124392.fb2 Lautre univers - читать онлайн бесплатно полную версию книги . Страница 1

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Dans l’Europe d’il y a quarante mille ans, la chasse est bonne, et en ce qui concerne les sports d’hiver, on n’a jamais trouvé mieux comme époque. C’est pourquoi la Patrouille du Temps, toujours pleine de sollicitude envers son personnel hautement spécialisé, entretient en permanence un chalet dans les Pyrénées du Pléistocène.

L’Agent Non-Attaché Manse Everard (Américain, milieu du XXe siècle après J.-C), debout sous la véranda vitrée, contemplait les lointains d’un bleu glacial, vers les pentes septentrionales où les monts se perdaient dans les bois, les marais et la toundra. C’était un homme de haute taille, assez jeune, les traits burinés, les cheveux bruns coupés en brosse. Son pantalon vert très ample et sa tunique étaient en insulsynthe du XXIIIe siècle, ses bottes avaient été fabriquées par un Canadien Français du XIXe siècle, et il fumait une détestable pipe en bruyère d’origine indéterminée. Il avait l’air vaguement agité et il ne prêtait pas attention au bruit que faisaient à l’intérieur une demi-douzaine d’agents qui buvaient, bavardaient et jouaient du piano.

Un guide Cro-Magnon traversa la cour couverte de neige ; c’était un grand gaillard vêtu à peu près comme un Esquimau (comment n’a-t-on jamais pensé que l’homme paléolithique était assez intelligent pour porter une veste, un pantalon et des bottes en une époque glaciaire ?), le visage peint, avec, à la ceinture, un des couteaux d’acier au moyen desquels on l’avait enrôlé. La Patrouille pouvait agir à sa guise en cette période reculée, sans danger de bouleverser le passé ; le métal serait vite rouillé et le passage des étrangers oublié en quelques siècles. Le gros point noir, c’étaient les agents féminins des époques libertines qui n’arrêtaient pas d’avoir des liaisons avec les chasseurs indigènes.

Piet Van Sarawak (Hollando-Indonésien-Vénusien, début du XXIVe siècle après J.-C), jeune, mince, peau foncée, physique agréable, assez adroit pour soumettre les guides à rude concurrence, vint rejoindre Everard. Ils observèrent un moment d’amical silence. Piet était également « non-attaché », prêt à répondre à tout appel pour n’importe quelle période et en n’importe quel lieu ; il avait déjà travaillé de concert avec l’Américain. Ils prenaient aussi leurs vacances ensemble.

Il parla le premier, en temporel, ce langage synthétique en usage dans la Patrouille :

— Il paraît qu’ils ont repéré quelques mammouths du côté de Toulouse.

(La ville ne serait pas construite avant bien longtemps, mais grande est la force de l’habitude.)

— J’en ai déjà eu un, fit Everard d’un ton impatient. Et j’ai fait du ski et de l’escalade, et j’ai vu les danses indigènes.

Van Sarawak fit un signe de tête et alluma une cigarette. Les os de son visage brun et maigre devinrent plus visibles quand il aspira la fumée.

— Un intermède agréable, convint-il, mais, au bout d’un moment, la vie au grand air devient fastidieuse.

Ils avaient encore deux semaines de vacances. En théorie, du fait qu’il pouvait rentrer pratiquement au moment même de son départ, un Patrouilleur pouvait s’octroyer des vacances à peu près indéfinies ; mais, en fait, il devait consacrer à sa tâche un certain pourcentage de son temps de vie réel. (On ne lui disait jamais à quelle date il mourrait – de toute façon cela n’aurait eu rien d’assuré, le temps étant susceptible de subir des altérations. Un des avantages de la condition de Patrouilleur était de pouvoir bénéficier du traitement de longévité instauré par les Daneeliens d’un million d’années après J.-C, ces surhommes qui étaient les chefs secrets de la Patrouille.)

— Ce qui me plairait, reprit Van Sarawak, ce serait de voir des lumières, de la musique, des filles qui n’aient jamais entendu parler de voyages dans le temps…

— Pourquoi pas ? fit Everard.

— La Rome impériale ? demanda l’autre avec vivacité. Je n’y ai jamais mis les pieds. Je pourrais me faire inculquer la langue et les coutumes par hypno.

— Non, c’est très surfait. Mais, à moins de vouloir aller très avant dans le temps, la décadence la plus magnifique à notre disposition, c’est celle de ma propre époque, à New York. A condition de connaître les bonnes adresses… et je les connais.

Van Sarawak éclata de rire.

— Je connais aussi quelques coins dans mon propre secteur, répliqua-t-il, mais, dans l’ensemble, une société de pionniers n’a que faire des amusements raffinés. Très bien, filons à New York, en… quelle date ?

— 1955. C’est là qu’est établie ma personne publique.

Ils se sourirent, puis allèrent faire leurs bagages. Everard avait heureusement emporté quelques vêtements du XXe siècle qui pouvaient aller à son ami.

Tout en jetant ses vêtements et son rasoir dans une petite valise, l’Américain se demandait s’il pourrait se mettre au niveau de Van Sarawak. Il n’avait jamais mené la vie à grandes guides et aurait eu du mal à le faire en n’importe quel point de l’espace-temps. Un bon livre, une réunion de copains, une caisse de bière, telles étaient à peu près ses limites. Mais l’homme le plus sobre doit de temps à autre ruer dans les brancards.

Il réfléchit brièvement à tout ce qu’il avait vu et fait. Il lui en restait parfois une impression de rêve – qu’une pareille chose eût pu lui arriver, à lui, Manse Everard, individu tout ordinaire, ingénieur, ex-soldat ; que ses quelques mois de travail au grand jour à la Société d’Entreprises Mécaniques n’eussent été qu’une couverture pour des années de vagabondage à travers le temps.

Le fait de voyager dans le passé supposait la discontinuité infinie du cours des choses ; c’était la découverte de ce principe qui avait permis d’entreprendre de tels voyages en 19352 après J.C. Mais cette même discontinuité dans la loi de conservation de l’énergie permettait également de modifier l’Histoire. Pas très aisément ; trop de facteurs intervenaient et le plenum tendait à « revenir » à sa forme « originelle ». Toutefois, ce n’était pas impossible, et l’homme qui aurait changé le passé dont il était le produit aurait effacé du même coup – sans en être affecté lui-même – tout le futur correspondant. Ce futur n’aurait jamais existé ; il y aurait eu autre chose, un cours différent d’événements. En vue de se protéger contre un tel risque, les Daneeliens de l’extrême futur avaient recruté la Patrouille, dans toutes les époques, afin d’en faire une gigantesque organisation secrète chargée de la police des routes du temps. Elle apportait son assistance aux commerçants honorables, aux savants, aux touristes. En principe, c’était son rôle essentiel ; mais il fallait aussi rester toujours aux aguets d’indices qui voudraient dire qu’un voyageur négligent, insensé ou ambitieux tentait de modifier un événement-clef dans l’espace-temps.

Si cela se produisait jamais, si quelqu’un y parvenait malgré les précautions… En dépit de la température de la pièce, Everard eut un frisson. Lui-même et tout son monde disparaîtraient et n’auraient seulement jamais existé. Le langage et la logique demeuraient sans force devant un tel paradoxe.

Il chassa ces pensées et alla rejoindre Van Sarawak.

Leur petit saute-temps biplace les attendait au garage.

Il ressemblait vaguement à une moto montée sur skis ; un système antigravité lui permettait de voler. On pouvait régler les commandes pour n’importe quel endroit de la Terre et pour n’importe quelle période.

Van Sarawak chantait à tue-tête Auprès de ma blonde, et son haleine se condensait dans l’air glacé, quand il enfourcha le siège arrière. Everard eut un rire :

— En route !

— Oh ! chantonna son compagnon, le continuum est beau, le cosmos est merveilleux ! Allons-y !

Everard n’en était pas si sûr ; il avait vu suffisamment de misère humaine à travers tous les âges. On s’endurcit au bout d’un temps, mais quelque chose continue à pleurer en vous quand un paysan vous fixe d’un regard de chien malade, qu’un soldat hurle, le corps percé d’une lance, ou qu’une ville disparaît dans un tourbillon de flammes radioactives. Il comprenait les fanatiques qui avaient tenté d’écrire une Histoire nouvelle, mais il y avait si peu de chances que leurs efforts aboutissent à quelque chose de mieux…

Il régla les commandes pour arriver au dépôt de la Société d’Entreprises Mécaniques, un bon endroit pour effectuer une entrée discrète. Ils se rendraient ensuite dans son appartement et les festivités pourraient commencer.

— J’espère que vous avez fait vos adieux à toutes vos belles amies d’ici, murmura-t-il.

— Oh ! le plus galamment du monde, je vous l’assure, répondit Van Sarawak. Dépêchez-vous. Vous êtes aussi paresseux que de la mélasse à la surface de Pluton. A titre d’indication, ce véhicule ne se manie pas à l’aviron.

Everard haussa les épaules et mit le contact principal.

Le garage disparut.

Mais le dépôt n’apparut pas autour d’eux.

Un instant, ils restèrent figés sous le choc.

Ce ne fut que par bribes qu’ils virent où ils étaient. Ils s’étaient matérialisés à une dizaine de centimètres au-dessus du sol – Everard songea plus tard à ce qui serait arrivé s’ils s’étaient retrouvés au sein d’un objet massif – et étaient tombés sur la chaussée avec un choc à leur déplanter les dents. Ils se trouvaient dans une sorte de square, avec un jet d’eau non loin d’eux. Autour de cette place irradiaient des rues, flanquées d’immeubles de six à dix étages, en ciment, affreusement bariolés et décorés. Il y avait des automobiles, énormes et maladroites, qui ne ressemblaient à rien, et toute une foule de gens.

Avec un juron, Everard consulta les cadrans : d’après leurs indications, le saute-temps avait atterri dans le bas de Manhattan, le 23 octobre 1955, à 11 heures 30 du matin. Un vent violent faisait voler de la poussière et de la suie, apportant une odeur de cheminées et…

Le paralyseur sonique de Van Sarawak se montra dans sa main. La foule s’écartait d’eux en désordre, en vociférant dans un jargon qu’ils ne comprenaient pas. Il y avait des individus de toutes les espèces : de grands blonds à tête ronde, beaucoup tirant sur le roux ; une quantité d’Amérindiens ; des métis provenus de tous les croisements possibles. Les hommes portaient d’amples tuniques de couleurs vives, des kilts, un genre de béret écossais, des chaussures et des bas montants. Ils avaient les cheveux longs et des moustaches à la Gauloise. Les femmes portaient des jupes en forme jusqu’aux chevilles et leurs cheveux étaient roulés sous les capuchons de leurs capes. Les deux sexes aimaient vraiment les bijoux : bracelets et colliers massifs.

— Que se passe-t-il ? Où sommes-nous ? murmura le Vénusien.

Everard ne bougeait pas. Son esprit s’activait, passant en revue toutes les époques qu’il avait visitées, les livres qu’il avait lus. Civilisation industrielle… les voitures devaient être à vapeur (mais pourquoi les orner de proues pointues et de figures de proue ?), elles brûlaient du charbon… L’ère de la Reconstruction, après la guerre atomique ? Non, ils ne portaient pas de kilts à cette époque et ils parlaient encore l’anglais…

Cela ne collait pas. Aucune époque de ce genre n’était enregistrée.

— On file d’ici.

Il avait déjà les mains sur les commandes quand un homme de haute taille bondit sur lui. Ils tombèrent sur le sol, poings et pieds mêlés. Van Sarawak tira et envoya au pays des rêves une tierce personne, puis on l’empoigna par-derrière. La foule s’abattit sur eux et tout devint confus.

Everard eut une vague vision d’hommes en cuirasses de cuivre et casqués qui se frayaient un chemin à coups de matraque à travers la cohue. On le repêcha et on le soutint pendant qu’on lui bouclait des menottes autour des poignets. Puis on les fouilla tous les deux et on les emmena jusqu’à un grand véhicule. Le panier à salade est pareil partout.

Ils n’en ressortirent que pour se trouver dans une cellule humide et froide à la porte bardée de fer.

— Sacré tonnerre !

Le Vénusien se laissa tomber sur le bat-flanc de bois et se prit la tête entre les mains.