gretta qui est forte, c’est moi qui suis faible. Distinguo. Comme le dit si pertinemment Pierre Dac, il y a des gens qui s’imaginent que leur appartement est haut de plafond, mais en réalité, il est bas de plancher.

J’ai un geste de catcheur pour me redresser… Impossible. Tout mon individu est en plomb… Je pèse une tonne ! Dix tonnes ! J’ai la densité d’une baleine morte ou d’une charretée de fumier !

Le sourire de Gretta disparaît… Je perçois comme une lointaine sonnerie de cloches… Puis je cesse de fonctionner et c’est un lent vol plané dans le néant.

4

Lorsque je retrouve l’usage de mes facultés, je peux vous annoncer que mon réveil précédent, c’est de l’enfantillage à côté de celui-ci. Ma tête est comme une cage pleine de fauves affamés qui demandent à sortir… Ça remue, ça grogne, ça se bouscule là-dedans… J’ai mon compte !

Je suis dans l’obscurité intégrale. J’ai beau ouvrir les châsses, pas mèche d’en sortir… Je me fouille péniblement et je gratte une alouf. La petite flamme me découvre une cave vide munie d’une porte de fer. On a cimenté le soupirail et je suis là-dedans comme dans un tombeau.

L’allumette s’éteint, engloutissant le spectacle déprimant. Je gamberge, malgré les nausées qui me nouent les tripes. A chaque minute, j’ai une contraction de l’estomac qui me fait aller au refile… Une sueur glacée continue de couler sur mon front, mes dents sont remplacées par une poignée de sable et mon cœur bat de façon anormale…

Je pige que ça n’est pas un soporifique qu’elle m’a fait avaler, mais bel et bien un poison. Je suis encore vivant parce qu’il m’a terrassé au bout de deux petites gorgées. Si j’avais gobé la totalité du glass, je serais en train de me faire condenser un nuage par saint Pierre à l’heure où je vous parle.

Comprenant que je dois absolument évacuer cette saleté, si je veux m’en tirer, je me carre deux doigts dans la bouche et je fais ce qu’il faut pour libérer mon estomac de petit polisson.

Je suis un peu délabré après cette séance… Je remonte le col de mon imper et je m’acagnarde dans un coin du mur… Je dois attendre un peu que les forces me reviennent. Je reste un moment dans un état comateux, avec le cœur sur le ralenti. Et puis une pensée me traverse le bol et ça me ranime.

Je songe à mon ami Mathias… Si à onze heures je n’ai pas liquidé l’Albanais ou si je ne l’ai pas averti, il ira au rancard et se fera mettre en l’air !

Je regarde ma montre. Elle marque six heures… L’avion arrive donc dans quatre plombes ! Il faut que je sorte de ce sale trou. La garce m’a traîné là, me croyant à l’agonie… Pour le compte de qui a-t-elle agi ? Qui donc m’a repéré et a voulu se débarrasser de moi ? Voilà un drôle de mystère que je devrai élucider un jour proche…

Laborieusement, je me mets debout. Je fais des embardées plutôt moches contre les murs. Mes cannes tremblotent.

Je gratte une seconde alouf. Ça me permet d’approcher de la porte… Je pousse l’huis d’un coup d’épaule, mais il ne bouge pas. Comme je n’aperçois aucune serrure, j’en conclus que la porte est fermaga de l’extérieur par un méchant verrou !

C’est la tuile ! On a raison d’une serrure avec de la persévérance et quelques notions, mais on ne peut rien contre un verrou lorsqu’on se trouve de l’autre côté !

Je suis très accablé. Selon toute vraisemblance, je suis bon pour claquer d’inanition dans cette cave. Car, plus je réfléchis, plus je me dis qu’on a sous-loué cette baraque dans une agence pour m’y conduire et m’y régler mon compte… Lorsqu’on me découvrira dans la cave, je serai sec comme une tranche de jambon de Bayonne et un tantinet bouffé des mites.

Je me perds, non en lamentations, ça n’est pas le genre du gars, mais en conjectures pour comprendre qui a ordonné mon décès anticipé. Est-ce le réseau Mohari ? En ce cas, il faudrait donc admettre que ces messieurs ont été mis au courant de ma mission.

Ça paraît extravagant parce que, seuls, le Vieux et moi savions ce que j’étais venu faire à Berne… S’agit-il d’une autre équipe de malfrats sur le point d’accomplir un coup d’à-l’œil et qui m’a reconnu à ma descente d’avion ? Possible, après tout ! J’ai des tas d’ennemis de par le vaste univers. Ces gnards auraient cru que je radinais pour leur souhaiter leur fête et ils auraient pris les devants ? Oui, ça doit être un truc de ce genre. En attendant, le mec San-A, l’homme qui remplace le sirop d’érable et le grille-toasts électrique, est dans un drôle de piège à rats !

Mon petit lutin portable, celui qui est en somme mon poisson-pilote, me dit de garder mon calme et de faire le tour de la situation. C’est un petit Jules de bon conseil… Je commence par inventorier mes vagues afin de réaliser mon patrimoine (de St Bernardin, dirait un étudiant en médecine). Par veine, la belle blonde désirable me croyant en plein coma a négligé de me faire les poches. J’ai sur moi tout mon matériel de camping, à savoir : mon soufflant, un chargeur de rechange, un stylo, une pochette d’allumettes, un couteau de poche, un trousseau de clés, un mouchoir… Plus mon larfeuille avec mes fafs et le carbure.

Je suis donc à la tête de multiples objets qui peuvent faire évoluer la situation en ma faveur… Si au moins un gnard avait la good idée de se la ramener pour me délivrer le permis d’inhumer ! Je lui sauterais sur le haricot et ça me donnerait la clé des champs sur fond d’azur ! Mais va-te-faire-lanlaire !

Un silence épais comme un compte rendu de la Chambre plane sur la maison. Je suis englouti au fond d’un puits…

Je m’approche de la lourde et je gratte plusieurs allumettes pour essayer de localiser l’endroit où se trouve le verrou. Je finis par le repérer. Je biche mon couteau et je me mets à racler le ciment à ce point de l’encadrement. Ça s’effrite un peu, mais je ne parviens qu’à creuser un petit trou entre deux pierres… Un trou ? Non ! Un alvéole plutôt.

Il suffit à mon projet. Je vide mon chargeur de rechange pour en récupérer les balles. Puis, avec mon couteau, j’écarte les douilles pour extraire les balles proprement dites.

Lorsque cette opération est terminée, je dispose de six petits récipients de cuivre bourrés de poudre. Je dévisse mon stylo, sors la cartouche d’encre et emplis le corps de l’objet avec les six doses de poudre. Je déchire une petite bande de toile à mon mouchoir. Je la tords et prends l’extrémité dans le stylo plein de poudre que je revisse. Ensuite j’introduis le stylo dans l’avéole que je viens de creuser. J’allume l’autre bout du mouchoir et je vois que ça s’enflamme illico. Je n’ai que le temps de me plaquer contre le mur, à gauche de la lourde. Il se fait une explosion carabinée. Une sale odeur de poudre et de brûlé se répand dans la cave. Je m’aventure devant la lourde et j’ai le plaisir de constater que l’explosion a lézardé un gros morceau du montant de ciment… Je pèse sur la porte. Elle reste close, pourtant je la sens frémir. Un nouveau coup d’épaule plus puissant et la porte remue nettement. Les boucles emprisonnant le verrou s’arrachent du mur sous ma poussée… Il n’est que de continuer cet exercice… Chaque fois, j’ai la satisfaction de sentir céder la porte… Au huitième coup de boutoir, le gars San-Antonio va valdinguer dans les décors, c’est-à-dire dans un couloir obscur.

Je me ramasse et gratte ma dernière allumette. Un escalier s’amorce, devant moi… J’y cours… En haut, une nouvelle porte s’interpose entre Bibi et la liberté. Elle est en bois et je n’ai pas la moindre difficulté à la raisonner. Me voici dans un hall carrelé. Je traverse le salon où la belle Gretta m’abreuva de si gente manière. Nos deux verres se trouvent côte à côte sur la table basse. Je flaire le mien, il dégage une odeur légèrement amère. Celui de Gretta, par contre, sent seulement le scotch… Je fais un tour du propriétaire qui confirme ma supposition : il s’agit d’une maison sous-louée. Dans les autres pièces, les meubles sont recouverts de housses et il n’existe qu’une boutanche de scotch dans la baraque… Elle est inhabitée depuis belle lurette !

Ma breloque annonce huit heures… Je sors… Dehors, le soleil tiède poudre le monde d’une lumière blonde[2]. Je respire à pleines éponges l’air suisse, le meilleur de tous. Cet air qui a fait la fortune de cette vaillante petite nation et que la Confédération Helvétique exporte aux quatre coins du monde.

Merci, mon Dieu, de m’avoir tiré de ce pétrin. Il y a des moments où je suis transporté par la ferveur.

Je chope un tramway propre comme un jouet, à l’arrêt suivant. Vous me croirez si vous voulez (et si vous ne voulez pas, je m’en balance) mais je suis en parfaite condition physique malgré l’absorption du poison. Ça m’a fait une sorte de tubage. J’ai presque faim !

Je descends dans le centre de la ville, près des fontaines bariolées. Et je pénètre dans un bureau de poste. Je demande Paris. Cinq minutes plus tard, j’ai le Vieux au bout du fil.

— Ici San-Antonio…

Il murmure.

— Le Voyageur est parti, faites-lui bon accueil…

— O.K…

J’ai envie de lui parler de mes avatars de la veille, mais j’y renonce parce que ça n’est pas le moment de m’étendre sur ces questions secondaires pour lui.

— Vous avez pris vos dispositions ?

— Oui. Ne vous tracassez pas !

— Alors à bientôt !

Il est optimiste, le Patron. Le dargeot dans son fauteuil pivotant, au troisième étage de la maison poulardin, il ne craint pas grand-chose et peut apprendre à nager dans l’euphorie !

— Espérons, grommelé-je en raccrochant.

Maintenant au turbin. Je vais écluser un bol de café noir avec une flopée de croissants. Ensuite c’est un marc de Bourgogne de la bonne année et, fouette cocher, je me lance dans les bégonias.

Mes deux tires louées sont toujours dans le parking où je les ai laissées.

Je prends la Porsche pour commencer et je la pilote jusqu’au carrefour repéré la veille et qui se situe à mi-chemin de l’aérodrome.

Je la range dans une voie perpendiculaire à la route qu’empruntera Vlefta… Je prends un tramway jusqu’en ville et je grimpe cette fois dans la Mercedes. Je commence à connaître par cœur le trajet jusqu’à l’aérogare. Il est dix heures moins vingt lorsque je parviens. Le zoziau de New York est annoncé pour dix plombes et quelques poussières. J’ai le temps de me farcir un double cognac au bar luxueux… La barmaid est jolie comme… (J’allais dire un cœur. Vous trouvez qu’un cœur est joli, vous ? A mon avis c’est répugnant. Ce qui prouve que les symboles pervertissent tout !)… Mettons qu’elle soit jolie comme un bouquet de printemps et n’en parlons plus. Je ne peux m’empêcher de la regarder, bien que mon penchant pour les bergères bien roulées soit moins vif depuis quelques heures. Elle a un sourire qui est la mort des boutons de pantalon et des roberts qui vous rappellent que la Suisse est un pays laitier.

Je lui demande ce qu’elle fait ce soir, elle me répond qu’elle sort avec son fiancé. Son fiancé s’appelle Frank et il est aviateur. J’espère qu’il sera à la hauteur !

J’offre l’apéritif à la douce gosseline. Elle se boit un Martini et me raconte la vie de l’homme de la sienne. Sujet d’élite, s’il vous plaît… Premier à tous les concours… Et aimant avec ça ! Et beau gosse ! Une seule ombre au tableau dans leur idylle : il est protestant et elle catholique ! Alors n’est-ce pas, tiraillement dans les familles : la bataille de l’eau de Lourdes, quoi !

La pauvrette se lamente. Elle veut bien embrasser son fiancé, mais pas sa religion.

Je lui conseille fortement de choisir un dénominateur commun. Pourquoi ne se feraient-ils pas mahométans l’un et l’autre ? Elle rit. Je ris aussi. Pas longtemps, car ma pauvre frite se reflète dans la glace du bar au milieu des petits drapeaux de tous les pays homologués sur la planche en couleur du Larousse au mot pavillon.

J’ai une tronche de déterré. Je fais un peu masque de cire ! Heureusement, le haut-parleur annonce l’arrivée imminente de l’avion de la T.W.A. Je finis mon verre et paie nos orgies.

— Embrassez le fiancé pour moi ! lancé-je à la môme.

— Vous attendez quelqu’un ? me demande-t-elle.

— Oui…

Elle me téléphone un clin d’œil salingue.

— Votre bonne amie ?

— Non, un vieux camarade de régiment ! On a fait la guerre ensemble, et on va peut-être la refaire… Quand une habitude est prise, vous savez, pour s’en débarrasser !

Je quitte le bar sur ces mots et m’approche du terrain. Un point argenté scintille dans le ciel, pareil à une escarbille de soleil[3].

Le point vrombit et se précise… Il tourne lentement au bout de l’horizon, décrivant une trajectoire harmonieuse… Puis il se pose en souplesse au bout du terrain et lentement se rapproche en rampant, semblable à quelque monstre antédiluvien. Les hélices commencent à être visibles. Elles ralentissent et s’arrêtent.

J’attends.

Vous dire que je suis à mon aise serait exagéré. On éprouve toujours une sacrée anxiété lorsqu’on attend un Monsieur pour lui régler son compte.

5

Vlefta ne me fait pas languir puisqu’il apparaît en seconde position en haut de la passerelle. De mon poste d’observation je le reconnais facilement. Il porte un pardingue en poils de Camel et tient une grosse servetouze de cuir à la main. C’est un garçon grand et blême. Il n’a pas de chapeau. Ses tifs longs lui tombent dans le cou.

Il dévale les marches roides et s’avance vers le poste de douane. Je vois alors un gros type descendre d’une bagnole en stationnement et s’approcher de lui. Le nouveau venu a la peau couleur vieux bronze. Il est chauve et ses vêtements manquent de modestie. Une cravate rouge dans le nœud de laquelle est piquée une griffe de tigre captive les regards…

Au sortir de la douane, Vlefta s’approche du gros. Echange de poignées de mains. L’Albanais paraît morose. Peut-être a-t-il un pressentiment, après tout ? Son compagnon ressemble à un gros beignet sortant de la friture… Il sue la graisse par tous les pores.

Tous deux gagnent l’auto du mahousse. Moi je bondis dans la mienne et je me lance sur la route, les précédant de quelques dizaines de mètres.

Leur guinde est une Alfa Roméo. Cela m’inquiète parce que c’est le genre de bahut qui détale, et ça me botte parce que la carrosserie est légère.

Ils me doublent. Un instant, j’ai peur qu’ils ne mettent toute la sauce et me sèment du poivre, mais ils n’en font rien et se contentent d’un bon petit quatre-vingts de père de famille.

J’attends un bout de moment. Puis, lorsque nous approchons du carrefour, j’appuie sur le champignon. L’aiguille du compteur tourne de gauche à droite… Quatre-vingt-dix, cent, cent dix… Je vais pour doubler, et les deux passagers de l’Alfa ne se gaffent de rien. Brusquement je pique sur eux comme si je n’étais plus maître de ma direction. J’aime autant vous dire que ça produit une vilaine impression. Faut être jap pour jouer à l’homme-torpille… Je vois diminuer la distance séparant les deux tiers et grossir l’arrière de l’Alfa Roméo. Mon petit lutin me dit : « Cramponne-toi au volant, San-Antonio, et fais gaffe au pare-brise… » Il serait stupide que je me fracasse le bocal contre ma vitre.

Le choc est soigné ! L’emboutissage fait un bruit qui réveillerait un dortoir de cataleptiques. L’Alfa perdant tout contrôle quitte la route et va percuter un mur, sur la droite. Ma Mercedes, défoncée à l’avant, est immobilisée en travers de la voie.

Le Gros suiffeux et Vlefta sont un peu commotionnés. Ils essaient de se dégager. Des gens accourent. Je dégaine mon pétard de ma poche intérieure et je le braque sur Vlefta. Il a un regard fou. Je presse la gâchette à trois reprises et ses yeux s’éteignent. A côté de lui, le beignet ne bouge plus et vire au vert bouteille. Je chourave prestement la serviette de cuir sur les genoux de Vlefta. Pourquoi ce geste ? Je ne saurais vous le dire exactement. Sans doute pour essayer d’expliquer mon acte aux yeux des zigs du réseau Mohari. Afin qu’ils croient que le vol de la serviette était l’objectif recherché.

J’ai agi avec tant de promptitude que les passants accourus n’ont pas remarqué mon geste homicide. C’est seulement lorsqu’ils me voient mettre le cap sur la seconde voiture qu’ils pigent que ça tourne au vinaigre et qu’il ne s’agit pas d’un accident normal !

J’entends des cris :

— Arrêtez-le !

Je bombe… Un brave facteur s’interpose. Je lui rentre dans le chou bille en tête et il tombe assis sur son sac de courrier.

J’arrive à la chiote. La Porsche se fait tirer le démarreur avant de ronfler. Dans ma hâte, j’ai oublié de mettre le contact. Enfin elle vrombit. Je passe la seconde et file un coup d’accélérateur, les pneus miaulent sur le paveton. La voiture chasse du prose et se rue en avant.

J’ai le traczir, en toute honnêteté.

Une vilaine pétoche du plus beau vert qui fait un nœud à mon intestin grêle.

Maintenant, j’ai accompli ma mission, d’ac, mais je suis un homme traqué. Vingt personnes m’ont vu et ont eu le temps de relever le numéro de ma pompe. D’ici pas longtemps, les flics suisses qui n’ont pas grand-chose à branler vont mettre la gomme sur les talons de votre petit camarade. Je roule tant que ça peut. Je double des bagnoles, franchis un passage à niveau et débouche sur une route plus importante.

J’hésite un court instant… J’ai le choix : ou bien je rentre dans Berne, ou bien je prends la direction de la France…

La seconde me séduirait davantage, vous vous en doutez, seulement elle est imprudente car si je me lance sur les petites routes je ne tarderai pas à me heurter à un barrage. Ce serait mauvais pour ma santé. Félicie m’a élevé à la farine Nestlé et il serait stupide de réduire à néant ces années de gavage par une fausse manœuvre.

J’opte donc pour le retour à Berne… Je passe devant un quartier de cités ouvrières et je radine dans la ville. J’avise un portail démantelé clôturant mal une propriété à l’abandon. Je descends, je l’ouvre et je rentre la calèche, que je vais dissimuler derrière un pan de mur à demi écroulé. Je quitte mon bada et mon imper, je pose mes lunettes et je biche la serviette. Je moule la propriété abandonnée, docte comme un architecte venant de tirer des plans sur la Versailles[4].

Une fois de plus, je vais prendre le tramway. Me voici en ville, parfaitement libre. Si je ne suis pas la moitié d’un lavement d’occasion, je vais me déchoser de prendre le train pour Pantruche. Parce que m’est avis — et c’est itou celui de mon lutin de poche — qu’il va y avoir de la galopade chez les condés bernois. Ces messieurs vont mettre le grand développement pour essayer de m’alpaguer.

Je me pointe à la gare, fier comme un petit banc. A ces heures, l’agitation est intense. Je m’approche d’un guichet et je prends une first classe pour Paris. Avec ce bifton en fouille il me semble que j’y suis déjà… Nanti du morceau de carton je me renseigne au tableau des départs et je vois que mon bolide part dans deux heures. Ça ne m’enchante pas, car c’est beaucoup de temps perdu à un moment où il ferait bon se trouver ailleurs.

Ce temps mort est d’autant plus regrettable qu’une gare est l’endroit idéal pour la flicaille. Sitôt qu’il y a un zig en cavale quelque part, c’est toujours autour d’un quai de gare qu’on va l’attendre… Enfin, espérons que mon ange gardien s’est acheté une peau de chamois neuve pour astiquer ma bonne étoile !

J’achète des journaux — cela constitue un paravent merveilleux — et je vais m’asseoir au buffet. Je commande un verre de picrate de Neuchâtel et un sandwich au fromage. J’ouvre un canard dont le texte m’indiffère et je m’oblige à lire le feuilleton tout en tortorant.

Il bonnit la bath et navrante histoire d’une petite fille trouvée sous un porche d’église et recueillie par un lieutenant de cavalerie. Le lieutenant a confié la petite fille à sa grand-mère pour qu’elle l’élève. Sur le présent numéro, la môme a grandi. Elle vient de passer son bac et le lieutenant revient des colonies où il a découvert un important gisement de chewing-gum. Elle est tellement devenue jolie que l’ex-lieutenant, encore jeune pour son âge, bien que revenant de loin, n’en revient pas. C’est un homme de trente-cinq ans qui a de la fortune, une moustache blonde, la médaille militaire et de la suite dans les idées. Il est troublé par la poitrine agressive de la petite jeune fille et tout laisse à prévoir qu’il l’épousera, à moins que l’auteur n’ait eu une crise de foie en terminant le roman et n’ait fait découvrir par un document secret caché dans le tiroir de la cravate de l’officier que la môme n’est autre que sa sœur illégitime…

Les mots « à suivre » laissent pleins pouvoirs à mon imagination. Je file un coup de saveur autour de moi. Ça paraît tranquille. Le loufiat qui m’a servi et m’a l’air d’appartenir à la jaquette flottante s’extasie devant une photo de magazine représentant le plus bel athlète in the world.

Je l’arrache à sa contemplation en sollicitant un autre verre de blanc. Ce petit pinard est joyeux comme une ronde d’enfant[5].

Je le bois avec délectation. J’ai besoin de me colmater le buffet. Besoin de balayer de ma mémoire le regard fou de ce pauvre Vlefta qui louchait sur mon pétard…

Quel métier ! Si je m’écoutais, j’enverrais tout promener : le Vieux, les Services, les Missions délicates… Seulement, quand la voix de ma raison l’ouvre, les doigts de ma témérité s’enfoncent dans mes portugaises…

Une heure vient de s’écouler. Le secteur est normal. Des gens vont et viennent, sans prendre garde à moi.

Je m’efforce de ligoter les nouvelles. Les caractères se brouillent devant mes yeux… Je suis à bout de nerfs. Comme dit un de mes potes du mitan, Fernand-le-fiévreux, quand on a du fading dans la moelle épinière, il vaut mieux s’efforcer de penser que l’on est, que d’être parce qu’on pense.

Je rabats le baveux. Et bien m’en prend, because à cet instant trois mecs drôlement baraqués viennent d’entrer dans le buffet. Et ces polichinelles, croyez-moi, ont plus de chance d’appartenir à la grande taule qu’à la ligue pour le goûter des femmes enceintes.

6

Je n’hésite pas longtemps. C’est à moi qu’ils en ont, les méchants matuches. Quand on est poulardin et qu’on pénètre dans un buffet de gare en se détronchant pareillement, c’est fatalement qu’on déploie le grand périscope pour tenter de repérer un quidam.

Pour l’instant, ils regardent au fond de la grande salle. Il y a beaucoup de peuple et ça leur demande une attention soutenue. Je fais signe au garçon. Il s’approche, me servant d’écran. Je le règle en le baratinant pour gagner du temps. J’avise la porte des toilettes sur la droite. J’ai juste le temps d’y aller avant que les archers ne fassent demi-tour.

Je fonce, la tronche rentrée dans les épaules et je vais m’enfermer dans un de ces lieux solitaires qui perpétuent la gloire de l’empereur Vespasien.

C’est du temps de gagné… Mais du temps seulement, car je ne puis passer le restant de mes jours entre ces murs de mosaïque. Je m’assieds sur l’abattant de la cuvette et, pour tromper mon impatience, j’ouvre la serviette de cuir dénichée sur les genoux de ma victime.

Elle contient des tas de trucs. Primo des papiers écrits en anglais, c’est-à-dire que je ne puis ligoter, n’étant pas polygone. Deuxio une carte d’Afrique du Nord constellée de croix au crayon bleu et de lettres au crayon rouge. Troisio un chèque d’un million de francs suisses, tirés sur la banque fédérale de Berne par un certain Maguib.

Ce chèque se trouve dans une enveloppe de bristol sur laquelle rien n’est libellé.

Il est rédigé « au porteur », ce qui bouleverse, vous vous en doutez, toutes mes conceptions bancaires. Parce qu’enfin, un million de francs suisses représentent près de cent millions de francs français (1967), et on a beau chialer sur la dévaluation de notre mornifle, il faut reconnaître qu’avec cette somme on peut déjà s’offrir un chouette pot-au-feu avec des cornichons pour mettre autour !

Cent briques au porteur ! Cent briques que le premier gland venu, moi, par exemple, peut aller encaisser ! J’en ai un vertige. Non que je sois cupide, c’est pas le genre de la maison. Je suis de ceux qui pensent qu’il ne faut pas avoir beaucoup d’argent, mais qu’il importe d’en avoir assez ! Et j’en ai toujours eu à ma suffisance pour me loquer convenablement, faire becqueter Félicie et payer un café-crème-croissant aux petites femmes qui avaient des bontés pour moi.

Seulement, nous vivons dans une époque pourrie, régie par le grisbi — c’est un secret pour personne — et un chèque de cette importance impressionne presque autant que les Chutes du Niagara.

Tout à ma surprise, j’ai oublié les bourdilles draguant dans le secteur ! A plusieurs reprises, le loquet de ma loggia a remué. Probable qu’un zigoto a besoin du terrain.

Je roule les papiers et les glisse dans ma poche intérieure. Je plie la carte en deux pour l’introduire dans la vague de ma veste… Et je planque le chèque dans mon larfeuille.

A mon avis, Vlefta apportait au réseau Mohari une subvention allouée à la cause par un grossium égyptien. Ce qui serait poil-poil, c’est si je parvenais à sucrer le carbi. Ils en feraient un renifleur, les gars !

Je me hasarde hors des toilettes. Pas fâché d’en sortir, parce que cet endroit a beau posséder la blancheur Persil, il vous déprime un peu.

Devant la lourde, il y a un zig qui attend. Un vieux chnock grisâtre avec des yeux en virgule. Il danse sur place en attendant que je lui restitue la place.

A peine suis-je sorti qu’il s’y catapulte.

J’avance jusqu’à la lourde ornée d’une glace. J’entrouvre celle-ci et, grâce à la glace que je fais jouer, je peux découvrir toute la salle. Les bonshommes Michelin ont disparu…

Un haut-parleur annonce que mon train est en formation sur la voie K. Je m’y dirige et je grimpe dans un wagon de seconde classe. Je lance la serviette vide dans un filet et je me mets à suivre le couloir jusqu’à un wagon de première.

Le train est presque vide. Je choisis un compartiment désert et je me mets tout contre la portière du couloir, le dos vissé à la banquette. Il me suffit de pousser un tantinet le rideau de gros drap masquant la vitre pour me rendre invisible depuis le couloir. Si des matuches « font » le train, il y a quinze chances pour une pour qu’ils se contentent de jeter un simple regard de l’extérieur… Ils ne me verront pas…

J’attends, la gorge serrée dans un étau. Il y a chez un vrai poulet une espèce de métronome qui se met à fonctionner dans son crâne dès que se précise une sensation de péril.

J’attends. Ma raison me dit qu’il ne peut plus rien m’arriver, mais mon instinct me brame « vingt-deux » dans les éventails à libellules.

Quelques minutes s’écoulent. Des voyageurs montent dans le train. J’en entends qui s’installent dans le compartiment voisin et qui se mettent à jaspiner en suisse allemand. Quelque part, un mouflet pleure (en suisse allemand aussi). Des heurts… Des cris… Des halètements… Bref, tous les bruits merveilleux d’une gare. Merveilleux, car ce sont des bruits de vie ! Des bruits qui enivrent.

Je me sens un brin pâlichon des genoux. J’ai l’estomac qui fait bravo et un froid sournois plaque sur ma terrine un masque astringent. J’attends… Je file un regard oblique à ma tocante. Elle n’est pas suisse, mais elle indique l’heure tout de même.

Je constate que mon bolide va décarrer dans treize minutes. Espérons que ce nombre ne me portera pas la cerise…

Je déguste par avance le soupir de soulagement que je pousserai lorsque j’aurai franchi la frontière.

Oh les mecs ! cette délivrance ! Je m’allongerai sur la banquette et j’en écraserai. Car enfin, je n’ai pas eu beaucoup de repos durant ces vingt-quatre heures !

J’ai été empoisonné et emmuré… J’ai tué un homme après avoir provoqué un accident d’autos… J’ai…

Je porte la main à mon portefeuille. J’ai non seulement accompli mon turbin, mais chouravé cent briques à nos ennemis…

Seulement, parviendrai-je à la passer, cette sacrée frontière ? Les employés de la maison pébroque sont maintenant en possession de mon signalement complet. D’heure en heure, ma bouille a dû se préciser pour eux. Entre les témoins de l’assassinat, les loueurs de voitures, les gars de l’hôtel où j’ai retenu une piaule qui ne m’a pas servi, la serveuse du bar de l’aéroport, mon portrait parlé s’est constitué, plus vrai que nature !

Brusquement, j’éprouve comme un pincement à la nuque. J’entends des pas dans le couloir. Des pas qui s’arrêtent devant chaque compartiment… J’entends s’ouvrir les portes et je les entends se refermer sans qu’une parole soit proférée. Pas de doute… C’est une patrouille de bignolons… Je me fais tout petit, tout petit ! Si ça continue, je vais finir par faire partie du capitonnage de ma banquette. Ce serait pour l’instant mon rêve le plus cher.

Les pas approchent. Je vois bouger la poignée de la porte à glissière. Une main puissante la tire en arrière et la lourde s’ouvre brutalement. Je ferme les carreaux et fais semblant d’en écraser… Entre mes cils baissés, je distingue deux visages fermés. Ce sont deux des poulets aperçus au buffet.

Ils regardent et m’examinent. L’un d’eux entre dans le compartiment. L’autre reste dans l’encadrement de la porte. Celui qui vient d’entrer me touche le bras en disant quelque chose en allemand. Je sursaute comme un homme réveillé. Je lui fais un très joli sourire de cent quarante de large.

Puis, comme rappelé à une réalité élémentaire, j’extrais mon billet et le lui tends comme si je me méprenais sur la nature de ses fonctions.

Ça manque réussir. Il est un tantinet désarçonné, le costaud. Visiblement, il n’a pas inventé l’appareil à sculpter les éponges. Il quête un avis de son collègue, lequel paraît plus vachard. Ce dernier a un hochement de tête qui m’est fatal…

Il s’avance aussi dans le compartiment. Pas d’erreur, mes agneaux, c’est le commencement de la fin. Avec ce que j’ai sur moi, je suis certain de filer droit à la maison aux mille lourdes de Berne.

— Vous désirez ? demandé-je d’un ton impatient.

— Présentez-moi vos papiers !

Naturellement, pour accomplir ce turbin délicat, j’ai pris une identité bidon. Mais en cette minute, je le regrette, parce que si je pouvais leur exhiber mes fafs de mathon, ils feraient camarade, les collègues bernois.

Le suspicieux, un garçon blond à la mâchoire carrée et aux cheveux coupés courts, examine mes papiers.

Il a un signe éloquent pour son copain. L’armoire se met en devoir de me fouiller. Caramba ! Moi qui ai conservé la pétoire de l’attentat ! Sa grosse paluche de broyeur de gueules va droit sur le renflement de mon costar. Il pêche la seringue avec une promptitude déconcertante.

L’autre a déjà tiré des menottes et s’apprête à me les passer. C’est le moment de tenter ma chance à la Loterie nationale, vous ne pensez pas ?

Le moment, en tout cas, de chanstiquer l’ordre des facteurs !

Je me jette en arrière, replie simultanément mes guiboles et balance un coup de pied à la lune dans les mandibules de l’homme aux poucettes. Il prend mes quarante-trois d’homme sérieux en pleine poire et ses ratiches se mettent à jouer Pars sans te retourner au xylophone. L’autre, le costaud, me colle un une-deux à l’estomac qui me retourne l’intérieur comme on retourne un pull-over et me rend tout chose.

Je m’abats, momentanément cisaillé. Le gros reprend de l’élan pour me donner un nouvel échantillon de ses connaissances pugilistes ! Je ramasse un crochet à la pommette, un direct au front et je me mets à compter des nébuleuses… Le perdreau que j’ai assaisonné est assis en face de moi, la bouche en sang. Il s’extrait les chailles, les unes après les autres, comme on effeuille une marguerite, et les pose sur la banquette.

Ce spectacle le déprime, mais galvanise son coéquipier qui revient à la charge, plus fringant qu’un taureau. Il va pour me pêcher une nouvelle fois et, comme il entend que ce soit la grosse dose de soporifique, il y met tout le pacson. Malheureusement pour ses phalangettes, j’ai le réflexe de tirer ma hure de son champ et son poing monstrueux s’abat sur un coquet paysage représentant un moulin à vent sur un horizon de tulipes. La Hollande fait mal lorsqu’elle est reproduite sur une tôle émaillée. Le méchant assommeur émet un gémissement qui fendrait l’âme d’un percepteur.

Du coup, sa souffrance me sort de ma léthargie. Je lui plombe un coup de boule dans la boîte à ragoût. Il part en arrière. Nouveau coup de pied à la lune, mais, comme je manque de recul, au lieu de prendre ça à la mâchoire, il le bloque dans cette partie de son individu où sont rassemblés les accessoires lui permettant de perpétuer son nom. Un coup de latte à cet endroit fait plus de mal qu’un coup à l’amour-propre… Il émet — je m’excuse auprès des petites natures — un affreux borborygme et se répand dans la travée du compartiment.

Moi, je l’enjambe et fonce dans le couloir. L’homme à la ganache perturbée oublie ses ratiches sur la banquette pour se lancer à ma poursuite… J’ai cinquante centimètres d’avance, pas plus… Comble de pommade, le wagon est encombré. Je cramponne une dame veuve par son voile de crêpe et je la balanstique dans les bras de mon poursuivant qui paraît avoir l’honneur de lui demander sa main. Il l’obtient, mais sur le groin, car la vioque est en pétard. Si elle aime le tennis, ça n’est pas pour tenir lieu de balle.

Je grimpe sur une valoche et je saute par une vitre ouverte sur le quai…

Et maintenant, mesdames-messieurs, les coudes au corps ! Bons baisers, à mardi ! Je bouscule des gens, je renverse des bagages… Grosse galopade sur l’air fringant de Cavalleria Rusticana… De la bourdillerie se pointe à la rescousse. Ça siffle comme sur un bateau au cours des manœuvres en Méditerranée.

Je me sens des ailes ! Rien de tel que d’avoir une escouade de matuches au prose pour pulvériser les records de Jazy. Je gagne la sortie de la gare. Il y a laga un employé grand et austère comme un avis de décès qui, alerté, me barre le passage. Je lui tends mon ticket en oubliant d’ouvrir la main. Le ticket et son réceptacle atterrissent à la pointe de son menton. Le gars passe par-dessus le portillon et, à la façon dont son crâne cogne le mur, il en aura pour un bout de temps à chercher les noms des conseillers cantonaux de son pays.

Au sortir de la gare, j’aperçois un camion rouge qui s’ébranle. Je lui cours après et réussis à m’agripper sur le marchepied. Le chauffeur éberlué me regarde.

— Perds pas le nord, papa, et appuie sur la pédale de droite, lui dis-je.

Il obéit en louchant vers le rétroviseur.

Nous bombons dans les rues, sous les yeux ahuris des passants. Inutile de rester à mon poste. Les flics vont se lancer à ma poursuite avec des engins motorisés plus rapides que le camion.

A un virage, je saute… J’ai un regard autour de moi. Dans ces cas-là, on n’a pas le temps de se faire écrire un discours sur la nécessité de la betterave sucrière dans les colonies polonaises… Il faut improviser et se manier furieusement la rondelle chromée.

J’avise un petit pâtissier qui descend de vélo avec sous le bras un panier contenant un Saint-Honoré à la crème.

Je déshonore le Saint-Honoré en le lui collant sur le naze, et j’enfourche le braquet ! A moi Kubler ! J’y vais en danseuse, la langue traînant sur le pédalier… Je bifurque… Je me fous de la direction. J’aime la fantaisie et n’ai jamais été pour les voyages organisés…

Je pédale, je pédale, comme dirait Charpini.

Je biche des sens interdits, je me lance dans des ruelles à escaliers. Un vrai numéro. A Pinder, on louerait trois mois à l’avance pour assister à mes prouesses.

De temps à autre, je file un coup de jumelles marines par-dessus mon épaule. Mais la nature est d’une sérénité à toute épreuve. Berne baigne dans un soleil pâle qui lui donne une luminosité d’aquarium[6]. Les habitants sont tranquilles et n’ont pas l’air de se douter du drame.

Je dépose la bécane du pâtissier contre un seuil et je m’engage dans une petite rue vieillotte (ce qui vaut mieux que de s’engager à liquider la faillite d’un producteur de cinéma).

Il fait bon vivre. Un calme rose stagne en moi. J’ai comme une idée que je suis sorti de l’auberge…

Le quartier où je me trouve est tranquille. Il se compose de demeures cossues. Si je le quitte, je tomberai fatalement sur un cordon de police. Les condés savent maintenant que je suis dans Berne et la ville va être passée au peigne fin. Pour une fois qu’ils tiennent un beau crime à sensation, ils ne vont pas le classer dans le tiroir aux vieux bouts de ficelle !

Il est urgent que je profite de la courte accalmie pour me trouver une planque. Seulement, ça n’est possible qu’en théorie. Qu’est-ce qu’une théoplanque ? Un endroit où l’on peut s’installer sans crainte d’être repéré, vous êtes bien d’accord ? Où donc m’installerai-je en étant traqué, en ne pouvant me présenter dans un hôtel ou une pension de famille et en…

Je m’arrête. Les mots « pension de famille » ont griffé au passage mon entendement. Ils évoquent confusément quelque chose au tréfonds de mon être.

J’y suis. C’est dans une pension de famille que loge Mathias. Si je parvenais à le contacter, ce brave ami, sans doute pourrait-il me sauver la mise. C’est un service que moralement il me doit, puisque c’est en garant ses os que je me suis fichu dans le merdier.

Mais comment le contacter ? Je ne sais pas où est sa crèche… J’ignore s’il a le téléphone, et je ne puis m’aventurer dans un bureau de poste pour me rancarder.

Je me creuse le citron avec un ciseau à froid, sans résultat. Toutes ces façades bourgeoises m’impressionnent comme si elles étaient d’abruptes falaises.

— Je me cabre en apercevant la silhouette d’un poulet au bout de la strasse. Fâcheux mouvement. Il a attiré l’attention de l’homme. Et c’est pas un manchot du cervelet. Ce type-là n’a pas de la confiture de framboise à la place du caberlot. A peine vu, je suis repéré, je suis reconnu. Voyez sifflet ! Il en sort de très jolis sons. Un peu aigus pour mon tympan, peut-être, mais qui charmeraient néanmoins une famille de cobras.

Je fais demi-tour ! Malédiction ! J’avais tort d’être peinard… D’autres pingouins, alertés par le sifflet du copain, s’annoncent par l’autre bout ! Une vraie invasion ! Ils font l’élevage, décidément, chez nos aminches transalpins ! Voilà un pays où on ne fait pas la guerre, mais où on rencontre plein de soldats ! Où l’on ne trucide pratiquement pas son prochain, mais où les flics sortent du plus petit trou de gruyère ! Un cauchemar…

J’ai une pétoche de tous les diables. Pour mes confrères suisses, je suis un dangereux criminel et je vous parie une bande Velpeau contre une bande de cons que si je me prends encore à la castagne avec eux, je dégusterai mes ratiches, cette fois.

Ce que la vie est locdue ! Voilà des gars avec qui j’ai toujours entretenu les meilleurs rapports ! Pour lesquels j’ai une sympathie instinctive, et les circonstances font que je doive les fuir comme douze épidémies de choléra réunies.

J’avise un porche monumental… Je le franchis et referme la lourde à la volée. Derrière, il y a la clé dans la serrure. Je donne un petit tour, manière de gagner du temps. Pendant qu’ils vont se triturer les biscotos là-dessus, moi je pourrai peut-être dégauchir un trou de rat par lequel il me sera possible de filer.

Peut-être péché-je par excès d’optimisme, me direz-vous ; pourtant il vaut mieux voir la vie en rose, car elle est suffisamment sombre comme cela !

Je traverse une cour intérieure au milieu de laquelle trône un large bassin moussu, empli d’une eau verdâtre recouverte de nénuphars.

J’ai vu une lourde à l’autre bout de la cour. M’y voici. Pourvu qu’elle s’ouvre, nom d’un député ! Je tire le loquet. La lourde fait mieux que s’ouvrir : elle me choit positivement dessus, car c’est une porte sans gonds qui était simplement appuyée contre un mur… Plus d’issue ! Je suis fabriqué, tordu, vendu ! Il ne reste plus qu’à tendre mes poignets à ces messieurs et à grimper dans leur carrosse.

— Chauffeur ! Chez Maxim’s !

Le passage à tabac est-il en vigueur ici ? Si oui, après la danse que j’ai filée aux policiers du train, je suis certain de morfler sec !

Ce qu’ils pensent de moi, ils ne vont pas me le dire avec des fleurs. Ou alors ce sera avec des fleurs de châtaignier en branche !

La grosse lourde que j’ai bouclée est agitée de gros hoquets. D’ici une minute, elle va s’ouvrir. Je n’ai pas le temps de retraverser la vaste cour pour atteindre l’escalier et m’élancer dans les étages. Et puis, à quoi me servirait de grimper sur le toit ! Puisqu’ils me savent là !

Je regarde désespérément autour de moi. L’immeuble est inerte. Les fenêtres en sont closes ; personne ne m’a vu.

La porte d’entrée craque…

J’avise le grand bassin… Une idée me vient. Elle vaut ce qu’elle vaut, c’est-à-dire pas grand-chose. Tout est préférable à la reddition.

Je m’approche du bassin. J’enjambe la margelle moussue. Me voici dans la baille jusqu’à mi-cuisses. J’écarte les feuilles de nénuphars et je me couche dans la flotte en conservant toutefois une partie du visage hors de la tisane.

J’entasse sur ma partie émergée des feuilles visqueuses. Leur contact est désagréable… Cette eau tiède est froide et me suffoque… Je m’immobilise… Il ne me reste plus qu’à souhaiter qu’ils n’aient pas l’idée de sonder le bassin… Je ne le crois pas. De l’entrée de la cour, cette surface verte n’attire pas l’attention.

Je perçois, malgré la flotte grondant dans mes trompes d’Eustache, le craquement que fait la grosse porte en cédant. Il y a des piétinements, des cris, des ordres, des coups de sifflets encore…

La poulaille se précipite dans l’immeuble qu’elle investit. Ça tambourine à toutes les lourdes… Les pauvres pégreleux qui font la sieste ne savent plus ce qui leur arrive.

Le branle-bas est général…

Moi, dans mon bassin romantique, je n’en mène pas large, parole ! Il y a des petites bestioles poisseuses qui me chatouillent un peu partout. J’espère qu’ils ne font pas l’élevage des sangsues dans l’immeuble ! D’ici à ce que je trouve une carpe dans ma poche tout à l’heure, en cherchant mon mouchoir, il n’y a pas loin. Surtout que le temps est à l’orage, c’est l’idéal pour la pêche.

Je dois cinquante mille francs à mon percepteur, et à la vérité de dire que ma position, pour inconfortable qu’elle soit, n’est pas intolérable. L’eau est pénible à supporter lorsqu’on est tout habillé, mais une fois que vous êtes bien imbibé, vous sentez moins le froid. Une étrange mollesse s’empare de vous… Je suis tellement fatigué, tellement épuisé par mes péripéties que ce repos forcé au lieu de m’abattre, me réconforte, comme Ricqlès, la menthe forte !

J’attends donc…

7

Ces policiers suisses, vous parlez de gens méthodiques ! Leur exploration de l’immeuble est scientifique, scrupuleuse… Ils doivent ouvrir les tiroirs de commode et presser les tubes de pâte dentifrice pour voir si je me suis caché dedans.

Au bout d’une demi-heure d’attente, j’en vois apparaître sur le toit. Entre mes feuilles de nénuphars, j’ai une vision approximative, mais que j’évite de préciser, de crainte de me découvrir… Ils marchent sur les tuiles, vont de cheminée en cheminée… Et puis ils se retirent et il y a un grand conciliabule sous le porche… Ils doivent me prendre pour l’homme qui s’escamote… Deux d’entre eux se détachent du groupe et viennent jusqu’à la porte de bois renversée dans la cour. Ils se livrent à des calculs et appellent leurs aminches. Un type qui parle français, avec un petit accent vaudois, explique que j’ai dû franchir le mur en m’aidant de la porte comme d’un escabeau. Sa version est adoptée à l’unanimité et tout le monde se met à galoper.

J’attends encore… Je ne peux toujours pas bouger car je cours un nouveau danger. Maintenant, tous les locataires de l’immeuble sont aux fenêtres pour voir la suite des opérations. Ils croient participer à un film policier et ils veulent connaître la fin avant que la leur apportent leurs quotidiens du matin.

Toujours entre deux feuilles, je vois la façade constellée de visages multiples. Les occupants de la maison s’interpellent d’une fenêtre à l’autre pour se faire part de leurs impressions.

Je redoute la perspective plongeante. D’en haut, ils ont plus de chance de m’apercevoir que s’ils se trouvaient de plain-pied. Pourvu qu’un dégourdoche au regard de faucon ne joue pas au vrai ! Qu’il se mette à bramer en montrant le bassin, et votre San-Antonio favori va avoir bonne mine en sortant de sa baignoire, ruisselant de flotte puante et de vase !

Heureusement, au centre du bassin, il y a une sorte de gros champignon de zinc par où jaillissait la flotte dans les autrefois. Cette proéminence grise me masque… Je suis donc tranquille et je peux, peinardement, faire ma provision de têtards pour le quatorze juillet[7] …

Les minutes s’écoulent, mais pas l’eau du bassin. J’ai la sensation de me transformer en triton.

Je ne sens plus mes membres… La vie devient fugace et indécise. Je me fous d’un tas de choses, à commencer de ma pauvre personne.

De temps à autre, ma nuque glisse sur la margelle poisseuse et je déguste une chouette gorgée d’eau fétide. Cette eau a une odeur putride, écœurante. Elle me rappelle les miasmes des égouts, l’été, ou bien le sale parfum des fleurs pourries dans les vasques des cimetières. Oui, c’est un peu ça, une odeur de mort végétale, une odeur abominable et pourtant suave, assez grisante…

J’attends toujours. Si j’avais des cartes en toile imperméable, je pourrais me faire des réussites !

Voilà bientôt une heure que je suis là. Les visages, un à un, ont été gobés par les fenêtres de l’immeuble. Des gens font marcher leur poste de radio… D’autres rient… C’est une harmonie émouvante… Des cris d’enfant, des trompes d’auto… Quel hymne à la vie ! Ah ! merde arabe ! voilà que je me fais naturaliser bucolique…

Il faudrait peut-être que je sorte de ce lit de vase avant qu’on ne m’en extraie avec un grappin ? Seulement, en plein jour, ruisselant d’eau, je n’ai aucune chance de m’en sortir. Je ne ferais pas deux mètres sans déclencher tous les sifflets à roulette du canton ! Pourtant, il y a loin d’ici la nuit… Plusieurs heures, certainement ! Ma situation devient intenable. Le parfum du bassin me monte dans la tête… Et si je tourne de l’œil ? Hein ? Que va-t-il se passer ? Je vais glisser au fond et glou-glou ! Je suis bonnard pour la partie de bulles, comme dirait Paul VI.

C’est pas une mort décente pour un garçon qui a une vie comme la mienne.

Mon lutin me baratine. Comme j’ai la bouche à trois millimètres de la sauce, je ne peux pas lui dire de la boucler.

— San-Antonio, déclare-t-il, tu vas compter jusqu’à dix… Puis tu feras gaffe pour voir si quelqu’un est à sa fenêtre. Si tu ne vois personne, tu sortiras de l’eau… Tu traverseras la cour, tu monteras l’escalier… Tu iras tout en haut… Toutes les maisons ont un grenier, en Suisse comme ailleurs. Alors tu t’y cacheras, tu t’y ficheras à poil pour faire sécher tes frusques, tu…

Le lutin se tait parce qu’une silhouette s’approche du bassin.


  1. Authentique.

  2. Une phrase de ce genre appartient à ce que j'appelle la fausse littérature. Bien qu'apportant à cet ouvrage une note relativement poétique, elle utilise pour cela des clichés périmés qui seraient indignes d'un écrivain de mon talent s'ils ne se trouvaient là à titre d'exemple.

  3. Que de force, que d'originalité dans cette image ! San-Antonio est décidément le romancier qui domine sa génération.Sainte-Beuve.

  4. L'auteur a dû vouloir dire sur la Comète.Les Editeurs.

  5. San-Antonio est le maître incontesté de la métaphore.Saint-Simon.

  6. San-Antonio ne serait-il pas notre plus authentique poète ?Diderot.

  7. D'aucuns me reprocheront sans doute l'extrême facilité de ce calembour. Je leur répliquerai qu'on peut faire des plaisanteries de garçon de bain sur les têtards.