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Ce matin-là, à 8 heures, Freiherr Hugo Reiss, consul du Reich à San Francisco, sautait de sa Mercedes-Benz 220-E et montait allègrement le perron du consulat. Derrière lui, deux jeunes employés du sexe masculin appartenant au ministère des Affaires étrangères. La porte avait été ouverte par le personnel de Reiss, si bien qu’il entra aussitôt, salua d’un signe de la main les deux standardistes, le vice-consul Herr Frank, puis, dans le bureau intérieur, son secrétaire, Herr Pferdehuf.
— Freiherr, dit Pferdehuf, il y a un message radio en code qui vient d’arriver de Berlin. Précédé du chiffre 1.
Cela voulait dire que le message était urgent.
— Merci, dit Reiss en ôtant son manteau et en le donnant à Pferdehuf pour qu’il le pende.
— Il y a environ dix minutes Herr Kreuz vom Meere a téléphoné ; il voudrait que vous le rappeliez.
— Merci, dit Reiss.
Il s’assit devant la petite table près de la fenêtre de son bureau, retira le couvercle qui protégeait le plateau de son petit déjeuner, vit le petit pain, les œufs brouillés et la saucisse, se versa une tasse du café noir bouillant contenu dans une cafetière d’argent, puis déplia son journal du matin.
Kreuz vom Meere, qui l’avait appelé, était le chef de la Sicherheitsdienst pour les États américains du Pacifique ; son quartier général se trouvait sous un nom servant de couverture à l’aérogare. Les relations entre Reiss et Kreuz vom Meere étaient plutôt tendues. Leurs juridictions interféraient dans d’innombrables questions, ce qui était, sans aucun doute, voulu délibérément par les chefs de Berlin. Reiss avait le grade de major honoraire dans la hiérarchie SS, ce qui, du point de vue technique, faisait de Kreuz vom Meere son supérieur. Ce grade lui avait été décerné plusieurs années auparavant et à l’époque Reiss avait compris l’intention. Mais il n’y pouvait rien. Ce qui ne l’empêchait pas de ronger son frein.
Le journal arrivé le matin à 6 heures par la Lufthansa était le Frankfurter Zeitung. Reiss lut soigneusement la première page, von Schirach gardé à vue à son domicile, peut-être mort dès à présent. Dommage. Gœring se trouvant sur la base d’entraînement de la Luftwaffe, entouré de vétérans de la guerre, expérimentés, tous loyaux au Gros. Personne ne pourrait le toucher. Pas d’exécuteurs de la S.D. armés de haches. Quant au Dr Goebbels ?
Probablement au centre de Berlin. Cela dépendait comme toujours de son état d’esprit, de son aptitude à sortir de toutes les situations par le miracle de sa parole. Si Heydrich lui envoyait une escouade pour le liquider, se disait Reiss, le petit docteur, non seulement discuterait avec eux pour les amener à renoncer, mais encore les persuaderait de passer de son côté. Il en ferait des employés du ministère de la Propagande et de la Culture.
Il pouvait imaginer le Dr Goebbels en cet instant même, dans l’appartement de quelque étourdissante vedette de cinéma, regardant par la fenêtre avec dédain les unités de la Wehrmacht défiler dans la rue. Rien ne faisait peur à ce Kerl. Goebbels aurait ce sourire moqueur… continuerait à caresser de la main gauche le sein de cette ravissante dame, tandis qu’il lirait son article destiné à l’Angriff du même jour avec…
Reiss en était là de ses pensées quand il fut interrompu par son secrétaire qui frappait à sa porte.
— Excusez-moi. Kreuz vom Meere est de nouveau à l’appareil.
Reiss se leva, alla à son bureau et décrocha.
— Ici, Reiss.
Il entendit le chef de la S.D. locale lui demander, avec son accent bavarois prononcé :
— Aucune nouvelle de ce type de l’Abwehr ?
Très intrigué, Reiss se creusait la tête pour essayer de savoir de qui Kreuz vom Meere voulait parler.
— Hum… murmura-t-il, à ma connaissance, il y a trois ou quatre « personnages » de l’Abwehr sur la côte du Pacifique en ce moment.
— Celui qui est venu par la Lufthansa dans le courant de la semaine dernière.
— Oh ! dit Reiss. (Il prit son étui à cigarettes en tenant le récepteur entre son oreille et son épaule.) Il n’est jamais venu ici.
— Qu’est-ce qu’il fait ?
— Mon Dieu, je n’en sais rien. Demandez à Canaris.
— Je voudrais que vous téléphoniez au ministère des Affaires étrangères pour qu’ils appellent la Chancellerie et qu’ils demandent à n’importe quelle personne se trouvant disponible de saisir l’Amirauté pour demander, ou que l’Abwehr retire ses gens d’ici, ou bien qu’elle nous dise pourquoi ils y sont.
— Vous ne pouviez donc pas le faire ?
— Nous sommes en pleine confusion.
Ils ont complètement perdu l’homme de l’Abwehr, c’est cela, se dit Reiss. La S.D. locale a reçu pour instruction de l’état-major de Heydrich de le surveiller, mais ils ont perdu le contact. Et maintenant, ils veulent que je les tire d’affaire.
— S’il vient ici, dit Reiss, je chargerai quelqu’un de s’attacher à ses pas. Vous pouvez y compter.
Bien entendu, il y avait peu de chance, ou pas du tout, pour que cet homme vienne. Ils le savaient aussi bien l’un que l’autre.
— Il utilise sans aucun doute un nom de couverture, continuait Kreuz vom Meere. Nous ne savons naturellement pas lequel. C’est un garçon qui a une allure aristocratique. Environ quarante ans. Il est capitaine. Son vrai nom est Rudolf Wegener. Il appartient à l’une de ces vieilles familles monarchistes de Prusse-Orientale. Il a probablement soutenu von Papen dans le Systemzeit. (Tandis que Kreuz vom Meere continuait d’une voix monotone, Reiss s’installa confortablement à son bureau.) La seule réponse à faire, à mon point de vue, à ces monarchistes attardés, c’est de réduire le budget de la Marine de telle sorte qu’ils n’aient plus les moyens…
Reiss trouva finalement le moyen de se dégager du téléphone. Quand il revint à son déjeuner, le petit pain était froid mais le café encore chaud. Il le but et reprit la lecture de son journal.
Ça ne finit jamais, se disait-il. Ces gens de la S.D. assurent une permanence de nuit. Ils vous appellent aussi bien à 3 heures du matin.
Pferdehuf passa la tête par la porte, vit qu’il n’était plus au téléphone et dit :
— Sacramento vient juste d’appeler. Ils sont dans un grand état d’agitation. Ils prétendent qu’il y a un Juif qui se promène en liberté dans les rues de San Francisco.
Ils éclatèrent de rire tous les deux.
— Très bien, dit Reiss. Dites-leur de se calmer et de nous envoyer les papiers habituels. Rien d’autre ?
— Vous avez lu les messages de condoléances ?
— Il y en a d’autres ?
— Quelques-uns. Je les ai sur ma table, si vous les voulez. J’ai déjà répondu.
— Il faut que je prenne la parole à cette réunion aujourd’hui, dit Reiss, à 1 heure de l’après-midi. Ces hommes d’affaires.
— Je vous y ferai penser, dit Pferdehuf.
— Vous avez envie de parier ? demanda Reiss en se renversant sur son siège.
— Pas sur les résultats des délibérations du Parti, si c’est de cela que vous voulez parler.
— Ce sera le Bourreau.
— Heydrich a été aussi loin qu’il pouvait aller, dit Pferdehuf. Ces gens n’en viendront jamais au contrôle direct du Parti parce que tout le monde a peur d’eux. Les gros bonnets en auraient une crise, rien que d’y penser. Vous auriez une coalition en vingt-cinq minutes, dès que la première voiture de SS quitterait Prinzalbrechtstrasse. Ils auraient tous ces pontes de l’économie comme Krupp et Thyssen…
Il s’interrompit. L’un des cryptographes venait de lui remettre une enveloppe.
Reiss tendit la main et son secrétaire lui apporta le pli.
C’était le message radio urgent, décodé et tapé.
Quand il eut terminé sa lecture, il vit que Pferdehuf attendait qu’il le lui lise. Reiss fit une boule du papier, le mit dans le gros cendrier de céramique qui se trouvait sur son bureau, l’enflamma avec son briquet.
— Il y a un général japonais qui, croit-on, voyage par ici incognito. Tedeki. Vous feriez bien de descendre à la bibliothèque publique pour vous procurer l’un de ces magazines militaires officiels japonais qui aurait publié sa photographie. Faites-le discrètement, naturellement. Je ne pense pas que nous ayons rien sur lui ici. (Il était parti dans la direction du classeur fermé à clef, mais il changea d’avis.) Procurez-vous les renseignements que vous pourrez. Les statistiques. On doit pouvoir les trouver à la bibliothèque. (Il ajouta :) Ce général Tedeki a été chef d’État-major il y a quelques années. Est-ce que vous vous rappelez quelque chose à son sujet ?
— Peu de chose, répondit Pferdehuf. Un exalté. Il devrait avoir dans les quatre-vingts ans. Il me semble qu’il a défendu une sorte de programme fracassant tendant à lancer le Japon dans les explorations spatiales.
— Et il a échoué sur ce point, dit Reiss.
— Je ne serais pas étonné s’il venait ici pour se faire soigner, dit Pferdehuf. Nombreux ont été les vieux militaires japonais qui ont utilisé le Grand Hôpital U.C. Ils peuvent ainsi bénéficier de techniques chirurgicales allemandes inconnues chez eux. Naturellement ils font cela discrètement. Pour des raisons patriotiques, vous comprenez. Nous pourrions donc avoir peut-être quelqu’un à l’Hôpital U.C. pour assurer une surveillance, au cas où Berlin voudrait le garder à l’œil.
Reiss acquiesça. Ou alors le vieux général était engagé dans des spéculations commerciales, dont une grande partie avait lieu à San Francisco. Des relations qu’il s’était faites quand il était en activité pouvaient lui être utiles à présent qu’il était à la retraite. Était-il vraiment à la retraite ? Dans le message on le désignait comme général et non pas général en retraite.
— Dès que vous aurez la photo, dit Reiss, faites-en parvenir des épreuves immédiatement à nos gens de l’aéroport et du port. Il est peut-être déjà arrivé. Vous savez le temps qu’il faut pour qu’on nous fasse parvenir ce genre de choses.
Et, naturellement, si le général était déjà arrivé à San Francisco, Berlin s’en prendrait au consulat des États américains du Pacifique. Le consul aurait dû être capable de l’intercepter – même avant que le message eût été envoyé de Berlin.
— Je vais faire tamponner le message codé à l’horodateur, dit Pferdehuf, si bien que si l’on nous pose des questions par la suite, nous pourrons prouver exactement l’heure à laquelle nous l’avons reçu.
— Merci, dit Reiss.
Les gens de Berlin étaient passés maîtres dans l’art de rejeter les responsabilités sur les autres et il était fatigué de s’y laisser prendre. C’était arrivé trop souvent.
— Simplement se mettre à l’abri, dit-il. Je crois que je ferais mieux de vous faire répondre à ce message : « Vos instructions extrêmement tardives. Personne déjà signalée dans région. Possibilité intercepter à présent très limitée. » Mettez cela au point dans ce sens et envoyez-le. Restez dans le vague. Vous comprenez.
— Je l’envoie immédiatement, dit Pferdehuf en acquiesçant. Et je garde la trace précise de la date et de l’heure de départ.
Il referma la porte sur lui.
Il faut faire attention, se disait Reiss, sinon, tu te retrouves consul d’une île peuplée d’une poignée de nègres au large de la côte d’Afrique du Sud, collé avec une mamma noire et entouré de dix ou douze petits négrillons qui t’appellent papa.
Il se rassit devant la table où il avait déjeuné, alluma une cigarette égyptienne Simon Arzt n°70, referma soigneusement la boîte de métal.
Il ne risquait plus, semblait-il, d’être interrompu avant quelque temps, si bien qu’il sortit de sa serviette le livre qu’il était en train de lire, ouvrit à la marque qu’il avait laissée, s’installa bien à son aise, et reprit à l’endroit où il avait été contraint de s’arrêter.
… avait-il vraiment parcouru les rues aux voitures silencieuses, par ce paisible dimanche matin sur le Tiergarten, il y a si longtemps ? Une autre vie. La crème glacée, un goût qui pouvait n’avoir jamais existé. À présent ils faisaient bouillir des orties et ils étaient bien contents d’en avoir. Dieu ! s’écriait-il. Ne vont-ils pas s’arrêter ? Les énormes chars anglais s’avançaient. Encore un immeuble, il avait pu être une maison de rapport, un magasin, une école, un building de bureaux ; il ne pouvait dire – les ruines s’écroulaient, se réduisaient en fragments. Dans les décombres, en dessous, étaient ensevelis des survivants – une poignée – et l’on n’entendait même pas le bruit de la mort. La mort s’étendait partout, également, sur les vivants, les blessés, les cadavres en couches superposées, et qui commençaient ! déjà à sentir. Le cadavre frissonnant, puant, de Berlin, les tourelles sans yeux encore sorties, s’éclipsant sans protestation comme cet édifice sans nom qu’un homme avait un jour érigé avec fierté.
Le garçon remarqua ses bras ; ils étaient couverts d’une pellicule grise – la cendre en partie minérale, mais composée en outre de matière organique, brûlée, réduite en poudre. Tout cela était mélangé, et le garçon s’essuyait sans aller plus loin. Une autre pensée s’emparait de son esprit au moment où il croyait qu’il allait y passer, dans le hurlement et le foum foum des obus. La faim. Depuis six jours il ne mangeait que des orties, et à présent il n’y en avait même plus. La prairie de mauvaises herbes avait disparu, il n’y avait à cette place qu’un vaste entonnoir. D’autres silhouettes efflanquées, à peine visibles, s’étaient montrées sur le bord, comme le jeune garçon, étaient restées là silencieuses, puis s’étaient éloignées. Une vieille mère avec une baboushka nouée autour de sa tête grisonnante, un panier – vide – au bras. Un manchot, aux yeux aussi vides que le panier. Une jeune fille. Disparus dans l’amoncellement d’arbres abattus où Éric, le jeune garçon, s’était caché, lui aussi. Et le serpent approchait.
Cela finirait-il un jour ? demanda le jeune garçon sans s’adresser à personne. Et si cela doit finir, quand ? Rempliront-ils leur ventre, ces…
— Freiherr, dit Pferdehuf, excusez-moi de vous interrompre. Juste un mot.
— Certainement, dit Reiss en sursautant et en refermant son livre.
Comme cet homme sait écrire, se disait-il. Il m’a complètement transporté ailleurs. Réel. Chute de Berlin aux mains des Anglais, aussi vivants que si cela s’était vraiment passé ainsi. Brr… Il frissonna.
Étonnant ce pouvoir qu’a la fiction – même la fiction populaire de qualité inférieure – d’évoquer les choses. Rien d’étonnant à ce que ce livre soit interdit sur le territoire du Reich ; j’en ferais autant moi-même. Je regrette de l’avoir commencé ; mais, à présent, je dois le finir.
— Quelques matelots d’un bateau allemand, dit le secrétaire. Ils ont demandé à vous faire un rapport.
— Bien, dit Reiss.
Il alla d’un bond jusqu’à la porte et sortit dans le premier bureau. Il y avait là trois matelots portant de gros tricots gris foncé ; ils avaient tous d’épais cheveux blonds, des visages énergiques, ils semblaient un tant soit peu nerveux. Reiss leva la main droite et leur adressa un bref sourire amical :
— Heil Hitler.
— Heil Hitler, marmonnèrent-ils.
Ils commencèrent à montrer leurs papiers.
Dès qu’il y eut apposé un cachet pour attester que les matelots s’étaient présentés au consulat, il retourna en toute hâte dans son bureau personnel.
De nouveau seul, il rouvrit La sauterelle pèse lourd.
Ses yeux tombèrent sur un passage où intervenait Hitler. Il se trouva incapable de s’arrêter ; il se mit à lire le passage sans s’occuper de sa place dans le récit ; il avait la nuque en feu.
Il comprit qu’il s’agissait du procès de Hitler. Après la fin de la guerre. Hitler entre les mains des Alliés, Dieu tout-puissant ! Goebbels également, ainsi que Gœring et tous les autres. À Munich. Il s’agissait évidemment de la réponse de Hitler à l’avocat général américain.
… sombre, flamboyant, l’esprit des premiers temps sembla un instant briller comme avant. Le corps tremblant en vacillant se redressa et se raidit. Un coassement mi-aboiement mi-murmure sortit des lèvres qui bavaient sans répit. « Deutsche, hier steh’ Ich. » Des frissons parcoururent ceux qui regardaient et écoutaient, ils ajustèrent leurs écouteurs ; les visages des Russes, des Américains, des Anglais et des Allemands étaient également contractés. Oui, se dit Karl. Il se redresse une dernière fois… ils nous ont battus – et encore davantage. Ils ont dépouillé ce surhomme de tout ce qui empêchait de voir ce qu’il est vraiment. Seulement un…
— Freiherr !…
Reiss réalisa que son secrétaire venait d’entrer dans le bureau.
— Je suis occupé, dit-il avec irritation. (Il referma brusquement le volume.) Je suis en train d’essayer de lire ce livre, pour l’amour de Dieu !
C’était à désespérer. Il le savait.
— Un autre message radio codé en provenance de Berlin, dit Pferdehuf. J’y ai jeté un coup d’œil au moment où on commençait à le décoder. Il a trait à la situation politique.
— Que dit-il ? murmura Reiss en se frictionnant le front avec son pouce et ses doigts.
— Le Dr Goebbels a parlé inopinément à la radio. Un discours de la plus grande importance. (Le secrétaire était très énervé.) On attend de nous que nous en prenions le texte – qui nous est transmis en clair – et que nous nous assurions qu’il est bien publié dans la presse.
— Oui, oui, dit Reiss.
Au moment même où son secrétaire était encore une fois reparti, Reiss ouvrit à nouveau le livre. Encore un coup d’œil, malgré sa résolution… il feuilleta rapidement ce qui précédait.
… en silence, Karl contemplait le cercueil recouvert d’un drapeau. Il gisait là, et maintenant il s’en était allé, vraiment. Même les puissances inspirées par le démon étaient incapables de le faire revenir. L’homme – ou bien était-il après tout Ueber-mensch ? – que Karl avait suivi aveuglément, adoré… même jusqu’au bord de la tombe. Adolf Hitler n’était plus, mais Karl se cramponnait à la vie. Je ne le suivrai pas, murmurait Karl dans le fond de lui-même. Je continuerai à vivre. Et je reconstruirai. Et nous reconstruirons tous. Nous le devons.
Comme la magie du Chef l’avait mené loin, terriblement loin ! En quoi consistait-elle, maintenant que le point final a été mis à cette incroyable carrière, ce voyage qui débute dans une petite ville isolée de la campagne autrichienne, qui se continue dans la misère noire à Vienne, qui va des épreuves, du cauchemar des tranchées, à travers les intrigues politiques, la fondation du Parti, jusqu’à la Chancellerie, jusqu’à ce qui, pendant un instant, a semblé se trouver bien près d’être la domination sur le monde entier ?
Karl savait. C’était du bluff. Hitler leur avait menti. Ils les avait fait marcher au moyen de formules creuses.
Il n’est pas trop tard. Nous voyons votre bluff, Adolf Hitler. Et nous avons fini par vous connaître pour ce que vous êtes. Et le Parti Nazi, et cette ère abominable de meurtre et de fantasmagorie mégalomane, nous les connaissons pour ce qu’ils sont. Ce qu’ils étaient.
Karl se détourna et s’éloigna lentement du cercueil…
Reiss ferma le livre et resta assis un instant. Il était bouleversé malgré lui. On aurait dû faire davantage pression sur les Japonais, se disait-il, pour qu’ils interdisent ce livre. En fait, c’était visiblement voulu de leur part. Ils auraient pu arrêter ce – quel que soit son nom – cet Abendsen. Ils ont tout pouvoir dans le Middle West.
Ce qui le bouleversait, c’était ceci : la mort de Adolf Hitler, la défaite et la destruction de Hitler, du Parti, de l’Allemagne elle-même, telles qu’elles étaient dépeintes dans le livre d’Abendsen… tout cela avait en quelque sorte plus de grandeur, était plus dans l’esprit d’autrefois que le monde réel. Le monde de l’hégémonie allemande.
Comment cela était-il possible ? C’était ce que se demandait Reiss. Est-ce seulement dû au talent d’écrivain de cet homme ?
Ces romanciers connaissent des milliers de trucs. Prenez le Dr Goebbels ; c’est ainsi qu’il a débuté, en écrivant des romans. Faire appel aux instincts les plus bas qui se cachent dans les profondeurs de l’âme humaine, si respectables que soient apparemment les gens. Oui, le romancier connaît les hommes, et sait qu’ils ne valent pas cher ; ils sont dominés par leurs testicules, ils hésitent par couardise à faire quoi que ce soit, ils sont prêts, par rapacité, à trahir n’importe quelle cause – il suffit de battre du tambour, et tout le monde suit. Et l’autre rit sous cape du succès qu’il remporte.
Remarquez : il joue sur les sentiments et non pas sur l’intelligence ; et naturellement il faut qu’on le paie pour cela – la question d’argent est toujours là. Il a fallu évidemment quelqu’un pour mettre le Hundsfott au courant, lui dire ce qu’il fallait écrire. Les gens écriront n’importe quoi s’ils savent qu’ils seront payés. Ils racontent un tas de mensonges, le public avale tout. Où ce livre a-t-il été publié ? Herr Reiss examinait son exemplaire. Omaha, Nebraska. Le dernier bastion de l’ancienne industrie américaine de l’édition, entre les mains de la ploutocratie, qui était autrefois installée dans le bas de la ville de New York, et soutenue par l’or juif et communiste.
Peut-être cet Abendsen est-il juif.
Ils sont toujours aussi acharnés à essayer de nous empoisonner. Ce jüdische Buch. Il referma brutalement La sauterelle. Son vrai nom était probablement Abendstein. Sans aucun doute la S.D. avait d’ores et déjà jeté un coup d’œil de ce côté.
C’est certain, nous devons envoyer quelqu’un dans l’État des Montagnes Rocheuses pour rendre visite à Herr Abendstein. Je me demande si Kreuz vom Meere a reçu des instructions à cet effet. Probablement pas, avec tout le désordre qui règne à Berlin. Tout le monde est trop absorbé par les affaires intérieures.
Mais ce livre, se disait Reiss, est dangereux.
Si on trouvait un beau matin Abendstein se balançant au plafond, ce serait un avertissement à l’égard de ceux que son livre pourrait influencer. Nous aurions ainsi le dernier mot. Rédigé le post-scriptum.
Il faudrait utiliser un blanc, bien entendu. Je me demande ce que fait Skorzeny en ce moment.
Reiss pesait le pour et le contre, il lisait à nouveau ce qui était imprimé sur la jaquette du livre. Le youpin en question se barricade, là-haut, dans son Haut Château. Les gens ne sont pas fous. Celui qui réussirait à entrer et à l’avoir n’en ressortirait jamais vivant.
C’est peut-être idiot, se dit-il. Après tout, le livre est imprimé. Trop tard à présent. Et c’est le territoire placé sous l’autorité japonaise… les petits hommes jaunes feraient un raffut de tous les diables.
Néanmoins, si c’était fait adroitement… si l’on pouvait mener l’affaire convenablement…
Freiherr Hugo Reiss nota quelque chose sur son bloc. Mettre l’affaire en train avec le général SS Otto Skorzeny, ou mieux encore Otto Ohlendorf à l’Amt III du Reichsicherheitshauptamt. Est-ce que Ohlendorf n’était pas le chef de l’Einsatzgruppe D ?
Et alors, presque instantanément, sans avertissement d’aucune sorte, il se sentit malade de rage. Je croyais tout cela liquidé, se disait-il. Faudra-t-il que cela dure à jamais ? La guerre est finie depuis des années. Et nous pensions que c’en était vraiment terminé. Mais ce fiasco en Afrique, et ce fou de Seyss-Inquart réalisant les plans de Rosenberg.
Ce Herr Hope a raison, se disait-il. Avec ses blagues sur nos contacts avec Mars. Mars peuplée de Juifs. Nous les verrons là aussi. Même avec deux têtes chacun, et n’ayant pas plus de trente centimètres de haut.
J’ai à m’occuper des affaires courantes, se dit-il. Je n’ai pas de temps à perdre avec ces aventures d’écervelés, à ce projet d’envoyer les Einsatzkommandos contre Abendsen. Je suis débordé par les réceptions de matelots allemands et les réponses à donner aux messages radio codés ; laissons à quelqu’un de plus haut placé le soin de prendre l’initiative d’un tel projet – c’est lui que ça regarde.
De toute façon, si je prenais cette décision, si je me faisais l’instigateur de ces mesures et qu’il en résulte des retours de flamme, on peut imaginer où je me retrouverais : en résidence surveillée au Gouvernement général de la côte Est si ce n’est pas dans une chambre où l’on aura injecté du gaz cyanhydrique Zyklon B.
Il prit donc son bloc, gratta soigneusement ce qu’il y avait écrit, puis, pour plus de sûreté, arracha la feuille, la mit dans son cendrier de céramique et la fit brûler.
On frappa et la porte du bureau s’ouvrit. Son secrétaire entra avec une brassée de papiers.
— Le discours du Dr Goebbels, dit-il, intégral. Vous devez le lire. Il est excellent ; l’un de ses meilleurs.
Et il posa les feuilles sur le bureau.
Reiss alluma une nouvelle cigarette Simon Artz n°70 et se mit à lire le discours du Dr Goebbels.