124420.fb2 Le ma?tre du Haut Ch?teau - читать онлайн бесплатно полную версию книги . Страница 5

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Dans le crépuscule, en levant les yeux, Juliana Frink vit disparaître à l’ouest un point lumineux qui décrivait un arc dans le ciel. L’une de ces fusées nazies, se dit-elle. En route vers la côte du Pacifique. Pleine de grosses légumes. Et moi je suis ici, à terre. Le vaisseau n’était naturellement plus en vue, mais elle esquissa un petit signe de la main.

L’ombre s’étendait, venant des Montagnes Rocheuses. Les grands pics bleus entraient dans la nuit. Un essaim d’oiseaux migrateurs, au vol lourd, suivait la ligne des montagnes. Ici et là, des phares de voitures s’allumaient. Elle vit deux points lumineux le long de la grande route. La station d’essence. Des maisons.

Depuis des mois, à présent, elle habitait ici, à Canon City, dans le Colorado. Elle était monitrice de judo.

Sa journée de travail terminée, elle s’apprêtait à prendre une douche. Elle se sentait fatiguée. Toutes les douches étaient occupées par les clients du gymnase Ray, et elle était restée là, à attendre dehors dans la fraîcheur du soir, en savourant le calme et le parfum de l’air des montagnes. Tout ce qu’elle entendait, c’était un léger murmure venant de la baraque à hamburgers, au bout du chemin, sur le bord de la grande route. Deux énormes camions Diesel s’étaient arrêtés là et, dans la pénombre, les chauffeurs endossaient leur veste de cuir avant d’entrer dans le snack.

Elle se disait : « Est-ce que Diesel ne s’est pas jeté par la fenêtre de sa cabine ? Ne s’est-il pas suicidé en se noyant au cours d’une traversée de l’océan ? Je pourrais peut-être en faire autant. Mais ici, il n’y a pas d’océan. Cependant, il existe toujours un moyen. Comme dans Shakespeare. Une épingle piquée sur le devant de la chemise, et adieu Frink. La fille qui n’a pas peur d’aller marauder dans le désert, sans domicile fixe. Qui s’en va, parfaitement consciente des nombreuses épreuves que lui réserve l’adversité. » Elle pouvait aussi mourir en ville, en respirant les gaz d’échappement des voitures, peut-être par l’intermédiaire d’un long tuyau.

Elle avait appris cela, pensait-elle, des Japonais. Ils lui avaient enseigné le calme devant la mort, et le moyen de gagner de l’argent avec le judo. Comment tuer, comment mourir. Yang et yin. Mais c’est dépassé, maintenant. Nous sommes dans un pays protestant.

C’était agréable de voir les fusées des Nazis passer sans s’arrêter et sans manifester le moindre intérêt pour Canon City, Colorado. Ni pour l’Utah, le Wyoming, la partie est du Nevada, ni pour des États couverts de déserts ou de pâturages. Nous ne présentons aucune valeur, se disait-elle. Nous pouvons vivre nos vies étriquées. Si nous y tenons. Si nous y trouvons un intérêt quelconque.

Elle entendit s’ouvrir la porte d’une des douches. Une forme apparut : c’était la grosse Miss Davis, qui avait terminé et qui partait, tout habillée, le sac sous le bras.

— Oh ! vous attendiez, Mrs Frink ? Je suis désolée.

— Ça ne fait rien, dit Juliana.

— Vous savez, Mrs Frink, j’ai tiré beaucoup de profit du judo. Plus encore que du Zen. Je tenais à vous le dire.

— Perdez vos hanches par la méthode Zen, dit Juliana. Perdez des kilos sans douleur avec le satori. Excusez-moi, Miss Davis. Je rêvassais.

— Est-ce qu’ils vous ont fait très mal ? demanda Miss Davis.

— Qui ça ?

— Les Japs. Avant que vous ayez appris à vous défendre par vous-même.

— Cela a été terrible, dit Juliana. Vous n’êtes jamais allée sur la Côte ? Là où ils sont ?

— Je ne suis jamais sortie du Colorado, dit Miss Davis d’une voix qui tremblait légèrement.

— Cela pourrait arriver ici, dit Juliana. Ils pourraient décider d’occuper également cette région.

— Plus maintenant !

— On ne sait jamais ce qu’ils vont faire, dit Juliana. Ils dissimulent leurs véritables pensées.

— Que… vous ont-ils fait faire ?

Miss Davis, serrant son sac contre elle de ses deux mains, se rapprocha, dans l’obscurité, pour mieux entendre.

— Tout, dit Juliana.

— Oh ! mon Dieu. Je me défendrais, dit Miss Davis.

Juliana la pria de l’excuser et entra dans la douche vacante ; quelqu’un s’approchait, la serviette sur le bras.

Un peu plus tard, elle s’installa dans un box chez Charley et consulta distraitement la carte des hamburgers. Le juke-box jouait un hillbilly, guitare et chant plaintif hoquetant d’émotion… L’atmosphère était chargée de la fumée dégagée par la graisse qui tombait sur la braise. Et pourtant l’endroit était chaud et gai, elle était réconfortée de s’y trouver. Elle aimait voir les chauffeurs de camions au comptoir, la serveuse, le gros cuisinier irlandais en veste blanche qui rendait la monnaie devant la caisse enregistreuse.

En la voyant, Charley s’approcha pour s’occuper d’elle personnellement. Esquissant un sourire, il demanda de sa voix traînante :

— Madame veut du thé maintenant ?

— Du café, dit Juliana en supportant avec patience la bonne humeur un peu insistante du cuisinier.

— Ah bon ! dit Charley en hochant la tête.

— Et le sandwich chaud au steak avec de la sauce.

— Vous ne préférez pas un bol de soupe au nid de rat ? Ou bien peut-être de la cervelle de chèvre frite à l’huile d’olive ?

Deux des chauffeurs de camions, se retournant sur les tabourets, rirent de la bonne blague. Et ils prirent aussi plaisir à remarquer combien Juliana était séduisante. Même sans les plaisanteries du cuisinier, tôt ou tard ils se seraient retournés pour la regarder. Des mois de judo lui avaient donné un aspect musclé exceptionnel ; elle savait très bien la maîtrise que cela lui donnait de son corps et le bien que le judo avait fait à sa silhouette.

Tout vient de la musculature des épaules, se disait-elle en les voyant l’observer. C’est comme pour les danseuses. Rien à voir avec la taille. Envoyez vos épouses au gymnase et nous leur apprendrons. Et vous serez tellement plus satisfaits de la vie.

— Faites gaffe, dit le cuisinier avec un clin d’œil. Elle vous enverrait au tapis comme un rien.

— D’où êtes-vous ? demanda-t-elle au plus jeune des chauffeurs.

— Du Missouri, répondirent les deux hommes en même temps.

— Vous êtes des États-Unis ? demanda-t-elle.

— Moi, oui, répondit le plus âgé des deux. De Philadelphie. J’ai trois gosses là-bas. L’aîné a onze ans.

— Écoutez, demanda Juliana. Est-il possible de trouver une bonne situation avantageuse par là-bas ?

— Bien sûr, dit le plus jeune. Si vous avez la peau de la bonne couleur.

Il avait pour sa part le teint mat et des cheveux noirs frisés. Il avait pris une expression amère et contractée.

— C’est un macaroni, dit le plus âgé.

— Eh bien, dit Juliana, est-ce que l’Italie n’a pas gagné la guerre ?

Elle eut pour le jeune chauffeur un sourire auquel l’autre ne répondit pas. Au contraire, ses yeux sombres se mirent à lancer des flammes, et il se détourna.

Elle était désolée, mais elle ne dit rien. Je ne peux pas t’éviter – ni à personne d’autre – d’avoir la peau foncée, disait-elle en elle-même. Elle pensait à Frank. Elle se demandait s’il vivait toujours. Il disait la chose qu’il ne fallait pas dire ; il parlait à tort et à travers. Non, se dit-elle. Jusqu’à un certain point, il aimait les Japonais. Peut-être s’identifiait-il avec eux parce qu’ils sont affreux à voir. Elle avait toujours dit à Frank qu’il était affreux. Des pores dilatés. Un gros nez. Sa peau à elle était d’une texture très fine, exceptionnelle. Est-ce qu’il est tombé mort, privé de moi ? Un « fink » c’est une sorte d’oiseau, un pinson. Et l’on dit que les oiseaux meurent.

— Vous reprenez la route ce soir ? demanda-t-elle au jeune chauffeur italien.

— Demain.

— Si vous n’êtes pas heureux aux États-Unis, pourquoi ne vous établissez-vous pas ici d’une manière permanente ? demanda-t-elle. J’ai vécu dans les Montagnes Rocheuses très longtemps et ça n’était pas si mal. J’ai habité San Francisco, sur la côte du Pacifique. Ils ont aussi le problème de la couleur, là-bas.

Tout en restant penché sur le comptoir, il lui lança un rapide coup d’œil et lui répondit :

— Madame, c’est déjà assez moche d’avoir à passer une journée et une nuit dans une ville comme celle-ci. Vivre ici ? Seigneur – si je pouvais trouver un boulot d’un autre genre, n’importe lequel, et ne plus être obligé de passer ma vie sur les routes et de bouffer dans des gargotes comme celle-ci…

Il se tut, parce qu’il avait remarqué que le cuisinier devenait écarlate. Il se mit à boire son café.

— Joe, tu es snob, lui dit le chauffeur plus âgé.

— Vous pourriez habiter Denver, dit Juliana. C’est plus gentil qu’ici.

Je vous connais, vous autres Américains de la Côte Est, se disait-elle. Vous aimez la grande vie. Vous échafaudez des projets grandioses. Les Montagnes Rocheuses, pour eux, c’est la cambrousse. Rien ne s’y est passé depuis avant la guerre. Des vieux à la retraite, des agriculteurs, tous les gens stupides, obtus, pauvres… Et tous les gars malins sont partis vers l’Est, vers New York, en traversant la frontière légalement ou pas. Parce que c’est là que se trouve l’argent, celui que rapporte abondamment l’industrie. L’expansion. Les investissements allemands ont fait énormément… il ne leur a pas fallu longtemps pour rétablir la prospérité des États-Unis.

Le cuisinier parlait à présent d’une voix rauque et furieuse.

— Dis donc, mon vieux, je n’aime pas particulièrement les Juifs, mais en 49 j’ai vu des réfugiés israélites fuir les États-Unis, alors tu peux te les garder, tes États-Unis. Si on a énormément reconstruit par là-bas, si l’argent y est facile, c’est parce qu’on a dépouillé les Juifs avant de les chasser de New York à coups de pied dans le cul, avec leur saloperie de loi nazie de Nuremberg. Quand j’étais môme j’habitais Boston ; je n’aimais pas plus que ça les Juifs mais je n’aurais jamais pensé que cette loi raciale nazie serait appliquée aux États-Unis, même après avoir perdu la guerre. Je suis étonné que tu ne te sois pas engagé dans les forces armées des États-Unis, prêt à envahir quelque petite république d’Amérique du Sud pour ouvrir un nouveau front au profit des Allemands et leur permettre de faire reculer les Japonais un peu plus loin…

Les deux chauffeurs de camions s’étaient levés, l’air résolu. Le plus âgé saisit sur le comptoir une bouteille de ketchup et la brandit en la tenant par le goulot. Sans leur tourner le dos, le cuisinier chercha à tâtons derrière lui jusqu’à ce qu’il trouve l’une de ses grandes fourchettes de rôtisseur et il la tint levée au-dessus de sa tête.

— Denver va avoir une des pistes résistant à la chaleur si bien que les fusées de la Lufthansa pourront y atterrir, dit Juliana.

Aucun des trois hommes ne broncha ni n’ouvrit la bouche. Les autres consommateurs restaient assis sans rien dire.

— Il y en a une qui est passée au-dessus de nous ce soir, dit finalement le cuisinier.

— Elle n’allait pas à Denver, dit Juliana. Elle piquait vers la Côte Ouest.

Les deux chauffeurs finirent par se rasseoir.

— J’oublie toujours, marmonna le plus âgé, ils sont un peu jaunes par ici.

— Les Japonais n’ont pas tué de Juifs, pendant la guerre ou après, dit le cuisinier. Les Japonais n’ont pas construit de fours crématoires.

— Eh bien ! c’est dommage, dit simplement le plus âgé des chauffeurs.

Puis il reprit sa tasse de café et se remit à manger.

Jaunes, se disait Juliana. Je crois que c’est en effet vrai. Nous aimons beaucoup les Japonais par ici.

— Où allez-vous passer la nuit ? demanda-t-elle en s’adressant au plus jeune des chauffeurs, Joe.

— Je ne sais pas. Je suis juste descendu du camion pour venir ici. Tout l’État, dans l’ensemble, me déplaît. Peut-être que je dormirai dans le camion.

— Le motel Honey Bee n’est pas trop mal, dit le cuisinier.

— Très bien, dit le jeune chauffeur. J’irai peut-être là, si ça ne leur fait rien que je sois italien.

Il essayait de le cacher, mais il avait un accent prononcé.

En le regardant, Juliana songea : C’est l’idéalisme qui rend tout cela plus pénible. Demander trop à la vie. Changer sans cesse d’endroit, être anxieux et agité. Je suis comme ça. Je n’ai pas pu rester sur la côte Ouest et il est possible que je ne puisse plus me sentir ici, un beau jour. Est-ce que les gens étaient comme ça, dans le passé ? Pourtant, la frontière n’est plus ici : elle est sur les autres planètes.

Nous pourrions signer un engagement, lui et moi, pour l’un de ces vaisseaux spatiaux de colonisation. Mais les Allemands le refuseraient à cause de son teint basané et moi à cause de mes cheveux noirs. Ces espèces de pédés nordiques SS, maigres et pâles, dans leurs châteaux d’entraînement, en Bavière. Ce type, Joe, n’a même pas l’expression de physionomie qui convient. Il devrait avoir cet air froid mais tout de même enthousiaste de celui qui ne croit en rien, tout en professant cependant une sorte de foi aveugle. Oui, c’est ainsi qu’ils sont. Ce ne sont pas des idéalistes, comme Joe et moi ; ce sont des cyniques doués d’une foi absolue. C’est une sorte de déficience cérébrale, comme celle qui résulte d’une lobotomie – cette mutilation que pratiquent les psychiatres allemands et qui est un succédané misérable de la psychothérapie.

Ce qui ne va pas, conclut-elle, c’est le sexe ; au cours des années 30 ils avaient déjà des pratiques infâmes et ça n’a fût que s’aggraver. Hitler a commencé avec sa… au fait, qu’était-elle ? Sa sœur ? Sa tante ? Sa nièce ? Et sa famille souffrait déjà de consanguinité ; son père et sa mère étaient cousins. Ils commettent tous l’inceste, ils reviennent à ce péché originel qui consiste à coucher avec sa mère. C’est pourquoi l’élite pédérastique SS affiche cette angélique bouche en cœur, cette innocence de bébé blond ; elle se gardait pour maman. Ou pour leur camarade.

Qui est maman pour eux ? se demandait-elle. Le chef, Herr Bormann, qui serait en train de mourir ? Ou bien… le Malade. Le vieil Adolf qu’on suppose être quelque part dans un sanatorium, en train de finir ses jours dans un état sénile. Syphilis cérébrale datant de l’époque misérable où il était clochard à Vienne… long manteau noir, linge de corps dégoûtant, asiles de nuit.

De toute évidence, c’était une vengeance ironique de Dieu, sortie tout droit de quelque film muet. Cet homme affreux rongé par une pourriture interne, la peste qui punit traditionnellement la débauche.

Et ce qu’il y avait d’horrible, c’était que l’Empire allemand actuel était issu de ce cerveau. D’abord un parti politique, puis une nation, enfin la moitié du globe. Et les Nazis eux-mêmes l’avaient diagnostiqué, avaient reconnu la chose ; ce guérisseur charlatan qui avait soigné Hitler par les plantes, ce Dr Morelle qui lui avait administré une spécialité pharmaceutique appelée Pilules antigaz du Dr Koester, avait été à l’origine un vénérologue. On le savait dans le monde entier et cependant les bredouillements du Chef étaient toujours sacrés, étaient toujours paroles d’Évangile. Ces points de vue avaient d’ores et déjà infecté une civilisation et, comme des germes pathogènes, les grandes tantes blondes, aveugles, partaient de la Terre pour se rendre dans les autres planètes et y apporter la contamination.

Voilà ce qu’on tirait de l’inceste : folie, cécité, mort.

Brr… Elle en tremblait.

— Charley, dit-elle en s’adressant au cuisinier, est-ce que ma commande va être bientôt prête ?

Elle se sentait abandonnée ; elle se leva et alla s’installer au comptoir à côté de la caisse enregistreuse.

Personne ne la remarqua, sauf le jeune chauffeur italien ; ses yeux sombres restaient fixés sur elle. Il s’appelait Joe. Joe qui ? Elle se le demandait.

En se trouvant plus près de lui, elle vit qu’il n’était pas aussi jeune qu’elle l’aurait cru. Difficile à dire ; il émanait de lui une énergie qui rendait cette appréciation difficile. Il se passait continuellement la main dans les cheveux, il les peignait de ses doigts raides et recourbés. Cet homme a quelque chose de particulier, se disait-elle. Il respire… la mort. Cela la retournait, mais l’attirait en même temps. Maintenant, le chauffeur plus âgé penchait la tête vers lui et lui parlait à l’oreille. Ils l’examinèrent tous les deux, cette fois d’une façon qui ne traduisait pas uniquement l’intérêt ordinaire du mâle.

— Mademoiselle, dit le plus âgé. (Les deux hommes étaient très tendus, maintenant.) Vous savez ce que c’est que ça ?

Et il lui montrait une boîte plate, blanche, pas très grande.

— Oui, répondit Juliana. Des bas de nylon. Une fibre synthétique exclusivement fabriquée par le grand cartel de New York, I. G. Farben. Très rares et très chers.

— On doit ça aux Allemands. Le monopole, ce n’est pas si mal que ça.

Le plus âgé passa la boîte à son camarade qui, du coude, la poussa vers elle sur le comptoir.

— Vous avez une voiture ? demanda le jeune Italien en buvant son café.

Charley sortait de la cuisine avec l’assiette de Juliana.

— Vous pourriez me conduire à cet endroit. (Les yeux énergiques et insistants ne cessaient de l’étudier ; elle était d’une nervosité croissante, tout en se sentant de plus en plus pétrifiée.) Ce motel, ou je ne sais quoi, où je suis supposé passer la nuit. C’est bien cela ?

— Oui, dit-elle, j’ai une voiture. Une vieille Studebaker.

Le regard du cuisinier alla d’elle au jeune chauffeur, puis il déposa son assiette sur le comptoir.

À l’extrémité de l’allée centrale, le haut-parleur lançait : « Achtung, meine Damen und Herren. » Mr Baynes fit un bond dans ton fauteuil, ouvrit les yeux. À sa droite, à travers le hublot, il voyait, très loin, des bandes de terrain brunes et vertes, puis du bleu : le Pacifique. Il se rendit compte que la fusée avait amorcé sa longue descente à vitesse très ralentie.

En allemand, puis en japonais, enfin en anglais, le haut-parleur expliqua qu’on ne devait plus fumer ni détacher la ceinture qui vous retenait au siège capitonné. La descente prendrait huit minutes.

Les rétrofusées furent mises à feu avec une telle soudaineté et un tel vacarme, en imprimant à l’aéronef de telles vibrations, que nombre de passagers en eurent la respiration coupée. Mr Baynes esquissa un sourire et un autre voyageur, assis de l’autre côté de l’allée à la même hauteur que lui, un homme plus jeune, aux cheveux blonds, frisés, sourit également.

— Sie furchten dass… dit ce dernier.

Mais Mr Baynes dit immédiatement, en anglais :

— Désolé, je ne parle pas allemand.

Le jeune Allemand lui lança un regard interrogateur et lui répéta la même phrase en anglais.

— Vous n’êtes pas allemand ? demanda-t-il en anglais, étonné, avec un accent prononcé.

— Je suis suédois, dit Baynes.

— Vous avez embarqué à Tempelhof.

— Oui. Je me trouvais en Allemagne pour affaires. Cela me fait beaucoup voyager.

Il était clair que le jeune homme ne pouvait pas arriver à croire que quelqu’un appartenant au monde moderne, traitant des affaires internationales et voyageant à bord de la plus récente fusée de la Lufthansa ne sût ou ne voulût pas parler allemand.

— Dans quel genre d’affaires êtes-vous, mein Herr ?

— Plastiques. Polyesters. Résines. Produits de remplacement à usage industriel. Vous voyez ? Pas d’articles s’adressant directement au consommateur.

— La Suède possède une industrie de plastiques ? demanda le jeune Allemand, incrédule.

— Oui, et très prospère. Si vous voulez bien me donner votre nom, je vous ferai envoyer une brochure par la poste.

Mr Baynes sortait en même temps un bloc et un stylo.

— Non, c’est inutile. Ce serait perdu avec moi. Je suis un artiste, je ne suis pas un homme d’affaires. Il n’y a pas de mal. Peut-être avez-vous vu mes œuvres quand vous vous trouviez sur le Continent ? Alex Lotze.

— Je suis désolé, mais je ne m’occupe guère d’art moderne, dit Mr Baynes. J’aime les vieux cubistes et abstraits d’avant la guerre. J’aime qu’un tableau signifie quelque chose, et qu’il ne représente pas seulement un idéal.

Et il se détourna.

— Mais c’est la mission de l’art, dit Lotze. Faire progresser la spiritualité de l’homme, au-delà du sensible. Votre art abstrait représentait une période de décadence ou de chaos spirituel, due à la désintégration de la société, à une ploutocratie périmée. Les Juifs et les capitalistes millionnaires, la clique internationale ont soutenu cet art décadent. Ces temps sont révolus ; l’art doit alla de l’avant. Il ne peut pas être statique.

Baynes hocha la tête en regardant à travers le hublot.

— Avez-vous déjà été sur la côte du Pacifique ? demanda Lotze.

— Plusieurs fois.

— Pas moi. Il y a à San Francisco une exposition de mon œuvre, organisée par les services du Dr Goebbels, avec les autorités japonaises. Un échange culturel pour améliorer la compréhension et la sympathie mutuelles. Il faut amener une détente entre l’Est et l’Ouest, vous ne trouvez pas ? Nous devons communiquer davantage entre nous, et l’art peut jouer un rôle sur ce plan.

Baynes acquiesça. En dessous, au-delà du cercle de feu émanant de la fusée, la ville et la baie de San Francisco devenaient maintenant visibles.

— Où mange-t-on, à San Francisco ? demanda Lotze. J’ai réservé au Palace Hôtel, mais d’après ce que je crois savoir, on doit pouvoir trouver une bonne nourriture dans le quartier international, par exemple dans Chinatown.

— C’est exact, dit Baynes.

— Les prix sont-ils élevés à San Francisco ? Je suis très serré pour ce voyage. Le ministère n’est guère généreux, dit Lotze en riant.

— Tout dépend du taux de change que vous pourrez obtenir. Je suppose que vous emportez des lettres de change de la Reichsbank. Je vous suggère d’aller les changer à la Banque de Tokyo, Samson Street.

— Danke sehr, dit Lotze. Moi, j’aurais fait l’opération à l’hôtel.

La fusée était déjà presque arrivée au sol. Baynes voyait déjà le terrain, les hangars, les parkings, les cars faisant le service de la ville, des maisons… Une très jolie vue, pensait-il. Les montagnes, la mer et des écharpes de brouillard qui flottaient vers Golden Gâte.

— Quel est cet énorme bâtiment, en dessous de nous ? demanda Lotze. Il paraît inachevé, il est ouvert à une extrémité. Un port pour vaisseaux de l’espace ? Les Japonais n’en ont pas, non ?

— C’est le Stade du Pavot d’Or, dit Baynes avec un sourire. Le terrain de base-ball.

— Oui, ils adorent le base-ball, dit Lotze en riant. Incroyable. Ils ont entrepris la construction de ce grand bâtiment pour un amusement, un sport où l’on perd son temps sans rien faire d’utile…

— Il est terminé, dit Baynes en l’interrompant. C’est sa forme définitive. Ouvert d’un côté. Une nouvelle formule architecturale. Ils en sont très fiers.

— On dirait, dit Lotze, que ça a été dessiné par un Juif.

Baynes examina cet homme un bon moment. Il touchait du doigt avec netteté le déséquilibre, la fêlure psychique qui se trouvaient dans l’esprit de tout Allemand. Lotze pensait-il vraiment ce qu’il disait ? Était-ce une remarque véritablement spontanée ?

— J’espère que nous nous reverrons à San Francisco, dit Lotze au moment où la fusée touchait le sol. Je serais bien désemparé sans un compatriote avec qui m’entretenir.

— Je ne suis pas l’un de vos compatriotes, dit simplement Baynes.

— Oh oui ! c’est exact. Mais au point de vue racial, nous sommes très proches. De même en ce qui concerne nos objectifs et nos intentions.

Lotze commençait à s’agiter dans son fauteuil, en se préparant à dégrafer les ceintures compliquées.

Ai-je quelque chose à faire avec cet homme au point de vue racial ? se demandait Baynes. Nous serions si proches qu’en ce qui concerne nos objectifs et nos intentions, il en serait de même ? Il y aurait donc en moi aussi cette faille psychopathologique ? D’ailleurs, nous vivons dans un monde psychopathologique. Les fous sont au pouvoir. Depuis quand le savons-nous ? Avons-nous regardé la situation en face ? Et… combien sommes-nous à le savoir ? En tout cas, pas Lotze. Peut-être que lorsqu’on sait être fou, on ne l’est pas. Ou bien devient-on finalement sain d’esprit ? On se réveille ? Je suppose que peu de gens sont au courant de cela. Des personnes isolées, un peu partout. Mais les grandes masses… que pensent-elles ? Ces centaines de milliers d’êtres qui vivent dans cette ville. Croient-ils habiter un univers de gens sains d’esprit ? Ou bien devinent-ils, entrevoient-ils la vérité… ?

Mais que signifie au juste être fou ? Une définition légale. Qu’est-ce que j’entends par là ? Je sens la chose, je la vois, mais qu’est-elle ?

Il y a une façon d’agir et une façon d’être. C’est leur inconscience. Leur manque de connaissance des autres. Ils ne se rendent pas compte de ce qu’ils font aux autres, des destructions qu’ils ont causées et qu’ils causent encore. Non, se disait Baynes. Ce n’est pas cela. Je ne sais pas ; je le sens, j’en ai l’intuition. Mais… ils sont délibérément cruels… Est-ce cela ? Non. Dieu, se disait-il. Je ne veux pas trouver, éclaircir la chose. Est-ce qu’ils ignorent certaines parties de la réalité ? Oui. Mais il y a plus… Il y a leurs plans. Oui, leurs plans. La conquête des planètes. Quelque chose d’insensé et de démentiel, comme leur conquête de l’Afrique et, auparavant, de l’Europe et de l’Asie.

Leur point de vue : il est cosmique. Pas question d’homme, ou d’enfant, mais d’une abstraction : la race, le pays. Volk, Land, Blut. Ehre. Pas questions d’hommes honorables, mais de Ehre, l’honneur en soi ; l’abstrait est réel, le réel est invisible pour eux. Telle est leur conception de l’espace et du temps. Die Güte. Pas les hommes bons, mais cet homme bon. C’est leur conception du temps et de l’espace. Ils voient au-delà de l’ici, du maintenant, dans les vastes profondeurs sombres qui se trouvent au-delà, ce qui ne change pas ! Et cela est fatal à la vie. Parce qu’il viendra un moment où il n’y aura plus de vie ; il y a eu autrefois uniquement des particules de poussière dans l’espace, l’hydrogène gazeux et chaud, et cela reviendra. C’est un intervalle, ein Augenblick. Le processus cosmique va de l’avant, il fait rétrograder la vie jusqu’au granit et au méthane ; la roue tourne pour toute vie, quelle qu’elle soit. Elle est temporaire. Et eux – ces hommes fous – obéissent au granit, à la poussière, ils répondent à l’appel de l’inanimé ; ils veulent aider la Natur.

Et je sais pourquoi, se disait-il. Ils veulent être les moteurs de l’Histoire et non pas les victimes. Ils s’identifient à la puissance de Dieu et se croient ses égaux. C’est le fondement même de leur folie. Ils sont dominés par un archétype ; leur ego s’est développé d’une manière psychopathologique si bien qu’ils ne peuvent dire où il commence et où la divinité s’arrête. Ce n’est pas de l’orgueil ; c’est une hypertrophie de l’ego jusqu’à un point extrême – jusqu’à la confusion entre celui qui adore et celui qui est adoré. L’homme n’a pas mangé Dieu ; Dieu a mangé l’Homme.

Ce qu’ils ne comprennent pas, c’est l’impuissance de l’homme. Je suis faible, petit, je ne compte pas dans l’univers. On ne m’y remarque pas ; je vis sans être vu. Mais pourquoi est-ce mal ? N’est-ce pas mieux ainsi ? Celui que les dieux remarquent, ils le détruisent. Soyez petit… et vous échapperez à la jalousie des grands.

En dégrafant sa ceinture, il dit :

— Mr Lotze, ce que je vais vous dire, je ne l’ai jamais dit à personne : je suis juif. Vous comprenez ?

Lotze le regarda avec compassion.

— Vous ne l’auriez jamais su, dit Baynes, parce que rien dans mon aspect physique ne le révèle. J’ai fait rectifier mon nez, resserrer mes larges pores graisseux, éclaircir la couleur de ma peau par des procédés chimiques, changer la forme de mon crâne. Bref, je ne peux pas être détecté physiquement. Je peux et je l’ai souvent fait, fréquenter les cercles les plus élevés de la société nazie. Personne ne me démasquera jamais. Et… (Il marqua un temps, s’approcha tout près de Lotze et se mit à lui parler si bas que personne d’autre ne pouvait l’entendre.) Et il y a tous les autres comme moi. Vous entendez ? Nous ne sommes pas morts. Nous existons toujours. Nous vivons sans être vus.

Au bout d’un moment, Lotze bégaya :

— Les Services de Sécurité…

— La SD peut examiner mon dossier, dit Baynes. Vous pouvez faire un rapport sur mon compte. Mais j’ai de très hautes relations. Il y a parmi elles des aryens, mais d’autres sont juifs et occupent à Berlin des situations prédominantes. Votre rapport restera sans suite ; mais, ensuite, je ferai un rapport sur vous. Et par l’intermédiaire de ces relations dont je viens de vous parler, vous vous trouverez en état d’arrestation préventive.

Il sourit, hocha la tête et remonta l’allée centrale du vaisseau, en s’écartant de Lotze, pour rejoindre les autres passagers.

Tout le monde descendait la passerelle pour accéder au terrain balayé par un vent glacial. Arrivé en bas, Baynes se retrouva pour un instant aux côtés de Lotze.

— En réalité, dit Baynes, tandis qu’il marchait à côté de lui, je n’aime pas votre allure, Mr Lotze, si bien que je pense que je vais faire de toute façon un rapport sur vous.

Il partit à grandes enjambées, en laissant Lotze en arrière.

À l’extrémité du terrain, à l’entrée du hall, beaucoup de gens attendaient. Des parents et des amis des passagers qui agitaient la main en signe de bienvenue, se tordaient le cou pour chercher quelqu’un, exploraient, l’air inquiet. Un Japonais corpulent, entre deux âges, vêtu d’un élégant pardessus anglais, chaussé de souliers Oxford, coiffé d’un chapeau melon, se tenait un peu en avant, accompagné d’un Japonais plus jeune. On pouvait voir sur le revers de son manteau l’insigne de la très importante Mission commerciale pour le Pacifique du Gouvernement impérial. Le voici, se dit Mr Baynes : Mr N. Tagomi est venu en personne m’accueillir.

Le Japonais s’avança :

— Herr Baynes… bonsoir !

Sa tête était inclinée, comme s’il avait hésité.

— Bonsoir, Mr Tagomi, dit Baynes en tendant la main.

Ils se serrèrent en effet la main, puis s’inclinèrent. Le Japonais plus jeune, le visage radieux, s’inclina également.

— Il fait froid, sur ce terrain balayé par le vent, dit Mr Tagomi. Nous allons commencer par gagner la ville au moyen de l’hélicoptère de la mission. Cela vous convient-il ? À moins que vous ne désiriez utiliser d’abord certaines commodités que vous offre l’aérogare ?

Il scrutait anxieusement le visage de Mr Baynes.

— Nous pouvons partir directement, dit Baynes. Je veux vérifier que l’hôtel m’a bien réservé ma chambre. Mes bagages, toutefois…

— Mr Kotomichi s’en chargera, dit Mr Tagomi. Il nous suivra. À ce terminus, vous savez, monsieur, il faut faire la queue pendant près d’une heure pour avoir ses valises. Plus longtemps que n’a duré votre voyage.

Mr Kotomichi affichait un sourire aimable.

— Très bien, dit Baynes.

— Monsieur, j’ai un cadeau à vous offrir, dit Mr Tagomi.

— Je vous demande pardon ? dit Baynes.

— Pour nous concilier vos bonnes grâces. (Mr Tagomi prit dans la poche de son manteau une petite boîte.) Cela a été choisi parmi les plus beaux objets d’art américains que l’on puisse trouver.

Il tendit la boîte.

— Bon, dit Baynes en prenant la boîte. Eh bien, merci.

— Des fonctionnaires choisis pour leur compétence ont examiné toutes les possibilités pendant tout l’après-midi, dit Mr Tagomi. Ceci est un échantillon tout à fait authentique de la vieille culture américaine qui est en train de disparaître, un des rares objets artisanaux qu’on ait conservés et qui dégagent un parfum des jours heureux à jamais évanouis.

Mr Baynes ouvrit la boîte. À l’intérieur, sur un coussin de velours noir, se trouvait un bracelet-montre orné d’un Mickey Mouse.

Est-ce que Mr Tagomi était en train de lui faire une blague ? Il leva les yeux, vit le visage tendu et préoccupé de ce dernier. Non, ce n’était pas une plaisanterie.

— Merci beaucoup, dit Baynes. C’est en vérité incroyable.

— Il n’y a que très peu de montres Mickey Mouse 1938 authentiques. Peut-être dix dans le monde entier, dit Mr Tagomi en étudiant Baynes, anxieux de connaître sa réaction, de voir s’il appréciait le cadeau. Je ne connais pas de collectionneur qui en possède une, monsieur.

Ils entraient dans l’aérogare et prirent l’ascenseur ensemble.

Derrière eux, Mr Kotomichi disait :

— Harusame ni nuretsutsu yane no temari kana…

— Qu’est-ce que c’est que ça ? demanda Mr Baynes en s’adressant à Mr Tagomi.

— Un vieux poème, répondit Mr Tagomi. Du milieu de la période Tokugawa.

— Tandis que tombe la pluie de printemps, il y a sur le toit une balle d’enfant en chiffons, traduisit Mr Kotomichi.