124274.fb2 La nuit des temps - читать онлайн бесплатно полную версию книги . Страница 49

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Dans le sous-marin minuscule, les deux hommes collés l’un contre l’autre baignaient dans une odeur moite de sueur et d’urine. On n’avait pas prévu pour eux de vessie réceptrice. Ils n’avaient qu’à se retenir. Ils n’avaient pas pu, à cause de la tempête qui les bloquait depuis douze heures sous cinq mètres d’eau. Pour sortir de la crique, il fallait passer au-dessus d’un fond de deux mètres. Faire surface et passer tout juste. Avec ce vent, c’était une manœuvre désespérée, qui avait autant de chance de réussir qu’une pièce de monnaie lancée en l’air de retomber sur la tranche. Même blotti au plus profond de l’écorchure du rivage, le petit sous-marin n’était pas à l’abri. Il cognait contre les roches, heurtait le fond, grinçait, gémissait. Le précieux récepteur qui avait enregistré les confidences de la Traductrice occupait un tiers du volume du submersible. Les deux hommes, tête-bêche, l’un aux commandes de l’engin, l’autre sur les manettes du récepteur, n’avaient pas la place de faire même un quart de tour sur eux-mêmes. La soif leur séchait la gorge, la transpiration trempait leurs combinaisons, les sels de l’urine leur piquaient les cuisses. Le réservoir d’oxygène sifflait doucement. Il n’y en avait plus que pour deux heures. Ils décidèrent de sortir de cette impasse, coûte que coûte.

Dans la salle de réanimation, les médecins et les infirmiers ne s’approchaient plus de Coban que deux à la fois, chacun surveillant l’autre.

Dans l’Œuf, les dégâts commis par la flamme du plaser étaient considérables. Le texte du Traité avait presque complètement disparu.

Presque. Il en restait quelques bribes. Peut-être assez pour  fournir à un génial mathématicien de quoi faire jaillir la lumière qui éclairerait l’équation de Zoran. Peut-être. Peut-être pas.

Il n’y avait pas de démineur, à bord d’aucun bâtiment de la Force Internationale. Un appel lancé par Trio avait alerté les spécialistes des armées russe, américaine et européenne. Trois jets fonçaient vers l’EPI, emportant les meilleurs démineurs militaires. Ils venaient de l’autre hémisphère, au maximum de leur vitesse. Ils ne pourraient pas se poser sur la piste de l’EPI. Ils devaient s’arrêter à Sydney et confier leurs occupants à des jets plus petits. Même à ces derniers, la tempête opposait des difficultés terribles. Ils pourraient peut-être se poser. Peut-être pas. Et dans combien de temps ? Beaucoup de temps. Trop de temps.

L’ingénieur en chef de la Pile atomique qui fournissait l’énergie et la lumière à la base se nommait Maxwell. Il avait trente et un ans et des cheveux gris. Il ne buvait que de l’eau. De l’eau américaine, qui arrivait congelée en blocs de vingt-cinq livres ; Les Etats-Unis envoyaient de la glace au pôle, stérilisée, vitaminée, additionnée de fluor, d’oligo-éléments, et d’une trace d’euphorisant. Maxwell et les autres Américains de l’EPI en consommaient une grande quantité, comme boisson et pour se laver les dents. Pour l’hygiène extérieure, ils toléraient l’eau de fonte de la glace polaire. Maxwell mesurait un mètre quatre-vingt-onze et pesait soixante-neuf kilos nu. Il se tenait très droit et regardait les autres humains de haut en bas à travers le deuxième foyer de ses lunettes, sans le moindre mépris malgré leur taille inférieure. On tenait d’autant plus compte de ses avis qu’il parlait peu.

Il vint trouver Heath, qui avait accompagné Lukos en Europe pour l’achat des armes, et lui demanda avec détachement des précisions sur la puissance explosive des mines collées à la Traductrice. Heath ne put rien affirmer, car c’était Lukos qui avait conclu le marché avec un trafiquant belge. Mais Lukos avait dit que chacune de ces mines contenait trois kilos de P.N.K.

Maxwell sifflota. Il connaissait le nouvel explosif américain. Mille fois plus puissant que le T.N.T. Trois bombes égalent neuf kilos de P.N.K., égalent neuf tonnes de T.N.T. Une bombe de neuf tonnes éclatant dans la Traductrice, quels seront ses effets sur la Pile atomique voisine, malgré son épais blindage de béton et les quelques dizaines de mètres de glace ? En principe, derrière le bouclier de la glace, le béton doit tenir le coup, mais il y a une chance pour que l’onde de choc ébranle l’architecture de la pile, fasse sauter des connexions, provoque des fissures et des fuites de liquide et de gaz radio-actifs, et, peut-être, amorce une réaction incontrôlée de l’uranium...

— Il faut évacuer EPI 2 et 3, dit Maxwell sans élever la voix. Il serait même prudent d’évacuer la base tout entière...

Quelques minutes plus tard, les sirènes d’alerte urgente, qui n’avaient jamais fonctionné, hurlèrent dans les trois EPI. Et tous les postes téléphoniques, tous les diffuseurs, tous les récepteurs d’oreille dans toutes les langues prononcèrent les mêmes mots : « Evacuation urgente. Préparez-vous à évacuer immédiatement. »

Donner l’ordre, se préparer, c’était évidemment quelque chose. Mais évacuer, COMMENT ?

La tempête bleue continuait. Le ciel était clair comme un œil. Le vent soufflait à 220 km/heure. Mais il n’emportait plus la neige qu’au ras du sol, avec tout ce qu’il pouvait ramasser et dont il faisait des obus.

Lebeau, qui avait quitté la salle de réanimation depuis une heure à peine, et venait juste de s’endormir, avait été tiré de son lit par Henckel, qui l’avait mis au courant de la situation. Hirsute, hagard de fatigue, il téléphonait à la salle. En bas, à l’autre bout du fil, Moïssov jurait en russe et répétait en français :

— Impossible ! Vous le savez bien ! Qu’est-ce que vous me demandez ? C’est impossible !

Oui, Lebeau le savait bien. Evacuer Coban. Impossible. L’arracher, dans son état actuel, au bloc de réanimation, c’était le tuer aussi sûrement qu’en lui coupant la gorge.

Mille mètres de glace le mettaient à l’abri de toute explosion, mais si les installations de surface sautaient, dans les dix minutes, il périrait.

Moïssov et Lebeau eurent tous les deux la même idée. Le même mot leur vint aux lèvres en même temps : transfusion. On pouvait la tenter. Le test du sang d’Eléa avait été positif.

Voyant que l’état de Coban  se stabilisait,  puis s’améliorait lentement, les médecins avaient réservé cette opération pour le cas d’une aggravation brutale ou d’une nécessité urgente. Nécessité urgente, c’était le cas. Si on tentait l’opération immédiatement, Coban pouvait, dans quelques quarts d’heure, être transportable.

— Et si la Pile flambe avant ? cria Moïssov. Les mines peuvent sauter tout de suite, dans quelques secondes !...

— Eh bien, merde, qu’elles sautent ! cria Lebeau. Je vais voir la petite. Il faut encore qu’elle accepte...

Il avait été, avec les autres réanimateurs, logé à l’infirmerie. Il n’eut que quelques pas à faire pour atteindre la chambre d’Eléa.

L’infirmière, terrifiée, était en train de faire ses bagages. Trois valises ouvertes sur deux lits, cent objets et linges épars qu’elle prenait, rejetait, laissait tomber, entassait, de ses mains tremblantes. En gémissant.

Simon disait à Eléa :

— Tant mieux ! C’était monstrueux de vous garder ici. Vous allez enfin connaître notre monde. Ce n’est pas qu’un paquet de glace, le temps d’aujourd’hui. Je ne prétends pas que ce soit le Paradis, mais...

— Le Paradis ?

— Le Paradis, c’est... c’est trop long, c’est trop difficile, et de toute façon ça n’est même pas absolument certain, et certainement ce n’est pas ça...

— Je ne comprends pas.

— Moi non plus. Personne. N’y pensez plus. Je ne vous emmène pas au Paradis. Paris ! Paris, je vous emmène ! Ils diront ce qu’ils voudront, je vous emmène à Paris ! C’est, c’est...

Il ne pensait pas au danger, il n’y croyait pas. Il savait seulement qu’il emmenait Eléa loin de sa tombe de glace, vers le monde vivant. Il avait envie de chanter. Il parlait de Paris avec   des gestes, comme un danseur.

— C’est... c’est... Vous verrez, c’est Paris... Il n’y a des fleurs que dans les boutiques derrière les vitres, mais il y a aussi les robes-fleurs, les chapeaux-fleurs, le jardin des boutiques, partout, dans toutes les rues, des fleurs de bas, nylon-jaune-orange-bleus, chaussures-arc en ciel, marguerites-robes, un peu-beaucoup-passionnément, jamais, pas du tout, jamais-jamais, le plus beau jardin du monde pour la femme, elle entre, elle choisit, elle est fleur elle-même, fleur fleurie d’autres fleurs, c’est Paris la merveille, c’est là que je vous emmène !...

— Je ne comprends pas.

— Il ne faut pas comprendre, il faut voir. Paris vous guérira. PARIS VOUS GUERIRA DU PASSE !

Ce fut à ce moment que Lebeau entra.

— Voulez-vous, demanda-t-il à Eléa, accepter de donner un peu de votre sang à Coban ? Vous seule pouvez le sauver. Ce n’est pas grave, pas douloureux. Si vous acceptez, nous pourrons le transporter. Si vous refusez, il périra. C’est une intervention sans aucune gravité, qui ne vous fera aucun mal...

Simon explosa. Pas question ! Il s’y opposait ! C’était monstrueux ! Qu’il crève, Coban ! Pas une goutte de sang, pas une seconde perdue, Eléa allait partir avec le premier hélicoptère, le premier jet, le premier n’importe quoi, le premier ! Elle ne devrait déjà plus être là, elle ne redescendra pas dans le Puits, vous êtes des monstres, vous n’avez pas de cœur, de tripes, vous êtes des charcutiers, vous...

— J’accepte, dit Eléa.

Son visage était grave. Elle avait réfléchi quelques secondes, mais son cerveau allait plus vite qu’une lente cervelle du temps d’aujourd’hui.

Elle avait réfléchi et elle avait décidé. Elle acceptait de donner son sang à Coban, l’homme qui l’avait séparée de Païkan et l’avait jetée au bout d’une éternité dans un monde sauvage et frénétique. Elle acceptait.

Les deux hommes dans le submersible-pocket, tête-bêche, la tête entre les pieds de l’autre, les pieds suants, les pieds puants, les deux hommes, entre eux deux un treillis métallique matelassé mousse polymachin, souple, douce, élastique, mais transpirante, affreusement transpirante, les deux hommes bloqués dans leur sueur, dans leur urine, la peau brûlée, l’intérieur de leur nez brûlé par leur odeur, les deux hommes risquaient le tout ou le rien. S’ils restaient là, le réservoir d’oxygène épuisé, ils ne pouvaient plus partir, plus plonger. Ils étaient pris. Pas pensable, horrible, tout dire, avouer, monstrueux. Même si je refuse, Penthotal. Même sans Penthotal, ils regardent, ils me font parler, un coup de talon sur les orteils, je crie, j’insulte, je ne peux pas rester éternellement sans parler, ils écoutent, ils savent d’où je viens, ils savent.

Partir, il faut partir.

Deux heures d’oxygène. Cinq minutes mortelles pour franchir la passe. Il reste une heure cinquante-cinq de plongée. C’est une chance, mince, étroite. Le grand sous-marin nous avale. Ou le grand avion nous picore. Sauvés. S’ils nous ratent, peut-être la tempête s’arrête et nous pouvons continuer en surface. Pas d’alternative. Partir...

Ils partirent. Une vague les jeta contre la roche. Ils retombèrent et rebondirent contre la roche d’en face. Ils retombèrent contre le fond. Le choc fut tel que l’homme-qui-avait-la-tête-tournée-vers-l’arrière eut les quatre incisives du bas fracturées. Il hurla de douleur, cracha ses dents et son sang. L’autre n’entendait rien. Dans ses lunettes réceptrices il voyait l’horreur déchaînée. Le vent arrachait la surface de la mer et la jetait, toute blanche, vers le bleu du ciel. Au moment où elle retombait, il crispa ses deux mains sur la commande d’accélération. L’arrière du fuseau d’acier cabossé cracha un énorme jet de feu et bondit dans les vagues, propulsé à la pointe de sa propre énergie.

Mais le jet n’était plus droit. Les chocs contre les roches avaient faussé la tuyère d’éjection. Le jet déviait vers la gauche et rugissait en tire-bouchon. Le sous-marin se mit à vriller sur lui-même comme une mèche, collant les deux hommes contre ses parois, vira à cent degrés, et se jeta contre une muraille de glace. Il y pénétra d’un mètre. Elle s’écroula sur lui et le broya. Le vent et la mer emportèrent dans une écume rouge des débris de chair et de métal.

Les caméras des deux avions-fusées enregistrèrent et expédièrent l’image du choc et de l’éparpillement.

La base fourmillait. Les savants, les techniciens, les cuisiniers, les balayeurs, les infirmières, les femmes de chambre avaient jeté en hâte leurs plus précieuses bricoles dans des valises distendues, et fuyaient EPI 2 et 3. Les snodogs les recueillaient à la sortie des bâtiments et les transportaient jusqu’aux entrées d’EPI 1. Dans le cœur de la montagne de glace, ils reprenaient baleine, leur cœur se calmait, ils se sentaient à l’abri. Ils se croyaient...

Maxwell savait bien que ce n’était pas vrai. Même si la Pile ne sautait pas, si elle était seulement fissurée et se mettait à cracher ses liquides et ses gaz mortels, le vent allait les emporter et en badigeonner le paysage jusqu’à la montagne de glace qui les arrêterait dans leur course horizontale et s’en gaverait. Le vent, ici, soufflait plus ou moins fort. Mais il soufflait toujours dans la même direction. Du centre du continent vers le bord. D’EPI 2 vers EPI 1. Inexorablement. Personne ne pourrait plus sortir des galeries de la montagne. Et, rapidement, les radiations y entreraient, par le système de ventilation qui cueillait l’air au moyen de vingt-trois cheminées. Il se ferait un plaisir de cueillir en même temps toutes les saletés rongeantes crachées par la Pile éventrée.

Maxwell répéta calmement :

— C’est très simple ! Il faut évacuer...

Comment ? Aucun hélico ne pouvait prendre l’air. Les snodogs, à la rigueur, pouvaient s’enfoncer dans la tempête. Il y en avait dix-sept. Il fallait en garder trois pour Coban, Eléa et les équipes de réanimateurs.

— Plutôt quatre. Et ils seront serrés.