124274.fb2
— Mais...
— Je ne peux pas vous faire confiance à vous seul. Passez-moi Forster.
Il répéta son cri d’alarme à Forster, puis à Lebeau. A chacun il répéta : QUELQU’UN VA TUER COBAN ! Ne laissez personne l’approcher. N’IMPORTE QUI !
Il ajouta :
— Qu’est-ce qui se passe dans l’Œuf ? Qu’est-ce que vous voyez dans l’écran de surveillance ?
— Rien, dit Lebeau.
— Rien ? Comment, rien ?
— La caméra est en panne.
— En panne ? Mon œil ! Ouvrez les mines ! Vite !
Léonova rendit le récepteur à Heath. Le clignotant rouge s’éteignit, le champ de mines était désactivé. Mais Hoover se méfiait. Il leva le genou et tendit sa botte à Shanga avec l’aisance donnée par vingt générations d’esclavagistes.
— Tire ma botte, petit.
Shanga eut un sursaut et recula. Léonova devint furieuse.
— C’est pas le moment de se sentir nègre ! cria-t-elle.
Elle posa le revolver, prit la botte à deux mains et tira.
Elle ne cherchait plus à comprendre, elle faisait confiance totale à Hoover, et elle savait à quel point chaque fraction infime de temps était essentielle.
— Merci, petite sœur. Couchez-vous tous !
Il donna l’exemple. Shanga, effrayé l’imita aussitôt. Heath aussi, avec l’air de ne pas le faire. Léonova, à genoux, tenait toujours la botte.
— Jette-la dans le trou !...
Le trou, c’était l’ouverture de l’escalier qui réunissait le fond du puits à l’accès de la Sphère. Les mines étaient dans l’escalier, sous les marches. Léonova jeta la botte. Rien ne se produisit.
— On y va, dit Hoover. Ote-moi l’autre, et ôte les tiennes. Nous devons être silencieux comme la neige. Heath, vous ne laissez plus entrer personne, vous entendez ? Personne.
— Mais qu’est-ce que... ?
— Tout à l’heure...
Les bras écartés de lui, pour que ses mains douloureuses ne touchent rien, il s’enfonçait déjà dans l’escalier, Léonova derrière lui...
Dans l’Œuf, il y avait un homme couché et un homme debout. L’homme couché avait un couteau à neige planté dans la poitrine, et son sang composait sur le sol une petite mare en forme de « bulle » de bande dessinée. L’homme debout portait un casque de soudeur qui cachait son visage et pesait sur ses épaules. Il tenait à deux mains le canon du plaser, et en dirigeait la lance de flamme sur le mur gravé. L’or fondait et coulait.
Léonova tenait le revolver dans sa main droite. Elle eut peur de ne pas le tenir assez solidement. Elle y ajouta sa main gauche et tira.
Les trois premières balles arrachèrent le plaser aux mains de l’homme et la quatrième lui broya un poignet, sectionnant presque la main. Le choc le jeta à terre, la flamme du plaser lui grilla un pied. Il hurla. Hoover se précipita et, du coude, coupa le courant.
L’homme au couteau dans la poitrine, c’était Hoï-To.
L’homme au masque de soudeur, c’était Lukos.
Hoover et Léonova l’avaient reconnu dès qu’ils l’avaient vu. Il n’y avait pas deux hommes de sa stature à l’EPI. D’un coup de pied, Hoover fit sauter son casque, découvrant son visage suant aux yeux révulsés. Sous la douleur horrible de son pied réduit en cendres, le colosse s’était évanoui.
— SIMON, vous qui êtes son ami, essayez !...
Simon essaya. Il se pencha vers Lukos couché dans une chambre de l’infirmerie, et l’adjura de lui dire comment désamorcer les mines collées aux mémoires de la Traductrice, et pour qui il avait fait ce travail insensé, et s’il était seul ou avait des complices. Lukos ne répondit pas.
Interrogé sans arrêt par Hoover, Evoli, Henckel, Heath, Léonova, depuis qu’il avait repris connaissance, il avait seulement confirmé que les mines sauteraient si on y touchait, et qu’elles sauteraient également si on n’y touchait pas. Mais il avait refusé de dire dans combien de temps, et refusé toute réponse à toute autre question. Penché vers lui, Simon regardait ce visage intelligent, osseux, ces yeux noirs qui le fixaient sans crainte, ni honte, ni forfanterie.
— Pourquoi, Lukos ? Pour qui as-tu fait ça ?
Lukos le regardait et ne répondait pas.
— Ce n’est pas pour de l’argent ? Tu n’es pas un fanatique ? Alors ?...
Lukos ne répondait pas.
Simon évoqua la bataille contre le temps qu’ils avaient menée ensemble, que Lukos avait dirigée, pour comprendre les trois petits mots qui permettraient de sauver Eléa. Ce travail exténuant, génial, ce dévouement totalement désintéressé, c’était bien lui, Lukos, qui les avait prodigués. Comment avait-il pu, depuis, assassiner un homme et comploter contre les hommes ? Comment ? Pourquoi ? Pour qui ?
Lukos regardait Simon et ne répondait pas.
— Nous perdons du temps, dit Hoover. Faites-lui une piqûre de pentothal. Il dira tout ce qu’il sait très gentiment et sans souffrir.
Simon se redressa. Au moment où il allait s’éloigner, Lukos, de sa main valide, forte comme celle de quatre hommes, lui saisit le bras, le fit basculer sur son lit, lui arracha le revolver enfonce dans sa ceinture, se l’appuya sur la tempe et tira. Le coup était oblique. Le haut de son crâne s’ouvrit et la moitié de sa cervelle fit une gerbe rose qui se posa en ovale éparpillée sur le mur. Lukos avait trouvé le moyen de se taire malgré le pentothal.
Les responsables de l’EPI, au cours d’une réunion dramatique, décidèrent, malgré leur répugnance, de faire appel à la force internationale basée au large des côtes pour rechercher, capturer ou détruire qui et quoi avait pu recevoir l’émission clandestine. Bien que ses bâtiments les plus avancés fussent trop loin pour avoir pu recueillir les images, il était probable que c’était un élément secret détaché d’une des flottes qui s’était approchée à une distance suffisante pour capter l’émission.
Probable. Mais pas sûr. Un petit sous-marin ou un amphibie air-mer avait pu se glisser entre les mailles du réseau de surveillance. Mais, même si c’était un élément de la Force Internationale, seule la Force elle-même pouvait le retrouver. Il fallait compter sur les rivalités nationales qui allaient aiguiser le zèle des recherches, et de la surveillance réciproque.
Rochefoux engagea avec l’amiral Huston, qui était de garde, un dialogue radio rendu difficile et grotesque par les interruptions de l’orage magnétique, qui accompagnait la tempête de ses ricanements. Huston finit tout de même par comprendre, et alerta toute l’aviation et toute la flotte. Mais l’aviation ne pouvait rien faire dans cette furieuse bouillie blanche. Les porte-avions étaient couverts d’une banquise, toutes leurs superstructures capitonnées de dix fois leur épaisseur de glace. Neptune 1 s’était mis à l’abri en plongée. Il n’était pas question pour lui de faire surface. Avec angoisse, Huston se rendit compte qu’il ne lui restait d’autre moyen d’action que la meute de sous-marins soviétiques. Si c’était pour eux que Lukos avait travaillé, quelle dérision de les envoyer à la chasse ! Et si c’était pour nous, si Lukos était un agent du F.B.I., que le Pentagone ignorait, n’était-il pas horrible de lâcher les molosses russes contre les gens qui défendaient l’Occident et la Civilisation ?
Et si c’était pour les Chinois ? Pour les Indiens ? Pour les Nègres ? Pour les Juifs ? Pour les Turcs ? Si c’était, si c’était...
A un militaire, si haut que soit son grade, s’offre toujours l’apaisement de la discipline. Huston cessa de se poser des questions, cessa de penser, et appliqua le plan prévu. Il réveilla son collègue, l’amiral russe Voltov, et le mit au courant de la situation. Voltov n’hésita pas une seconde. Dans l’instant, il donna les ordres d’alerte. Les vingt-trois sous-marins atomiques et leurs cent quinze vedettes patrouilleuses firent cap vers le sud, s’approchèrent des côtes à la limite de l’imprudence, et couvrirent chaque mètre de rocher ou de glace immergés d’un réseau d’ondes détectrices. Sur mille cinq cents kilomètres, pas un frémissement de sardine ne pouvait leur échapper.
Il y eut un trou dans la tempête. Le vent soufflait avec autant de force, mais les nuages et la neige disparurent au fond du ciel bleu. Neptune 1 reçut l’ordre d’entrer en action. Il fit surface, l’étrave aux lames. Les deux premiers hélicoptères sortis des cales furent jetés à la mer avant même d’avoir ouvert leurs pales. L’amiral allemand Wentz, qui commandait le Neptune, employa son arme ultime : les deux avions-fusées tapis au fond de leurs tubes. Ils portaient un chapelet de bombes H miniatures et, sous leur nez, les deux yeux d’une caméra stéréoscopique émettrice. Ils s’enfoncèrent dans le vent, comme des balles. Leurs caméras envoyaient vers les récepteurs du Neptune deux rubans continus d’images en couleurs et en relief.
Tout l’état-major du Neptune était présent dans la salle d’observations. Huston et Voltov avaient risqué leur vie pour venir, pour voir, et se surveiller. Pas plus qu’aucun des officiers présents, ils n’étaient capables de reconnaître quoi que ce fût sur les images qui défilaient sur l’écran de gauche ou sur celui de droite, et d’y faire la différence entre un manchot empereur et une baleine enceinte. Mais les détecteurs électroniques, eux, en étaient capables. Et tout à coup, deux flèches blanches apparurent sur l’écran de droite. Deux flèches, à angle droit qui convergeaient l’une vers l’autre et désignaient le même point, et se déplaçaient avec lui et avec l’image, de la gauche à la droite de l’écran.
— Stop ! cria Wentz. Agrandissement maximum.
Sur la table, devant lui, un écran horizontal s’alluma. Il colla son visage à la loupe stéréoscopique. Il vit un morceau de rivage foncer vers lui, grandir, grandir. Il vit, dans une crique déchirée, au fond d’une baie, sous quelques mètres d’eau claire bouillonnante, un fuseau ovale, trop régulier et trop calme pour être un poisson...