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Pour me résumer et te dresser un rapide topo de ma posture : je me trouve à l’intérieur d’une caravane, laquelle stationne dans un entrepôt gardé par quatre hommes.
Voilà les brèves données de mon problème. Pour le résoudre, je dois : petit a, sortir de la caravane ; petit b, mettre les quatre hommes à la raison ; petit c, quitter l’entrepôt. Pas de quoi s’affoler. J’en ai surmonté de pires.
Je commence par inventorier la caravane, dans l’espoir d’y dégauchir une arme, mais je n’en trouve pas la queue d’une. Ouvrant le meuble bas à tiroirs, j’explore ces derniers. Ils recèlent une quantité de petits pots mystérieux dont les contenus, prudemment flairés, ne sentent pas bon. Sans doute ces drogues possèdent-elles des propriétés intéressantes, mais comme elles me sont inconnues, il est préférable que je les néglige.
Alors ?
L’idée va venir, bouge pas. Mon imaginance ne m’a jamais laissé en rade. Un don du ciel ! Je m’avise que le fameux meuble supporte une glace sur pied ainsi que des accessoires de fards dont devait user probablement mon assassin raté pour se déguiser en bergère. Je débusque un tube de rouge à lèvres mauve, car les rouges à lèvres le sont de moins en moins en nos temps de folie furieuse.
Là, l’idée attendue se présente au rendez-vous, munie de ses lettres, non pas de créance, mais de crédibilité. Me voici en train de barbouiller ma frime et le dos de mes mains en violet. T’as pigé, Barnabé ? Oui ? Bravo !
En effet : je vais essayer de me faire passer pour mort. Quand, inquiétés par notre silence, les gonziers de l’entrepôt viendront aux nouvelles, ils nous trouveront gisant sur le plancher, violacés et convulsés l’un et l’autre. Que penseront-ils ? Qu’après m’avoir « traité », leur pote aura fait un mouvement et se sera piqué à son tour. Accident du travail. Gloire à celui qui périt au champ d’honneur.
J’étudie le visage du copain travelo et adopte le même rictus : gueule béante, yeux exorbités. Même s’ils sentent battre mon cœur, ils ne douteront pas que je suis en pleine agonie.
Ainsi est fait. J’attends.
Ces Hindous ont toutes les patiences.
Tu veux que je te dise ? Non ? Tu t’en fous ? Je vais te le dire quand même, sans frais de port : une heure dix !
Oui, madame, oui, mademoiselle, oui, monsieur : soixante-dix minutes allongé auprès d’un cadavre, en m’appliquant à l’imiter (sans limiter les dégâts) ; faut le faire, non ? J’aurais des morpions, l’exploit serait impossible. Ou bien la coqueluche, voire de l’urticaire.
God thank you, il n’en est rien.
Donc, ces soixante-dix broquilles (comme on dit dans l’argot du père Hugo) s’écoulent et on frappe à la porte. Ce pourrait être les trois coups car ma représentation de gala va commencer.
Je me contracte à outrance. Le survenant pousse une exclamation en gujaratî ou en oriyâ, je me rappelle plus bien et appelle ses potes. Le restant de l’escouade rapplique. Ça jacte féroce. Je fais d’inouïs efforts pour ne pas ciller. Dur dur de garder les falots ouverts et d’avoir la prunelle inexpressive pendant que quatre mecs sont penchés sur toi. Faut croire que je m’en tire bien car ces messieurs ressortent au bout d’un moment, après avoir constaté nos décès.
Les palabres se poursuivent dans l’entrepôt. Une ligne de conduite est adoptée. Le chauffeur va récupérer sa tire au fond du local et l’amène devant la porte de la caravane sans couper le moteur. Il passe à l’arrière et déverrouille le coffre. Deux des copains s’amènent pour prendre livraison de mon ex-tourmenteuse qu’ils coltinent jusque dans la malle.
Alors là, il voit l’embellie superbe, Tantonio. Le moment de rêve inespéré. Les mecs chargent le corps dans le coffre de l’auto, laquelle ronronne à deux mètres vingt de moi, portière avant grande toute verte. Je me lève, silencieux, m’approche de la lourde. Un bond de guépard, un seul, magistral, et me voilà sur la banquette. Les amortisseurs yoyotent. La secousse rabat le couvercle de la malle sur la tronche des participants.
Bibi enquille le levier sur le « drive » et enfonce la pédale d’accélération. La ricaine jaillit après avoir patiné une seconde sur le bitume lisse de l’entrepôt. Dans l’élan, ma portière se claque, j’avais pas eu le loisir de la fermer. Je t’ai déjà dit que ces vilains avaient fait coulisser la porte du local. Mais quoi : de la tôle ondulée ravaudée sur un cadre de ferraille rouillée, c’est pas la ligne Maginot, j’imagine ? Pleins gaz dans le grand panneau. Ton pote Dudule se cramponne au volant, rentre sa nuque dans les endosses pour ménager ses cervicales.
Ça fait vraaaaoum ! Avec plein d’éclats, de lambeaux, de déchiquetures. Il a traversé le cerceau, le commissaire. Déferle dans la rue au volant de sa caisse mutilée par l’impact et qui gamelle à faire chialer une batterie de cuisine dévalant l’escalier de la tour Eiffel.
Impossible d’éviter la voiturette d’un vieux crabe chenu, laquelle est chargée de caisses de fruits.
Mesdames, si vous voulez de la confiture de mangue et de vieillard, approchez et tendez vos rouges tabliers !
Pas le temps de m’arrêter pour faire le constat. Je mets (ou plutôt j’arrache) toute la gomme.
La circulation est telle, dans cette ville, que je suis aussitôt absorbé, digéré, déféqué par la foule. Vingt minutes plus tard, un taxi jaune et rouge me dépose à mon hôtel car, tout bien réfléchi, le mieux était d’y revenir.
Et qu’y trouvé-je ? Endormie au creux de mon lit, dans le zonzon discret de l’air conditionné ? Oui, mon vieux : la belle Sandy. Elle s’éveille.
Un regard à la pendule.
— Tu as fait long, soupire-t-elle.
— Ç’aurait pu être pire, assuré-je en envoyant promener mes fringues, mais tu n’as rien perdu à attendre, regarde un peu ce que je te ramène, Germaine !
Elle regarde et lance un cri de liesse quelque peu teinté d’inquiétude. Faut dire que ce que je lui exhibe donne à réfléchir.
La soirée fut calme.
Sandy, ravagée des genoux aux paupières par mes entreprises fougueuses, me présenta le soir à son compagnon, homme charmant, con et blond, businessman avisé, sans doute, mais qui se flanquait une bouteille de bourbon dans le corps tout de suite après son dernier rendez-vous. Il devait baiser sur magnétophone, en tout cas pas la nuit car il s’endormit avant la fin du repas. Je l’éveillai, l’emmenai au bar où il vida encore soixante-dix centilitres de Four Roses, puis je l’aidai à gagner l’ascenseur et de là ma propre chambre où je le fourrai dans mon lit, simple mesure de prudence car je redoutais une attaque nocturne de mes ennemis. Mais le lendemain, après que je l’eus remplacé au pied (c’est le cas d’y dire) levé dans son propre appartement, il ronflait encore.
Je m’étendis auprès de lui, le laissai se réveiller, puis me réveiller et prétendis qu’il avait voulu coucher dans mon lit, ce qui l’amusa aux éclats.
C’était, je te le redis, un con authentique, mais un con assez simple avec l’esprit le plus droit et je me plus à le surnommer Candide.
Nous nous fîmes des au revoir joyeux, avec promesse de se retrouver sous peu et je leur pris congé.
Je parvins sans encombre ni décombres à destination.
Le Bihar est un vaste pays verdoyant, à la végétation de rêve. Tu te crois dans Paul et Virginie. Raâm-Dhâm, la ville principale, ressemblait tellement à la Tour-du-Pin (38) que je fus presque tenté de demander des nouvelles de Valentine Guillet, une amie de pension à maman qui tient une bonneterie-mercerie là-bas. Néanmoins, c’est du mage Kandih Raâton que je me mis en quête.
Sa réputation était si grande que tout le monde le connaissait et il me fut aisé de découvrir sa retraite. Le mystérieux bonhomme habitait hors de la ville, dans une maison coloniale tombant en ruine. La bicoque avait dû être bien dans sa jeunesse, mais elle était devenue lépreuse et croulante. L’ardente végétation la cernait, l’escaladait, et un arbre avait même percé le toit de la véranda. Il ne restait de celle-ci qu’un plancher disjoint, aux lattes vermoulues et une balustrade en pointillés. Des chats efflanqués, aux yeux bleus, cruels, me regardaient venir, allongés sur les marches branlantes. Ils s’enfuirent lorsque je fus trop près d’eux.
Une vilaine toux catarrheuse mobilisa mon attention. J’aperçus un homme dans un rocking-chair, derrière une touffe de bambous. Si ce type-là n’avait pas cent ans, c’est qu’il avait perdu son extrait de naissance et s’en était refait faire un en trichant sur sa date de naissance. T’aurais dit une momie dans des hardes d’allure encore militaire. Un long short beige, des chaussettes montantes dépenaillées, une chemise verte avec une chiée de poches, un casque colonial comme on n’en trouve plus que dans les revues des Folies-Bergère. Il restait immobile sur son siège mouvant, droit, le regard fixe, le menton casse-noisettes. Il avait dû paumer depuis des décennies son dentier et ses lunettes ; peut-être bien sa mémoire aussi. Sa face n’était composée que de trous d’aspect funèbre. Il économisait ses gestes et ne devait plus se nourrir que de l’oxygène ambiant, comme ces fleurs qu’on te vend dans des bocaux et qui s’éternisent chez toi sans que tu t’en occupes un instant.
Je m’approchai, le saluai avec la déférence que lui valait son âge canonique et lui demandai s’il était le mage Kandih Raâton.
— Pour qui me prenez-vous, gentleman ? demanda-t-il d’une voix d’outre-tombe.
Il avait un accent anglais tel qu’il devait être au moins britannique. Effectivement, et sans que j’eusse à le questionner, il m’avertit qu’il était le colonel Branlett, de l’ex-armée des Indes.
Bien qu’anglais, il se montrait disert ; sans doute se trouvait-il en manque d’interlocuteurs ? A la retraite depuis une quarantaine d’années, veuf et sans enfants, il avait choisi de terminer sa vie dans ce pays qu’il aimait. J’eus droit à ses états de service, à la liste de ses décorations, à ses considérations sur l’Angleterre Nouvelle, lesquelles n’étaient pas fameuses.
Quand il se tut, je me dis qu’il venait de produire l’ultime effort de sa longue existence et que je devais me préparer à recueillir son dernier soupir, encore que je n’aurais su où le mettre. Il avait les yeux clos, la bouche comme un trou de balle de jument noire et des narines de squelette d’oiseau migrateur.
Timidement, je me risquai à réclamer le mage. Il y eut un long silence. Le colonel Branlett cherchait à se rappeler comment il convenait de s’y prendre pour respirer, puis pour parler. Ça lui revint au bout d’un temps interminable.
— J’ignore si ce vieux saltimbanque vit encore, dit-il, cela fait plusieurs mois que je ne l’ai vu.
— Où aurais-je une chance de le rencontrer ?
Branlett fit un effort colossal et parvint à me désigner sa masure.
— La pièce du fond.
Je remerciai et m’y risquai.
Le capharnaüm (Herculanum et Pompéi) était indescriptible, ce qui va m’éviter de te le raconter. Sache simplement que je trouvai, dès l’entrée, une folle accumulation de caisses, de meubles, d’objets, de denrées plus ou moins comestibles, d’armes, de livres, de récipients et de détritus. Une odeur âcre et suffocante me chavirait. Par-dessus celle de la merde et de la pourriture, c’était l’odeur de vieillesse qui prédominait. La plus horrible ! Les autres, en te bouchant les narines, tu finis par les braver. L’odeur de vieillesse s’insinue. Elle ne te pénètre pas seulement par tes voies olfactives mais par tous tes autres sens. Elle t’atteint, te contamine.
Je me déplaçai au milieu de ce bazar effroyable comme sur un sol marécageux, cherchant des endroits où je pouvais avoir pied. Cela avait dû être la pièce à vivre jadis, mais avec le temps et l’abandon, c’était devenu un repaire de bêtes fauves. Je parvins à le traverser pour gagner une porte (la pièce en comportait deux en comptant celle de l’entrée). L’ayant poussée, je débarquai dans un endroit plus exigu, dont la nudité contrastait avec le fourbi innommable encombrant le premier local. Il n’était meublé (si j’ose ainsi exprimer) que d’une natte crasseuse, d’un réchaud à alcool et d’une grande boîte de thé. Un robinet gouttait au-dessus d’un évier de pierre. Le lieu était sombre, ne prenant le jour que par l’imposte aménagée au-dessus de la porte.
Pour te compléter le descriptif, je dois te signaler qu’un trou était creusé dans le carrelage du sol. Un trou d’à peu près trente centimètres de diamètre. Un second vieillard se tenait accroupi au-dessus du lit, se livrant à une occupation singulière. Il avait avalé l’extrémité d’une longue bande de toile, l’avait digérée et elle était ressortie par les voies dites naturelles, celles qui servent de centre d’accueil au Sida.
Le bonhomme avait récupéré cette extrémité en question et il tirait dessus, conservant la bouche ouverte pour que la bande pût se dérouler. En somme, des mètres de toile défilaient à l’intérieur de son corps comme au travers du canon d’un fusil. C’était sa façon hindoue de procéder à sa toilette intime. Elle en valait une autre mais nécessitait toutefois un entraînement particulier.
Le mage Kandih Raâton me parut encore plus âgé que le colonel Branlett. Comparé à lui, le mahatma Gandhi ressemblait à Oliver Hardy ou au bon Président Daddah (Mauritanie te salutant).
Il est la maigreur indicible, presque plus rien ; un peu d’os et de peau parcheminée. Mais il lui reste son regard, et quel ! Deux pointes d’acier noir qui lancent des éclairs. Tout en se fourbissant la boyasse, il me fixe. Et je me sens tout bizarre, tout fuligineux, évasif, comme l’était l’Illustre dans le parc de l’Elysée. Lointain de l’âme. Détendu.
— Pardon, bafouillé-je, je vais vous laisser à votre toilette.
— Non, restez, vous ne me gênez pas, dit Kandih Raâton d’un ton encore ferme.
Quand il me parle, je crois voir des flashes sortir de sa bouche ; de grands flashes aux bords lumineux.
— Je vous attendais, me dit-il. Je sais pourquoi vous êtes venu et j’approuve votre démarche. J’ai été trahi par Iria. Elle a mis son pouvoir au service du mal. Elle s’est laissé emporter par les manigances de son oncle, l’odieux maharaja de Mormoalkipur. Vous la ramènerez dans le droit chemin ; moi, d’ici, je ne puis intervenir, mon œil capte ses gestes mais ne parvient pas à les neutraliser…
Il parle clairement malgré la bande qui défile dans sa bouche, sa gorge et le reste.
Cet homme est une espèce de saint rayonnant dont l’esprit m’illumine. Je l’écoute religieusement, plus adverbial que jamais, recueilli jusqu’à l’extase.
— Vous, mon fils, poursuit-il, vous êtes un être téméraire, plein de contradictions, animé souvent des sentiments les plus fous, mais votre nature profonde est un sol fertile. Vous avez faim d’absolu et votre générosité vous sauvera. Puisque vous avez découvert mon rôle dans le don d’Iria et pris l’initiative de venir me voir, au prix de grands dangers qui ne sont pas encore conjurés, je vais vous équiper le grand O. Ensuite, vous serez doté du savoir et disposerez d’une puissance très grande, mais qui s’achèvera avec moi, c’est-à-dire dans peu de temps, car vous ne serez mon prolongement que de mon vivant.
— Qu’il en soit fait selon votre volonté, dis-je.
Il a fini de se passer la bande de par le corps et se met à l’enrouler en vue de sa prochaine toilette. Ses gestes sont lents et nobles.
— Allongez-vous sur ma natte, les bras le long du corps, et détendez-vous le plus possible. Tentez de faire le vide en vous. Confiez-vous à moi sans réserve ; rien de grand ne peut s’opérer sans la confiance et l’amour. Ainsi, ce qui aura perdu Iria, c’est son machiavélisme. Elle a accepté que son oncle ait manigancé un détournement d’avion pour justifier qu’elle se trouve à Gibraltar, et, à cause de vous, l’opération a été un échec. Elle a dû se rendre là-bas ensuite par des voies normales, si elle les avait prises tout de suite, tout se serait très bien passé pour elle. A trop vouloir cuisiner son curry de volaille, on le rate, comme l’a dit le mahatma Gôhé Miyôh. Vous êtes prêt ?
— Je m’y efforce, maître.
— Ne réagissez pas ! Abandonnez-vous…
Il se couche à plat ventre sur moi.
— Ouvrez la bouche.
J’ai décidé de lui être soumis totalement et donc j’ouvre la bouche.
Je n’éprouve aucune répulsion. Ce vieux bonhomme doit puer comme une grève des éboueurs d’au moins trois mois, mais je ne le sens pas. Il pose son moignon de visage contre le mien. Ses yeux me transpercent. Il se met à psalmodier dans ma bouche et son souffle me chatouille la luette. Je m’abîme dans un vertige suave.
Blanc.
Blanc.
Blanc.
Je ne pense plus à rien. Je deviens un pur esprit vagabond.
Et puis, c’est le retour. Merci.
Il était si léger que je ne perçois même pas l’absence de son poids sur mon corps lorsqu’il se redresse.
Il allume son réchaud et va tirer de l’eau dans une casserole dont le cul est plus noir que l’âme d’un contrôleur fiscal.
— Vous prendrez un peu de thé avec moi ?
— Volontiers.
Le thé, moi, c’est pas ma tasse de thé, tu le sais ; mais le moyen de lui refuser ? C’est symbolique, tu comprends ?
Il accommode une mixture vert arsenic, prend deux petites tasses coniques dans sa boîte et verse une gorgée d’oiseau dans chacune d’elles. Son breuvage est amer, épais, stimulant.
— Vous habitez chez le colonel Branlett ? lui demandé-je.
— Oui, cela fait bien longtemps ; c’est un ami sûr, un peu fou avec l’âge, mais qui aura su protéger ma paix ; lorsqu’on possède un don, on est en butte à d’incessantes tracasseries : tout le monde veut en bénéficier.
Il me regarde.
— Les gens qui ont failli vous tuer hier se trouvent très près d’ici, méfiez-vous. Ils sont deux. Le plus vieux porte un sac de cuir. C’est dans ce sac que se tient la mort.
— Merci, fais-je en quittant la position accroupie qui me permettait de suppléer une chaise.
— Ça fera cent roupies, me dit le mage, la main tendue.
Deux heures après, je suis de retour à la gare. J’ai un train dans dix-huit heures seulement, ce qui me laisse largement le temps d’aller déguster un nasigorang (je te garantis pas l’orthographe) au restaurant du coin. Je suis en alerte depuis que le vieux mage m’a annoncé que des vilains rôdaient dans mon espace vital, prêts à le transformer en espace mortuaire. Je me sens mi-figue, mi-raisin. Les incantations de pépé Kandih Raâton et sa gymnastique sur moi m’ont-elles réellement investi de son pouvoir ? Comment et quand m’en apercevrai-je ?
Je déguste le plat épicé en réfléchissant. A la table voisine se trouvent une dizaine de touristes britanniques des deux sexes. Ils parlent ruines, statues bouddhiques, temples et tout le bigntz du Guide Vert de chez Smith et Jackson, London dont chacun a un exemplaire près de son assiette. Moi, les touristes en conquête, ça m’a toujours couru sur la prostate, leur manière de tout vérifier par rapport à la documentation qu’ils trimbalent. Ils n’admirent pas : ils confrontent. Ne perçoivent ni le climat ni la gent, pas plus que la flore ou la faune. Le site ? Fume ! Ce qui leur importe, c’est le chapiteau, la clé de voûte, la maintenance artistique du truc qui vaut le voyage ; ils se livrent à un inventaire.
Chaque fois que je suis seul dans un lieu public, j’ai pour habitude de passer les gonzesses qui s’y trouvent en revue, me demandant, comme hier au bord de la piscine, laquelle j’aimerais le mieux me farcir. Dans la circonstance présente, mon choix est vite fait car sur les cinq dadames réunies près de moi, une seule est à peu près mettable. Les quatre autres sont des presque vieillasses poudrées à mort, grassouillettes et grotesques qui n’ont jamais su (et ne sauront jamais) ce qu’est un vrai coup de bite franc et massif. Ces gens, ils ont l’instinct de reproduction, pas celui de la volupté. Ils ne prennent pas leur pied, ils se perpétuent. Mais enfin, une petite femme châtaine, avec plein de taches de rousseur sur sa figure pâlotte et possédant des loloches intéressantes, serait apte à recevoir mes hommages trois-pièces par une nuit de tempête dans une bourgade perdue du Yorkshire. Elle est placée de trois quarts par rapport à ma pomme. L’idée me vient de contrôler mon pouvoir, si pouvoir il y a. Je me mets à la fixer intensément en lui ordonnant, par la pensée, de se tourner vers moi.
En deux étangs trois mous devant, elle lève la tête et me regarde.
Hasard ?
Voire !
« Souris-moi, ma chérie », lui enjoins-je.
Elle me sourit. Peut-être parce que je la mate avec complaisance, non ? Faut pas s’emballer.
« Je te broute le minouche, dearlinge, poursuis-je mentalement, tu la sens ma menteuse agile sur ton petit bistougnet d’amour ? »
L’Anglaise a le regard qui chavire. Elle entrouvre les lèvres et se trémousse sur sa chaise. Son mari qui est pasteur dans le Sucesex, le révérend Mac Heupan, s’aperçoit de la danse de Saint-Gui à Bobonne et lui en demande la raison. Elle continue de pâmoiser, la pauvrette.
Je lui sauve la situation en lui lançant le message silencieux suivant :
« Remets-toi, poupée, et réponds à ton vieux pingouin qu’une bestiole te grimpe entre les jambes. »
Voilà qu’elle le répète, mot pour mot. Cette fois, je ne doute plus de ma force occulte. Kandih Raâton m’a bel et bien investi de son pouvoir ! Une bouffée d’imbécile orgueil m’empare. Voilà que je tombe dans la puérilité, merde ! Je vais pas prendre la grosse tronche parce que je peux imposer ma volonté à mes contemporains, sans blague !
Des marchands ambulants font le tour du restau, proposant aux clients des oiseaux naturalisés (hindous), aux plumages somptueux. Les touristes débattent le prix, achètent. La dame à qui je faisais mentalement minette me paraît pas intéressée.
« Prends-en deux ! » la sommé-je.
Et elle ouvre brusquement son sac à main pour procéder à l’achat qui lui est dicté. Je me marre. T’as beau t’exhorter à la modestie, ça fait tout de même quelque chose de pouvoir glisser ta volonté dans la tête des autres, comme tu glisserais ta main dans leurs gants.
Les deux marchands viennent à moi. L’un d’eux tient les oiseaux à vendre sur un morceau de branche, afin de les présenter en situation d’oiseaux perchés. Il imite un charmant gazouillis. C’est le ramage de la jungle. Il a appris le bengali et le jacte couramment.
Son compagnon s’occupe du business. C’est lui qui propose les zoziaux et qui enfouille l’auber.
Il a une moustache noire, superbe. Des rouflaquettes larges comme ma main. Et il sourit de toutes ses dents blanches. Je contemple les zizes multicolores. Je pourrais en rapporter un à Félicie, tu crois pas ? Elle serait contente, m’man, d’avoir ce piaf dans sa cuisine, accroché à la boîte de gros sel.
J’en choisis un choucard tout plein, avec des plumes bleues et jaunes, serties d’ocre par endroits. Ses yeux de verre sont fripons.
— Ça coûte combien ?
— Un dollar, me dit le moustachu.
Je porte la main à ma poche. Lui, il dépose sur ma table la sacoche qu’il porte en bandoulière. Il la déboucle. Et alors, fulgurant, aigu comme un bruit de tramway freinant à mort, je réalise qu’il s’agit d’un sac de cuir et que ces hommes sont deux ! D’instinct, je fais basculer ma table. Le sac choit en même temps que ma boustifaille. Quatre serpenteaux de couleur bronze noirâtre, pas plus gros que des lombrics, en sortent avec des frétillements. J’ai retapissé les pareils dans une exposition : rien de plus venimeux que ces bestioles qui attaquent l’homme avec l’impudence des moustiques.
Je regarde le type à la moustache.
« A genoux ! Attrape-les ! » lui enjoins-je.
Il se met à grelotter et à claquer des dents.
« Attrape-les tout de suite ! » insisté-je, avec une force spirituelle qui transformerait un rayon laser en allumette de contrebande.
Le gars aux belles baffies se jette au sol. Sa main frémissante s’avance en tremblant sur l’un des serpenteaux.
Elle s’en saisit.
Le serpent le mord.
L’homme meurt.
Son compagnon largue sa branche d’oiseaux et s’enfuit.
Tous les convives hurlent et grimpent sur la table.
Tu verrais mon groupe d’Anglais : des naufragés sur une banquise en train de fondre. Les serveurs, alertés, s’arment de badines et entreprennent la chasse aux reptiles.
Moi, j’empare l’oiseau convoité et le glisse dans mon sac de voyage. M’man sera contente.