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Frank Frink regardait son ancien patron qui suivait le couloir en se dandinant et entrait dans les ateliers principaux de la W.M. Corporation ; il se disait : Ce qu’il y a d’étrange chez Wyndam-Matson, c’est qu’il n’a pas du tout l’air d’un propriétaire d’usine. Il ressemblerait plutôt à un clochard qui ouvre les portières devant les boîtes de nuit et à qui on aurait donné un bain, des vêtements neufs, qu’on aurait rasé, à qui on aurait coupé les cheveux et administré une bonne dose de vitamines avant de l’envoyer de par le monde avec cinq dollars en poche pour se faire une nouvelle vie. Le vieil homme, paraissait faible, il était nerveux, prenait des airs fuyants et parfois même insinuants comme s’il considérait celui qu’il avait en face de lui comme un ennemi éventuel, plus fort que lui, qu’il était nécessaire de flatter et d’apaiser. « Ils vont m’avoir », telle était la pensée que semblait trahir son comportement.
Et pourtant, le vieux W.M. était réellement très puissant. Il détenait le contrôle de toutes sortes d’entreprises, il avait des intérêts dans des affaires financières et immobilières. Et en outre l’usine de la W.M. Corporation.
À la suite du vieux W.M., Frink ouvrit la grande porte métallique qui donnait sur les ateliers. Il retrouva le ronflement des machines qu’il avait entendu tout autour de lui, chaque jour, pendant tant d’années, les hommes à leur établi, l’air rempli de poussière, traversé d’éclairs. Le vieil homme arrivait et Frink hâta le pas.
— Bonjour, Mr W.M. ! dit-il à haute voix.
Le vieil homme s’était arrêté à côté d’Ed McCarthy, un chef d’atelier aux bras velus. Lorsque Frink arriva auprès d’eux, ils levèrent les yeux.
Wyndam-Matson s’humecta les lèvres nerveusement :
— Je regrette, Frink. Je ne peux rien faire pour vous reprendre. J’ai déjà engagé quelqu’un à votre place, pensant que vous ne reviendriez pas. Après ce que vous aviez dit.
Ses petits yeux ronds papillotaient et Frink savait que c’était le signe d’un esprit fuyant qui, chez cet homme, était pour ainsi dire héréditaire, qu’il avait dans le sang.
— Je suis venu chercher mes outils. C’est tout. (Sa voix, il était heureux de le constater, était ferme et même mordante.)
— Bien, nous allons voir, balbutia W.M. (Cette question des outils de Frink étant de toute évidence très nébuleuse dans son esprit. Puis, s’adressant à Ed McCarthy :) Je pense que cela devrait se trouver dans votre service, Ed. Peut-être pouvez-vous vous occuper de Frink. J’ai autre chose à faire. (Il jeta un coup d’œil à sa montre de gousset.) Écoutez, Ed, j’examinerai plus tard la question de cette facture. Il faut que je me sauve.
Il donna une tape amicale sur le bras d’Ed McCarthy et partit très vite, sans se retourner.
Ed McCarthy et Frink restaient là, l’un à côté de l’autre.
— Vous étiez venu reprendre votre boulot, dit McCarthy au bout d’un instant.
— Oui, dit Frink.
— J’étais fier de vous, hier, en entendant ce que vous avez dit.
— Moi aussi, dit Frink. Mais… Seigneur ! je ne peux rien trouver ailleurs.
Il paraissait vaincu et désespéré.
— Vous le savez, ajouta Frink.
Les deux hommes avaient, dans le passé, souvent parlé de leurs problèmes.
— Je n’en suis pas sûr. Vous êtes aussi bon sur cette machine à câble flexible que n’importe qui sur la Côte. Je vous ai vu sortir une pièce en cinq minutes, y compris le polissage au rouge d’Angleterre. En partant du Cratex brut. À part la soudure…
— Je n’ai jamais dit que je savais souder, dit Frink.
— Vous n’avez jamais envisagé de vous installer à votre compte ?
Pris de court, Frink se mit à bégayer.
— Pour faire quoi ?
— Des bijoux.
— Oh ! pour l’amour de Dieu !
— Sur commande, des pièces originales, pas le genre commercial. (McCarthy lui fit signe de le suivre dans un coin de l’atelier, où il y avait moins de bruit.) Pour deux mille dollars environ, vous pourriez vous installer un petit atelier dans un sous-sol ou un garage. À une époque, j’ai dessiné des modèles pour des pendentifs et des boucles d’oreilles. Vous vous rappelez – de l’art moderne, contemporain.
Il prit un bout de papier et se mit à dessiner, lentement, en fronçant les sourcils à force d’application.
Frink regarda par-dessus son épaule et vit un bracelet orné de lignes sinueuses abstraites.
— Y a-t-il un marché ? demanda Frink. (Tout ce qu’il avait vu, c’étaient des objets traditionnels du passé – parfois même véritablement anciens.) Personne ne veut d’objets américains contemporains ; on n’a rien vu de ce genre, depuis la guerre.
— Créez un marché, dit McCarthy avec une grimace obstinée.
— Vous voulez dire, que je vende ces objets moi-même ?
— Placez-les chez les détaillants. Comme celui… comment s’appelle-t-il donc ? – qui se trouve dans Montgomery Street, ce grand magasin d’objets d’art.
— American Artistic Handcrafts, dit Frank.
Il n’était jamais entré dans ce genre de boutiques élégantes et chères. Peu d’Américains les fréquentaient ; seuls les Japonais avaient assez d’argent pour être clients dans ces endroits.
— Vous savez ce que vendent les détaillants de ce genre ? dit McCarthy. Et avec quoi ils gagnent des fortunes ? Ces saletés de boucles de ceinture en argent que fabriquent les Indiens du Nouveau-Mexique. Cette pacotille pour touristes. De l’art indigène, à ce que l’on dit.
Frink regarda McCarthy bien en face pendant un bon moment :
— Je sais ce qu’ils vendent d’autre. Et vous aussi.
— Oui, répondit McCarthy.
Ils savaient l’un et l’autre car, depuis longtemps, ils s’étaient trouvés mêlés directement à ce trafic.
Officiellement la W.M. Corporation fabriquait en fer forgé des cages d’escalier, des rampes, des foyers, des ornements pour les nouveaux immeubles de rapport, en série, d’après des modèles standards. Pour un nouvel immeuble de quarante appartements la même pièce serait exécutée quarante fois de suite. La W.M. Corporation avait toutes les apparences d’une fonderie de fer. Mais elle se livrait à d’autres activités d’où elle tirait ses véritables bénéfices.
En utilisant une grande variété d’outils, de matériaux et de machines, la W.M. Corporation sortait un flot régulier de contrefaçons d’objets d’artisanat américain d’avant-guerre. Ces faux étaient introduits avec précaution et habileté sur le marché des objets d’art pour être mélangés aux objets authentiques recueillis sur l’ensemble du continent. Comme sur le marché des timbres et des monnaies, il n’était absolument pas possible d’évaluer le pourcentage de pièces fausses qui se trouvaient ainsi en circulation. Et personne n’y tenait – tout particulièrement les vendeurs et les collectionneurs.
Lorsque Frink avait quitté son emploi, il avait laissé inachevé sur son établi un revolver Colt datant de l’époque du Far West. Il avait fait lui-même les moules, le montage, et il était occupé à la finition des pièces à la main. Il y avait un marché illimité pour les armes portatives de l’époque de la guerre de Sécession et du Far West. La W.M. Corporation était en mesure de vendre tout ce que produisait Frink. C’était sa spécialité.
Frink s’approcha lentement de son établi, prit en main l’écouvillon encore brut et rugueux du revolver. Dans trois jours, le revolver aurait été terminé. Oui, se disait-il, c’était du beau travail. Un expert aurait vu la différence, mais les collectionneurs japonais ne faisaient pas autorité au vrai sens du terme, ils n’avaient pas de points de comparaison.
En réalité, autant qu’il pouvait savoir, il ne leur était jamais venu à l’idée de se demander si les objets prétendus historiques vendus dans les boutiques de la Côte Ouest étaient authentiques. Ils s’y mettraient peut-être plus tard… et la duperie éclaterait au grand jour, le marché s’effondrerait, même pour les objets véritablement d’époque. Une loi de Gresham : les faux déprécient le vrai. La vraie raison pour qu’on ne cherche pas à en savoir davantage était sans doute celle-ci : après tout, tout le monde était content. Les fabriques, ici et là, dans différentes villes, en tiraient un bénéfice. Les marchands en gros les distribuaient, les détaillants les exposaient, faisaient de la publicité. Les collectionneurs sortaient leur argent, emportaient leurs acquisitions avec ravissement pour faire impression sur leurs associés, leurs amis et leurs maîtresses.
Comme après la guerre, pour les billets de banque, c’était très bien tant qu’on ne se posait pas de questions. Cela ne faisait de mal à personne – jusqu’au jour de la liquidation. Alors, sans qu’il y ait de jaloux, tout le monde serait ruiné. Mais jusque-là, personne n’en parlait, même ceux qui gagnaient leur vie à fabriquer les faux ; mais ils préféraient ne pas penser à ce qu’ils faisaient pour se concentrer sur des problèmes purement techniques.
— Combien y a-t-il de temps que vous n’avez plus essayé de réaliser des modèles originaux ? demanda McCarthy.
— Des années. Je peux copier avec une fidélité formidable. Mais…
— Vous savez ce que je me dis ? Je crois que vous avez pris cette idée aux Nazis, que les Juifs ne peuvent pas créer. Qu’ils peuvent seulement imiter et vendre. Des intermédiaires.
Il perçait Frink d’un regard impitoyable.
— C’est peut-être cela, dit Frink.
— Essayez donc. Faites des modèles originaux. Ou bien travaillez directement sur le métal. Essayez. Comme un gosse qui s’amuse.
— Non, répondit Frink.
— Vous n’avez pas la foi, dit McCarthy. Vous avez complètement perdu confiance en vous. Je me trompe ? C’est vraiment dommage. Parce que je sais que vous pourriez y arriver.
Il s’éloigna de l’établi.
C’est dommage, se disait Frink. Mais c’est néanmoins la vérité. C’est un fait. Je ne peux pas acquérir la confiance et l’enthousiasme par un simple effort de volonté. En le décidant.
Ce McCarthy est un chef d’atelier joliment calé, se disait-il. Il a le chic pour aiguillonner un homme, l’amener à déployer tous ses efforts en vue d’obtenir le maximum, même malgré lui. C’est un chef-né. Là, pendant un moment, il m’a presque donné une inspiration, mais… McCarthy est maintenant parti ; ses efforts ont échoué.
C’est vraiment dommage, se disait-il, que je n’aie pas ici mon exemplaire de l’oracle. Il aurait pu le consulter sur ce point ; mettre à profit cinq mille années de sagesse. Il se souvint alors qu’il y avait un exemplaire du Yi King dans le salon d’attente des bureaux de la W.M. Corporation. Il sortit donc des ateliers, suivit le couloir, traversa en hâte les bureaux pour arriver au salon d’attente.
Assis dans l’un des fauteuils de chrome et plastique, il écrivit sa question au dos d’une enveloppe : « Devrais-je essayer de me lancer dans cette affaire de création qu’on vient de définir devant moi ? » Puis il se mit à lancer les pièces.
La ligne du bas était un sept, de même que la seconde et la troisième. Le trigramme d’en haut était K’ien, il s’en rendit compte. Cela paraissait bon ; K’ien était le créateur. Alors ligne Quatre, un huit, Yin, ligne Cinq, encore huit, une ligne yin. Doux Seigneur, se disait-il, encore une ligne yin et j’ai l’hexagramme Onze, j’ai la Paix. Jugement très favorable. Oui, bien… Ses mains tremblaient tandis qu’il mélangeait les pièces. Une ligne yang et, de là, hexagramme Vingt-six, Ta Tch’ou, le Pouvoir apaisant du Grand. Les deux comportaient un jugement favorable, et il fallait que ce soit l’un ou l’autre. Il lança les trois pièces.
Yin. Un six. C’était la Paix.
Il ouvrit le livre et lut le jugement.
LÀ PAIX. Le petit s’en va.
Le grand vient.
Fortune. Succès.
Ainsi, je dois faire ce que m’a dit Ed McCarthy. Ouvrir ma petite affaire. Maintenant le six en haut, ma ligne d’action. Il tourna la page. Quel était le texte ? Il ne pouvait se rappeler ; probablement favorable parce que en lui-même l’hexagramme était tellement favorable. Union du ciel et de la terre – mais le premier et le dernier vers étaient en dehors de l’hexagramme, si bien que peut-être le six en haut…
Ses yeux repérèrent le verset et le lurent le temps d’un éclair :
Le mur retombe dans le fossé :
N’emploie pas d’armée maintenant.
Fais proclamer tes ordres dans ta propre ville.
La persévérance apporte l’humiliation.
— Quel effondrement ! s’écria-t-il, horrifié. Et le commentaire :
Le changement déjà annoncé au milieu de l’hexagramme a commencé. Le mur de la cité retombe dans le fossé d’où il avait été tiré… la fatalité s’abat…
C’était, sans aucun doute, l’un des versets les plus sinistres de tout le livre, qui en comportait plus de trois mille. Et pourtant, le jugement de l’hexagramme était favorable.
Lequel devait-il suivre ?
Et comment pouvaient-ils être aussi différents ? Cela ne lui était jamais arrivé auparavant, la chance et le destin funeste mélangés dans la prophétie de l’oracle ; quel destin étrange, c’était comme si l’oracle avait gratté le fond du tonneau, avait tiré au hasard de l’obscurité toutes sortes de lambeaux de chiffons, de vieux os, et de souillure, puis, s’étant ravisé, avait tout étalé au grand jour comme un cuisinier devenu fou. Il avait dû presser deux boutons en même temps, enrayer le mécanisme et il avait obtenu ce point de vue schlimaz’l de la réalité. Juste pendant une seconde – heureusement. Ça n’avait pas duré.
Bon Dieu, pensa-t-il, il faut que ce soit l’un ou l’autre ! Ça ne peut pas être les deux. On ne peut pas avoir un sort favorable et néfaste en même temps.
À moins que ?…
L’affaire de joaillerie apportera la réussite ; c’est ce que dit le jugement. Mais ce verset, ce satané verset ; il a trait à quelque chose de plus profond, quelque catastrophe à venir qui n’est même pas en relation avec l’affaire de joaillerie. Une infortune qui m’est réservée quoi que je fasse…
La guerre ! se dit-il. La Troisième Guerre mondiale ! Deux milliards d’entre nous tués, notre civilisation balayée. Les bombes à hydrogène tombant comme la grêle.
Oy gewalt ! pensa-t-il. Qu’est-ce qui se passe ? Est-ce que j’ai mis cela en mouvement ? Ou bien est-ce quelqu’un d’autre qui serait en train de tripatouiller on ne sait quoi, quelqu’un que je ne connais même pas ? Ou bien… nous tous. C’est la faute de ces physiciens et de cette théorie du synchronisme, selon laquelle chaque particule est en relation avec toutes les autres ; on ne peut pas faire un pet sans modifier l’équilibre de l’univers. Cela fait de la vie une drôle de plaisanterie, mais sans personne pour en rire. J’ouvre un livre et je trouve un exposé d’événements futurs que Dieu lui-même préférerait classer ou oublier. Et qui suis-je ? Celui qu’il ne faut pas ; ça je peux vous le dire.
Il faut que je prenne mes outils, que j’achète mes moteurs à McCarthy, que j’ouvre mon atelier, que je lance mon affaire, que j’aille de l’avant en négligeant cet affreux vers. Travailler, créer à ma façon jusqu’à la fin, vivre de mon mieux, être aussi actif que je le pourrai, jusqu’à ce que le mur retombe dans le fossé pour nous tous, pour l’humanité tout entière. Voilà ce que me dit l’oracle. Le destin nous abattra peut-être ensuite, mais d’ici là j’aurai eu mon travail ; il faut que je me serve de mon cerveau, de mes mains.
Le jugement me concernait seul, ainsi que mon travail. Mais le vers nous était destiné à tous.
Je suis trop peu de chose, se disait-il. Je ne peux lire que ce qui est écrit, lever les yeux, ensuite baisser la tête et chercher l’endroit où j’en étais resté comme si je n’avais pas vu ; l’oracle n’attend pas de moi que je me mette à courir dans les rues en braillant et en vociférant pour attirer l’attention.
Est-ce que quelqu’un peut y apporter une modification ? se demandait-il. Nous tous, en unissant nos efforts… ou un grand personnage… ou quelqu’un qui occupe une situation stratégique, qui se trouve à l’endroit adéquat. Hasard. Accident. Et nos vies, notre monde, qui en dépendent.
Il ferma le livre, quitta le salon d’attente et retourna aux ateliers. Quand il aperçut McCarthy, il lui fit un signe de la main pour lui indiquer un endroit où ils pourraient reprendre leur conversation.
— Plus j’y pense, dit Frink, plus votre idée me plaît.
— Bravo, dit McCarthy. Maintenant, écoutez-moi bien. Voici ce que vous allez faire. Il faut que vous vous fassiez donner de l’argent par Wyndam-Matson. (Il lui fit un énorme clin d’œil effrayé.) J’ai prévu comment. Je vais quitter la boîte et entrer dans l’affaire avec vous. Mes dessins, vous comprenez ? Qu’est-ce qui ne vous convient pas ? Ils sont bons, non ?
— Sûrement, dit Frink, un peu interloqué.
— Je vous verrai ce soir à la sortie de l’usine, chez moi. Vous viendrez vers 7 heures et vous dînerez avec Jean et moi – si vous supportez les gosses.
— D’accord, dit Frink.
McCarthy sortit après lui avoir donné une claque sur l’épaule.
J’ai fait du chemin, se dit Frink. Depuis dix minutes. Mais il n’éprouvait aucune appréhension ; il était plutôt énervé.
C’est sûrement venu très vite, se disait-il en retournant à son établi et en se mettant à rassembler ses outils. Je pense que c’est ainsi que se produit ce genre de choses. L’occasion, quand elle se présente…
Toute ma vie, j’ai attendu celle-ci. Quand l’oracle dit : « Quelque chose doit être réalisé », c’est ce qu’il vise. Le temps, c’est vraiment une grande chose. Quel est le temps, en ce moment ? Quel est le moment présent ? Un six en haut de l’hexagramme Onze change tout pour en faire le Vingt-six : Le pouvoir d’apprivoisement du grand. Ce qui était yin devient yang ; le verset se déplace et un nouveau Moment fait son apparition. Et il était si désarçonné qu’il ne s’en était même pas aperçu !
Je parie que c’est pour cela que j’ai tiré ce verset terrible ; c’est la seule façon pour l’hexagramme Onze de se changer en hexagramme Vingt-six, ce déplacement du six en haut. Je ne devrais donc pas aller me coller dans un pareil désordre.
Cependant, malgré son excitation et son optimisme, il ne pouvait complètement chasser ce verset de son esprit.
Cependant, se disait-il avec ironie, je suis en train de faire un départ joliment fameux. Vers 7 heures ce soir, j’aurai peut-être trouvé le moyen de l’oublier comme si cela ne s’était jamais produit.
Je l’espère bien. Parce que cette association avec Ed, c’est quelque chose de formidable. Il a certainement des idées du tonnerre, j’en suis certain. Et je n’ai pas l’intention de me laisser écarter.
Pour le moment, je ne suis rien mais, si je peux lancer cette affaire, alors je pourrai peut-être faire revenir Juliana. Je sais ce qu’elle veut – elle mérite d’être mariée à un homme qui compte, un personnage important dans la communauté, et non pas un meshuggener quelconque. Les hommes étaient de vrais hommes, autrefois ; avant la guerre, par exemple. Mais tout cela est terminé.
Rien d’étonnant à ce qu’elle aille d’un endroit à un autre, d’un homme à un autre, à la recherche de quelque chose. Et sans même savoir elle-même ce que c’est, ce que sont ses besoins biologiques. Mais je le sais, moi, et grâce à ce que je vais faire avec McCarthy – quoi que ce soit – je pourrai le réaliser pour elle.
À l’heure du déjeuner, Robert Childan fermait American Artistic Handcrafts Inc. Habituellement, il traversait la rue pour aller prendre quelque chose à la cafétéria en face. Il ne restait jamais plus d’une demi-heure et aujourd’hui, il ne s’était absenté que vingt minutes. Le souvenir du supplice que lui avaient infligé Mr Tagomi et la direction de la Mission commerciale lui avait retourné l’estomac et il s’en ressentait encore.
En revenant à son magasin, il se disait : « Mieux vaudrait adopter une politique nouvelle et ne plus faire de visites. Faire toutes les affaires au magasin. »
Deux heures de présentation. Beaucoup trop long. Près de quatre heures au total ; trop tard pour rouvrir le magasin. Un après-midi entier pour vendre un seul article, une montre Mickey Mouse ; un trésor coûteux mais… Il ouvrit la porte du magasin, alla pendre son manteau dans l’arrière-boutique.
En ressortant, il s’aperçut qu’il avait un client. Un blanc. Eh bien ! se dit-il, quelle surprise.
— Bonjour, monsieur, dit Childan, en s’inclinant légèrement.
Probablement un pinoc. Un homme mince, plutôt brun. Bien habillé, élégant. Mais mal à son aise. Le visage luisant légèrement de transpiration.
— Bonjour, murmura l’homme en faisant le tour du magasin pour regarder les vitrines.
Puis, soudain, il s’approcha du comptoir. Il fouilla dans sa veste et en sortit un petit porte-cartes de cuir brillant et exhiba une carte portant, imprimé en plusieurs couleurs, un dessin compliqué.
On y voyait l’emblème impérial. C’était un insigne militaire. La marine. L’amiral Harusha. Robert Childan, très impressionné, examina la carte.
— Le vaisseau amiral, expliqua le client, est actuellement mouillé en baie de San Francisco. Le porte-avions Syokaku.
— Ah ! dit Childan.
— L’amiral Harusha n’avait encore jamais visité la côte Ouest, dit le client. Il y avait plusieurs choses qu’il désirait faire pendant qu’il est ici, dont l’une était de rendre personnellement visite à votre célèbre magasin.
Dans l’archipel nippon, il n’a cessé d’entendre parler de l’American Artistic Handcrafts Inc.
Childan s’inclinait, comblé.
— Cependant, poursuivit l’homme, en raison du nombre de ses rendez-vous, l’amiral ne peut faire en personne cette visite à votre estimable magasin. Mais il m’a envoyé à sa place ; je suis son aide de camp.
— L’amiral est collectionneur ? demanda Childan, dont l’esprit travaillait à toute vitesse.
— C’est un amoureux des arts. Un connaisseur. Et non pas un collectionneur. Les objets qu’il désire sont destinés à faire des cadeaux : il a l’intention d’offrir à chacun des officiers de son vaisseau un objet historique de valeur, une arme individuelle, souvenir de la guerre de Sécession. Il y a douze officiers au total, dit l’homme après avoir marqué un temps.
Childan se disait en lui-même : douze armes individuelles de la guerre de Sécession. Coût à l’achat : près de dix mille dollars. Il en tremblait.
— Comme on le sait très bien, continuait l’homme, votre magasin vend ces objets anciens inestimables sortis des pages de l’Histoire américaine. Mais qui sombrent, hélas, trop vite dans l’oubli.
En prenant un soin énorme à choisir ses mots – il ne pouvait se permettre de manquer cette affaire, de faire le moindre faux pas – Childan dit :
— Oui, c’est vrai. De tous les magasins des E.A.P. je possède le plus beau stock qu’on puisse imaginer en fait d’armes de la guerre de Sécession. Je serai heureux de servir l’amiral Harusha. Puis-je réunir une superbe collection et la lui apporter à bord du Syokaku ? Cet après-midi ?
— Non, dit l’homme, j’examinerai ces objets ici même.
Douze. Childan calculait. Il n’en possédait pas douze – en réalité il n’en avait que trois. Mais il pouvait s’en procurer douze, avec de la chance ; par différentes filières, et cela dans la semaine. Des envois par avion de l’Est, par exemple. Et des contacts avec les grossistes locaux.
— Vous, monsieur, dit Childan, vous vous y connaissez dans ce genre d’armes ?
— Passablement, dit l’homme. J’ai une petite collection d’armes individuelles, y compris ce minuscule pistolet secret construit de manière à avoir l’air d’un domino. Aux alentours de 1840.
— Ravissant article, dit Childan en allant vers le coffre chercher plusieurs revolvers pour les soumettre à l’examen de l’aide de camp de l’amiral Harusha.
En revenant, il trouva l’autre en train de rédiger un chèque.
— L’amiral désire payer d’avance, dit-il en s’interrompant.
Un dépôt de quinze mille dollars E.A.P.
La pièce se mit à tourner sous les yeux de Childan. Mais il trouva le moyen de garder une voix ferme ; il réussit même à prendre un air un peu ennuyé.
— Si vous le désirez. Ce n’est pas nécessaire ; une simple formalité en affaires.
Il posa une boîte de cuir et de feutre en disant :
— Voici un Colt 44 exceptionnel de 1860. (Il ouvrit la boîte.) Poudre noire et balles. Livré à l’armée des États-Unis. Les garçons en bleu étaient munis de ces armes à la Seconde bataille de Bull Run.
L’homme examina le Colt 44 pendant un très long moment. Puis, en levant les yeux, il dit avec calme :
— Monsieur, c’est une imitation.
— Hein ? demanda Childan qui ne saisissait pas.
— Cette pièce n’a pas plus de six mois. Monsieur, vous nous proposez un faux. Je suis très triste de devoir vous le dire, mais regardez le bois, ici, vieilli artificiellement à l’acide. Quelle honte !
Il reposa le revolver.
Childan ramassa l’arme et la garda entre les mains. Il ne trouvait rien à dire. En la retournant dans tous les sens, il finit par déclarer :
— Ce n’est pas possible.
— Une imitation de l’arme historique. Rien de plus. Je crains, monsieur, que vous n’ayez été trompé. Peut-être par quelque forban sans scrupule. Vous devez rapporter le fait à la police de San Francisco. (L’homme s’inclina.) Cela me désole. Vous avez peut-être d’autres imitations dans votre magasin. Mais est-il possible, monsieur, que vous, le détenteur, le vendeur de tels objets, vous ne puissiez distinguer les faux de ceux qui sont authentiques ?
Il y eut un silence.
L’homme reprit le chèque inachevé et le remit dans sa poche, rangea son stylographe et s’inclina :
— C’est une honte, monsieur, mais il est clair que je ne puis, hélas, poursuivre mes pourparlers avec American Artistic Handcrafts Inc. L’amiral Harusha sera déçu. Néanmoins, vous voyez ma position.
Childan contemplait toujours le revolver.
— Au revoir, monsieur, dit l’homme. Acceptez s’il vous plaît mon humble avis : engagez un expert pour examiner vos acquisitions. Votre réputation… je suis sûr que vous me comprenez.
— Monsieur, si vous pouviez avoir l’amabilité… bredouilla Childan.
— Soyez tranquille, monsieur. Je n’en parlerai à personne. Je dirai… à l’amiral que votre magasin était malheureusement fermé aujourd’hui. Après tout… (L’homme s’arrêta sur le pas de la porte.) Nous sommes tous les deux, après tout, des blancs.
En s’inclinant encore une fois, il se retira.
Resté seul, Childan tenait toujours le revolver.
Ce n’est pas possible, se disait-il. Cela doit être pourtant. Dieu du Ciel. Je suis ruiné. J’ai manqué une affaire de quinze mille dollars. Et ma réputation, si cette histoire transpire. Si cet homme, l’aide de camp de l’amiral Harusha, n’est pas discret.
Je me tuerai, se dit-il. J’ai perdu la face. Je ne peux pas continuer ; c’est un fait.
D’autre part, cet homme s’est peut-être trompé.
Peut-être a-t-il menti.
Il était envoyé par les United States Historie Objects pour me ruiner. Ou par West Coast Art Exclusives.
En tout cas, par l’un de mes concurrents.
Le revolver est sans aucun doute authentique.
Comment le vérifier ? Childan se creusait la tête. Ah ! je vais le faire examiner par le Département de Criminologie de l’Université de Californie. J’y connais quelqu’un ou tout au moins j’y connaissais quelqu’un autrefois. Cela s’est déjà présenté. Contestation de l’authenticité d’un ancien fusil à culasse.
Sans perdre un instant, il téléphona au service de messageries et de livraisons de la ville et demanda qu’on lui envoie quelqu’un immédiatement. Il enveloppa le revolver, écrivit une lettre au laboratoire de l’Université pour demander qu’on procède immédiatement à une estimation de l’âge de ce revolver et qu’on lui donne la réponse par téléphone. Le coursier arriva ; Childan lui donna la lettre et le paquet, l’adresse, et lui recommanda de prendre un hélicoptère. L’homme partit et Childan se mit à arpenter inlassablement son magasin en attendant… en attendant.
À 3 heures, coup de téléphone de l’Université.
— Mr Childan, dit une voix, vous avez voulu faire contrôler l’authenticité d’un Colt 44 modèle de l’Armée 1860. (Il y eut une pause, pendant laquelle Childan se cramponnait au téléphone, plein d’appréhension.) Voici le rapport du laboratoire : Il s’agit d’une reproduction coulée dans des moules en plastique à l’exception de la partie en noyer. Les numéros de série sont tous faux. L’armature n’a pas été cémentée par le procédé au cyanure. Les surfaces brunies et bleuies ont été finies par une technique moderne à action rapide, l’ensemble du revolver a été vieilli artificiellement et a reçu un traitement destiné à le faire paraître vieux et usagé.
— L’homme qui me l’a apporté pour expertise… dit Childan d’une voix pâteuse…
— Dites-lui qu’il s’est fait avoir, dit le technicien de l’Université. Et gravement. C’est du bon boulot. Fait par un vrai professionnel. Voyez-vous, le revolver authentique recevait son fini – vous voyez, les parties d’acier bleui ? On le mettait dans une boîte faite de lanières de cuir, scellée, avec du gaz cyanhydrique, et chauffée. Trop compliqué de nos jours. Mais ce revolver a été fait dans un atelier assez bien monté. Nous avons décelé des particules de plusieurs produits pour le polissage et la finition, dont certains sont très peu courants. Nous ne pouvons pas le prouver, mais nous savons qu’il existe une industrie régulière qui sort ce genre de faux. Ce doit être exact. Nous en avons vu tellement.
— Non, dit Childan. Ce n’est qu’une rumeur. Je puis vous l’affirmer d’une manière absolue, monsieur. (Le ton de sa voix s’élevait et elle se cassa, devint criarde.) Je suis placé pour le savoir. Pourquoi croyez-vous que je vous ai envoyé ce spécimen ? Je pouvais déceler la supercherie, car je suis qualifié par des années de pratique. Celle-ci est une rareté, une curiosité. Une plaisanterie, en réalité. Un mauvais tour. Une mystification. (Il s’interrompit, il perdait haleine.) Merci de m’avoir donné confirmation de ce que j’avais moi-même observé. Envoyez-moi votre facture. Merci.
Il raccrocha aussitôt.
Puis, sans perdre un instant, il parcourut ses dossiers. Il recherchait la trace de ce revolver. Comment était-il tombé entre ses mains ? De qui venait-il ?
Il venait, lut-il, de l’une des plus grosses maisons de gros de San Francisco, Ray Calvin Associates, Van Ness. Il les appela immédiatement au téléphone.
— Je voudrais parler à Mr Calvin, dit-il.
Sa voix s’était un peu raffermie.
— Oui, dit une voix d’homme bougon, très affairé.
— Ici, Bob Childan, de TA.A.H. dans Montgomery Street. Ray, il faut que je vous parle d’une affaire délicate. Je veux vous voir en particulier, à une heure quelconque aujourd’hui à votre bureau ou à tout autre endroit. Croyez-moi, vous feriez bien d’accéder à ma demande.
Voyons, se dit-il, voilà qu’il se mettait à beugler dans le téléphone.
— D’accord, dit Ray Calvin.
— N’en parlez à personne. C’est absolument confidentiel.
— 4 heures ?
— D’accord pour 4 heures, dit Childan. À votre bureau. Au revoir.
Il raccrocha avec une fureur telle que l’appareil tomba du comptoir ; il se mit à genoux pour le ramasser et le remettre en place.
Il avait une demi-heure devant lui avant d’être obligé de partir ; il allait devoir marcher de long en large tout ce temps-là. Que faire ? Une idée. Il demanda le bureau de San Francisco du Tokyo Herald sur Market Street.
— Messieurs, dit-il, dites-moi, s’il vous plaît : le porte-avions Syokaku est-il dans le port et, dans ce cas, pour combien de temps ? Je serais heureux d’obtenir ce renseignement de votre estimable journal.
Une attente angoissante. Puis la fille revint.
— D’après notre service de documentation, monsieur, dit-elle avec un petit rire, le porte-avions Syokaku est au fond de la mer des Philippines. Il a été coulé par un sous-marin américain en 1945. Y a-t-il une autre question qu’il vous intéresserait de nous poser, monsieur ?
Dans le bureau de ce journal, ils semblaient bien s’amuser de la blague qu’on lui avait faite.
Il raccrocha. Plus de porte-avions Syokaku depuis dix-sept ans. Probablement pas d’amiral Harusha non plus. L’homme était un imposteur. Et cependant…
L’homme avait raison. Le Colt 44 était faux.
Cela semblait dépourvu de sens.
L’homme était peut-être un spéculateur ; il avait essayé de se rendre maître du marché des armes individuelles de la guerre de Sécession. Un expert. Et il avait reconnu la copie. Il était un professionnel parmi les professionnels.
Il fallait être un professionnel pour savoir. Quelqu’un de la partie. Et non pas un simple collectionneur.
Childan éprouva un infime soulagement. Dans ce cas, il y en avait peu qui pourraient détecter la chose comme lui. Peut-être personne. Le secret serait gardé.
Laisser tomber l’affaire ?
Il réfléchit. Non. Il fallait faire une enquête. Avant tout, récupérer sa mise de fond : se faire rembourser par Ray Calvin. Et… il devait faire examiner par le laboratoire de l’Université tous les autres objets qu’il avait en stock.
Mais… en supposant qu’il y en ait beaucoup qui ne soient pas authentiques ?
Affaire difficile.
La seule façon de faire est celle-ci, décida-t-il. Il était triste, désespéré, même. Aller voir Ray Calvin. Le confondre. Insister pour remonter à la source. Peut-être est-il innocent, lui aussi. Peut-être pas. En tout cas, lui dire : plus de faux ou je ne vous achète plus rien à l’avenir.
Il faudra qu’il supporte la perte, décida Childan. Pas moi. S’il refuse, alors j’approcherai d’autres détaillants, je leur dirai, je ruinerai sa réputation. Pourquoi serais-je le seul à être touché ? Passer la main à ceux qui sont responsables, les mettre tous dans le bain.
Mais il fallait faire cela dans le plus grand secret. Garder l’affaire entre soi.