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Si j’avais parlé...
Si tu avais su que l’homme près de toi était Païkan, serais-tu morte dans l’effarement du désespoir ? Ou pouvais-tu encore te sauver et lui avec. Ne connaissais-tu pas un remède, ne pouvais-tu pas fabriquer avec les touches miraculeuses de la mange-machine un antidote qui aurait chassé la mort hors de votre sang commun, de vos veines reliées ? Mais te restait-il assez de force ? Pouvais-tu seulement la regarder ?
Tout cela, je me le suis demandé en quelques instants, en une seconde aussi brève et aussi longue que le long sommeil dont nous t’avions tirée. Et puis enfin, j’ai crié de nouveau. Mais je n’ai pas dit le nom de Païkan. J’ai crié vers ces hommes qui vous voyaient mourir tous les deux et qui ne savaient pas pourquoi, et qui s’affolaient. Je leur ai crié : « Vous ne voyez pas qu’elle s’est empoisonnée ! » Et je les ai insultés, j’ai saisi le plus proche, je ne sais plus lequel c’était, je l’ai secoué, je l’ai frappé, ils n’avaient rien vu, ils t’avaient laissée faire, ils étaient des imbéciles, des ânes prétentieux, des crétins aveugles...
Et ils ne me comprenaient pas. Ils me répondaient chacun dans sa langue, et je ne les comprenais pas. Lebeau seul m’avait compris et arrachait l’aiguille du bras de Coban. Et il criait lui aussi, montrait du doigt, donnait des ordres, et les autres ne comprenaient pas.
Autour de toi et de Païkan, immobiles et en paix, c’était l’affolement des voix et des gestes, et le ballet des blouses vertes, jaunes, bleues.
Chacun s’adressait à tous, criait, montrait, parlait et ne comprenait pas. Celle qui comprenait tout et que tous comprenaient ne parlait plus dans les oreilles. Babel était retombée sur nous. La Traductrice venait de sauter.
Moïssov voyant Lebeau arracher l’aiguille du bras de l’homme, crut qu’il était devenu fou ou qu’il voulait le tuer. Il l’empoigna et le frappa. Lebeau se défendait en criant : « Poison, poison ! »
Simon, montrant la clé ouverte, la bouche d’Eléa, disait : « Poison, poison ! »
Forster comprit, cria en anglais à Moïssov, en lui arrachant Lebeau malmené. Zabrec arrêta le transfuseur. Le sang d’Eléa cessa de couler sur les pansements de Païkan. Après quelques minutes de confusion totale, la vérité franchit les barrières des langues et de nouveau toutes les attentions convergèrent vers le même but : sauver Eléa, sauver celui que tous encore, sauf Simon, croyaient être Coban.
Mais ils étaient déjà trop loin dans leur voyage, déjà presque à l’horizon.
Simon prit la main nue d’Eléa et la posa dans la main de l’homme emmailloté. Les autres regardaient avec étonnement, mais personne ne disait plus rien. Le chimiste analysait le sang empoisonné.
La main dans la main, Eléa et Païkan franchirent les derniers pas. Leurs deux cœurs s’arrêtèrent en même temps.
Quand il fut certain qu’Eléa ne pouvait plus entendre, Simon montra du doigt l’homme couché et dit :
— Païkan.
Ce fut à ce moment que les lumières s’éteignirent. Le diffuseur avait commencé à parler en français. Il avait dit : « La Tra... » Il se tut. L’écran de la TV qui continuait de surveiller l’intérieur de l’Œuf ferma son œil gris, et tous les appareils qui ronronnaient, cliquetaient, frémissaient, crépitaient, se turent. A mille mètres sous la glace, l’obscurité totale et le silence envahirent la salle. Les vivants debout se figèrent sur place. Pour les deux êtres couchés au milieu d’eux, le silence et l’obscurité n’existaient plus. Mais pour les vivants, les ténèbres qui les enveloppaient tout à coup dans la tombe profonde étaient l’épaisseur saisissable de la mort. Chacun entendait le bruit de son propre cœur et la respiration des autres, entendait des mouvements d’étoffes, des exclamations retenues, des mots chuchotes, et par-dessus tout la voix de Simon qui s’était tue, mais que tous continuaient d’entendre :
— Païkan...
Eléa et Païkan...
Leur histoire tragique s’était prolongée jusqu’à cette minute, où la fatalité forcenée les avait frappés pour la deuxième fois. La nuit les avait rejoints au fond du tombeau de glace et enveloppait les vivants et les morts, les liait en un bloc de malheur inévitable dont le poids allait les enfoncer ensemble jusqu’au fond des siècles et de la terre.
La lumière revint, pâle, jaune, palpitante, s’éteignit de nouveau et se ralluma un peu plus vive. Ils se regardèrent, se reconnurent, respirèrent, mais ils savaient qu’ils n’étaient plus les mêmes. Ils revenaient d’un voyage qui n’avait presque pas duré, mais tous, maintenant, étaient les frères d’Orphée.
— La Traductrice a sauté ! Tout EPI 2 est en l’air, le mur du hangar est ouvert comme une avenue !
C’était la voix de Brivaux, qui était de garde en haut de l’ascenseur.
— L’électricité a flanché, la Pile doit en avoir pris un coup. Je vous ai branchés sur les accus du Puits. Vous feriez bien de remonter en vitesse ! Mais ne comptez pas sur l’ascenseur, y a pas assez de jus, il faudra vous taper les échelles. Où vous en êtes avec les deux zigotos ? Ils sont transportables ?
— Les deux zigotos sont morts, dit Lebeau, avec le calme d’un homme qui vient de perdre dans une catastrophe sa femme, ses enfants, sa fortune et sa foi.
— Merde ! C’était bien la peine d’en avoir tant fait ! Eh bien, pensez à vous ! Et grouillez-vous avant que la Pile se mette à danser la bourrée !
Forster traduisit en anglais pour ceux qui n’avaient pas compris le français. Ceux qui ne comprenaient ni l’un ni l’autre comprirent les gestes. Et ceux qui ne comprenaient rien avaient déjà compris qu’il fallait sortir du trou. Forster désamorça définitivement les mines de l’entrée. Déjà, quelques techniciens montaient vers l’ouverture de la Sphère. Il y avait trois infirmières, dont l’assistante de Lebeau qui avait cinquante-trois ans. Les deux autres, plus jeunes, arriveraient sans doute en haut.
Les médecins ne se résignaient pas à quitter Eléa et Païkan. Moïssov fit signe qu’on pourrait se les attacher sur le dos, il ajouta quelques mots d’un horrible anglais que Forster interpréta comme voulant dire : « Chacun son tour. »
Mille mètres d’échelle. Deux morts.
— La Pile est fissurée ! cria le diffuseur. Elle est fendue, elle crache et fume de partout. Nous évacuons en catastrophe ! Dépêchez-vous !
Cette fois, c’était la voix de Rochefoux.
— En sortant du Puits, dirigez-vous vers le sud, tournez le dos à l’emplacement d’EPI 2. Le vent emporte les radiations dans l’autre sens. Des hélicoptères vous recueilleront. Je laisse une équipe ici pour vous attendre, mais si ça saute avant et que vous en sortiez, n’oubliez pas : plein sud ! Je vais m’occuper des autres. Faites vite...
Van Houcke parla en hollandais et personne ne le comprit. Alors, il répéta en français qu’à son avis il fallait les laisser là. Ils étaient morts, on ne pouvait rien faire pour eux, ni d’eux. Et il se dirigea vers la porte.
— Le moins que nous puissions faire, dit Simon, c’est de les remettre où nous les avons trouvés...
— Je le pense, dit Lebeau.
Il s’en expliqua en anglais avec Forster et Moïssov, qui furent d’accord.
Ils prirent d’abord Païkan sur leurs épaules, et lui firent redescendre le chemin par lequel ils l’avaient hissé vers leurs espoirs, et le déposèrent sur son socle.
Puis ce fut le tour d’Eléa. Ils la portèrent à quatre, Lebeau, Forster, Moïssov et Simon. Ils la posèrent sur l’autre socle, près de l’homme avec qui elle avait dormi pendant 900 000 ans sans le savoir, et avec qui elle s’était, sans le savoir, enfoncée dans un nouveau sommeil qui n’aurait pas de fin.
Au moment où elle pesa sur le socle de tout son poids, un éclair bleu éblouissant jaillit sous le sol transparent, envahit l’Œuf et la Sphère, et rattrapa les hommes et les femmes accrochés aux échelles. L’anneau suspendu reprit sa course immobile, le moteur reprit sa tâche un instant interrompue : envelopper d’un froid mortel le fardeau qu’on lui avait confié, et le garder à travers le temps interminable.
Rapidement, car le froid les étreignait déjà, Simon démaillota en partie la tête de Païkan, coupa et arracha les pansements, afin que son visage fût nu à côté du visage nu d’Eléa.
Le visage délivré apparut, très beau. Ses brûlures ne se voyaient presque plus. Le sérum universel apporté par le sang d’Eléa avait guéri sa chair pendant que le poison en retirait la vie. Ils étaient l’un et l’autre incroyablement beaux et en paix. Un brouillard glacé envahissait l’Abri. De la salle de réanimation parvenaient des morceaux de la voix nasillarde du diffuseur :
— Allô !... Allô !... encore quelqu’un ?... Dépêchez-vous !...
Ils ne pouvaient plus s’attarder. Simon sortit le dernier, monta les marches à reculons, éteignit le projecteur. Il eut d’abord l’impression d’une obscurité profonde, puis ses yeux s’accoutumèrent à la lumière bleue qui baignait de nouveau l’intérieur de l’Œuf de sa clarté nocturne. Une mince gaine transparente commençait à envelopper les deux visages nus, qui brillaient comme deux étoiles. Simon sortit et ferma la porte.
UN véritable carrousel s’était établi entre les porte-avions, les sous-marins, les bases les plus proches et les abords de l’EPI. Sans arrêt, les hélicoptères se posaient, faisaient le plein, repartaient. Un entonnoir déchiqueté, sali de débris de toutes sortes, brillant d’éclats de glace, marquait l’emplacement d’EPI 2. Des fumerolles en montaient, que le vent rageur cueillait au ras du sol et emportait vers le nord.
Peu à peu, tout le personnel fut évacué, et l’équipe du Puits sortit à son tour et fut recueillie an grand complet. L’infirmière quinquagénaire avait été parmi les premiers arrivés en haut. Elle était maigre et grimpait comme une chèvre.
Hoover et Léonova s’embarquèrent avec les réanimateurs dans le dernier vol du dernier hélicoptère. Hoover, debout devant un hublot serrait contre lui Léonova qui tremblait de désespoir. Il regardait avec horreur la base dévastée et râlait à voix basse :
— Quel gâchis, bon Dieu, quel gâchis !...
Les sept membres de la Commission chargée de rédiger la Déclaration de l’Homme Universel se trouvèrent répartis sur sept navires différents, et n’eurent plus l’occasion de se rencontrer. Il n’y avait plus personne à terre, il n’y avait plus dans le ciel que de hauts avions prudents qui tournaient au loin en gardant EPI 2 dans le champ de leurs caméras. Le vent soufflait de nouveau en tempête furieuse, plus fort à chaque seconde. Il balayait les débris de la base, emportait des morceaux de n’importe quoi, multicolores, vers des horizons blancs à des distances inconnues.
La Pile sauta.
Les caméras virent le champignon gigantesque empoigné par le vent, tordu, couché, déchiqueté, éventré jusqu’au rouge de son cœur d’enfer, emporté en morceaux vers l’océan et les terres lointaines. La Nouvelle-Zélande, l’Australie, toutes les îles du Pacifique se trouvaient menacées. Et en premier lieu les bâtiments de la Force Internationale. Les avions rentrèrent à bord, les sous-marins plongèrent, les navires de surface firent pleine vitesse par le travers du vent.
Au bord du Neptune, Simon raconta aux savants et aux journalistes qui s’y trouvaient ce qu’il avait vu pendant la transfusion, et comment Païkan avait pris la place de Coban.