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Le visage de Païkan cacha la fleur et le ciel. Il la regardait. Il était beau. Païkan. Il n’y a que lui. Je suis à Païkan.
— Eléa... Je suis à toi... Tu vas dormir... Je suis avec toi...
Elle ferma les yeux et sentit le masque se poser au-dessus de son visage. L’embout respiratoire se posa sur ses lèvres, les écarta et entra dans sa bouche. Elle entendit encore la voix de Païkan...
— Je ne vous la donne pas, Coban ! Je vous l’ai apportée mais je ne vous la donne pas ! Elle n’est pas à vous ! Elle ne sera jamais à vous !... Eléa, ma vie, sois patiente... Rien qu’une nuit... Je suis avec toi... pour l’éternité.
Elle n’entendit plus rien. Elle ne sentit plus rien. Sa conscience était submergée. Ses sens se fermèrent. Son subconscient sombra. Elle ne fut plus qu’une brume lumineuse, dorée, légère, sans forme et sans frontière. Qui s’éteignit...
ELEA avait ôté le cercle d’or. Le buste droit, adossée à son siège, le regard fixe perdu l’infini, en deçà du présent, silencieuse, immobile comme une statue de pierre, elle offrait un visage d’une telle puissance tragique que personne n’osait bouger, n’osait dire une syllabe, romps son silence d’une toux ou d’un grincement de siège.
Ce fut Simon qui se leva. Il se plaça derrière elle, posa ses mains sur ses épaules, et dit doucement :
— Eléa...
Elle ne bougea pas. Il répéta :
— Eléa...
Il sentit les épaules frémir dans ses mains.
— Eléa, venez...
La chaleur de sa voix, la chaleur de ses mains franchirent les barrières de l’horreur.
— Vous reposer...
Elle se leva, se tourna vers lui et le regard comme s’il était le seul être vivant au milieu des morts. Il lui tendit la main. Elle regarda cette main tendue, hésita un instant, puis y posa la sienne. La main de Païkan.... Une main... La seule main du monde, le seul secours.
Simon ferma lentement ses doigts autour de la paume glacée posée dans la sienne, puis se mit en marche et emmena Eléa.
La main dans la main, ils descendirent du podium, traversèrent ensemble la salle, son silence et ses regards. Henckel, assis au dernier rang, se leva et leur ouvrit la porte.
Dès qu’ils furent sortis, les voix s’élevèrent, le brouhaha emplit la salle, les discussions naquirent dans tous les coins.
Chacun avait reconnu dans les dernières images la scène qui avait été transmise à Simon quand il avait coiffé le cercle récepteur. Et chacun devinait ce qui avait dû se passer ensuite : Païkan sortant de l’Abri, Coban buvant la liqueur de paix, se déshabillant et s’étendant sur son socle, rabattant sur son visage le masque d’or, l’Abri se fermant, le moteur du froid se mettant à fonctionner.
Pendant ce temps, l’Arme Solaire, poursuivant sa course aérienne, gagnait le zénith d’Enisoraï et entrait en action. Quel avait été exactement son effet ? On ne pouvait que le conjecturer. « Comme si le Soleil lui-même se posait sur Enisoraï... » avait dit Coban. Sans doute un rayon d’une température fantastique, fondant la terre et les roches, liquéfiant les monts et les villes, labourant le continent jusque dans ses racines, le coupant en morceaux, le bouleversant, le retournant comme une charrue d’enfer, et l’abîmant dans les eaux.
Et ce qu’avait craint Coban s’était produit : le choc avait été si violent qu’il s’était répercuté sur la masse de la Terre. La Terre avait perdu l’équilibre de sa rotation et s’était affolée comme une toupie basculée avant de retrouver un nouvel équilibre sur des bases différentes. Ses changements d’allure avaient fêlé l’écorce, provoqué partout des séismes et des éruptions, projeté hors des fosses océanes les eaux inertes dont la masse fantastique avait submergé et ravagé les terres. Il fallait voir sans doute dans cet événement l’origine du mythe du déluge qu’on retrouvait aujourd’hui dans les traditions des peuples de toutes les parties du monde. Les eaux s’étaient retirées, mais pas partout. Gondawa s’était trouvée placée par le nouvel équilibre de la Terre autour du nouveau pôle Sud. Le gel avait saisi et immobilisé les eaux du raz de marée qui balayait le continent. Et, sur ce glacis, les années, les siècles, les millénaires avaient accumulé de fantastiques épaisseurs de neige transformée à son tour en glace par son propre poids.
Cela, Coban ne l’avait pas prévu. Son Abri devait se rouvrir quand les circonstances auraient rendu la vie de nouveau possible à la surface. Le moteur du froid devait s’arrêter, le masque devait rendre la respiration et la chaleur aux deux gisants, la perforatrice leur forer un chemin vers l’air et le soleil. Mais les circonstances n’étaient jamais redevenues favorables. L’Abri était resté une graine perdue au fond du froid, et qui n’aurait jamais germé sans le hasard et la curiosité des explorateurs. Hoover se leva.
— Je propose, dit-il, que nous rendions hommage, dans une déclaration solennelle, à l’intuition, l’intelligence et l’obstination de nos amis des Expéditions Polaires Françaises qui ont su non seulement interpréter les données inhabituelles de leurs sondeurs et en tirer les conclusions que vous savez, mais secouer l’indifférence et l’inertie des Nations jusqu’à ce qu’elles nous rassemblent et nous envoient ici !
L’assemblée se leva et approuva Hoover par acclamations.
— Il faut aussi, dit Léonova, rendre hommage au génie de Coban et à son pessimisme qui, conjugués, lui ont fait construire un abri à l’épreuve de l’éternité.
— O.K., petite sœur, dit Hoover. Mais il a été trop pessimiste. C’est Lokan qui avait raison. L’Arme Solaire n’a pas détruit toute la vie terrestre. Puisque nous sommes là ! Il y a eu des survivants, des végétaux, des animaux et des hommes. Sans doute très peu, mais c’était suffisant pour que tout recommence. Les maisons, les fabriques, les moteurs, l’énergie en bouteille, tout le saint frusquin dont ils vivaient avait été fracasse, anéanti. Les rescapés sont tombés le cul par terre ! Tout nus ! Ils étaient combien ? Peut-être quelques douzaines, dispersés dans les cinq continents. Plus nus que des vers parce qu’ils ne savaient plus rien faire ! Ils avaient des mains dont ils ne savaient plus se servir ! Qu’est-ce que je sais faire avec mes mains, moi, monsieur Hoover grosse tête ? A part allumer ma cigarette et taper sur les fesses des filles ? Rien ! Zéro. S’il me fallait attraper un lapin à la course pour pouvoir bouffer, vous voyez le tableau ? Qu’est-ce que je ferais si j’étais à la place des survivants ? Je boufferais des insectes, et des fruits quand ce serait la saison, et des bêtes crevées quand j’aurais la chance d’en trouver ! Voilà ce qu’ils ont fait ! Voilà où ils sont tombés ! Plus bas que les premiers hommes qui avaient tout commencé avant eux, plus bas que les bêtes. Leur civilisation disparue, ils se sont trouvés comme des escargots dont un gamin a cassé et arraché la coquille pour voir comment c’est fait dedans. Tiens, des escargots ils ont dû en consommer pas mal, ça va pas vite. J’espère qu’il y avait beaucoup d’escargots. Vous aimez les escargots, petite sœur ? Ils sont repartis d’au-dessous du barreau le plus bas de l’échelle, et ils ont refait toute la grimpette, ils sont retombés en route, ils ont remonté encore, et retombé, et, obstinés et têtus, le nez en l’air, ils recommençaient toujours à grimper, et j’irai jusqu’en haut, et plus haut encore ! dans les étoiles ! Et voilà ! Ils sont là ! Ils sont nous ! Ils ont repeuplé le monde, et ils sont aussi cons qu’avant, et prêts à faire de nouveau sauter la baraque. C’est pas beau, ça ? C’est l’homme !
CE fut une grande journée d’exaltation et de soleil. Dehors, le vent au sol était tombé à sa vitesse minima, pas plus de cent vingt à l’heure, avec des moments d’accalmie presque totale, invraisemblables de douceur inattendue. Il déchaînait ses fureurs très haut dans le ciel, le nettoyait du moindre germe de nuage, du plus petit grain de poussière de brume, le faisait briller d’un bleu intense, tout neuf, joyeux. Et la neige et la glace étaient presque aussi bleues que lui.
Dans la Salle du Conseil, l’assemblée bouillonnait. Léonova avait proposé aux savants de prêter le serment solennel de consacrer leur vie à lutter contre la guerre et la bêtise et ses formes les plus féroces, la bêtise politique et la bêtise nationaliste.
— Embrasse-moi, petite sœur rouge ! avait dit Hoover. Et ajoutons la bêtise idéologique.
Il l’avait serrée sur son ventre. Elle avait pleuré. Les savants, debout, bras tendus, avaient juré dans toutes les langues, et la Traductrice avait multiplié leur serment.
Hoï-To avait alors mis ses collègues au courant des travaux de l’équipe dont il faisait partie avec Lukos, et qui dressait le relevé photographique des textes gravés dans le mur de l’Abri. Elle venait d’achever le relevé d’un texte repéré dès le premier jour, dont elle avait trouvé et traduit le titre : Traité des Lois Universelles, et qui semblait être l’explication de l’équation de Zoran. Devant son importance, Lukos allait se charger lui-même de projeter les douze cents clichés photographiques dans l’écran analyseur de la Traductrice.
C’était une nouvelle d’une extraordinaire importance. Même si Coban succombait, on pouvait espérer comprendre un jour le Traité et déchiffrer l’équation.
Heath se leva et demanda la parole.
— Je suis anglais, dit-il, et heureux de l’être. Je pense que je ne serais pas tout à fait un homme si je n’étais pas anglais.
Il y eut des rires et des « hou-hou-hou ».
Heath continua sans sourire :
— Certains continentaux pensent que nous considérons tous ceux qui ne sont pas nés dans l’île Angleterre comme des singes à peine descendus du cocotier. Ceux qui pensent ainsi exagèrent. Légèrement...
Cette fois, les rires dominèrent.
— C’est parce que je suis anglais, heureux d’être né dans l’île Angleterre, que je peux me permettre de vous faire la proposition suivante : écrivons, nous aussi, un traité, ou plutôt une Déclaration de Loi Universelle. La loi de l’homme universel. Sans démagogie, sans bla-bla, comme disent les Français, sans mots creux, sans phrases majestueuses. Il y a la Déclaration de l’O.N.U. Ce n’est que de la merde solennelle. Tout le monde s’en fout. Il n’y a pas un homme sur cent mille qui connaisse son existence. Notre Déclaration à nous devra frapper au cœur tous les hommes vivants. Elle n’aura qu’un paragraphe, peut-être qu’une phrase. Il faudra bien chercher, pour mettre le moins de mots possible. Elle dira simplement quelque chose comme ça : « Moi, l’homme, je suis anglais ou patagon et heureux de l’être, mais je suis d’abord l’homme vivant, je ne veux pas tuer et je ne veux pas qu’on me tue. Je refuse la guerre, quelles qu’en soient les raisons. » C’est tout.
II se rassit et bourra sa pipe avec du tabac hollandais.
— Vive l’Angleterre ! cria Hoover.
Les savants riaient, s’embrassaient, se tapaient dans le dos. Evoli, le physicien italien, sanglotait. Henckel, l’Allemand méthodique, proposa de nommer une commission chargée de rédiger le texte de la Déclaration de l’Homme Universel.
Au moment où des voix commençaient à proposer des noms, celle de Lebeau surgit de tous les diffuseurs.
Elle annonçait que les poumons de Coban avaient cessé de saigner. L’homme était très faible et encore inconscient, son cœur irrégulier, mais on pouvait maintenant espérer le sauver.
C’était vraiment une grande journée. Hoover demanda à Hoï-To s’il savait dans combien de temps Lukos aurait fini d’injecter dans la Traductrice les photos du Traité des Lois Universelles.
— Dans quelques heures, dit Hoï-To.
— Donc, dans quelques heures, nous pourrons savoir, en 17 langues différentes, ce que signifie l’équation de Zoran ?
— Je ne crois pas, dit Hoï-To avec un sourire mince. Nous connaîtrons le texte de liaison, le raisonnement et le commentaire, mais la signification des symboles mathématiques et physiques nous échappera, comme elle échappe à la Traductrice. Sans l’aide de Coban, il faudrait un certain temps pour en retrouver le sens. Mais évidemment on y parviendrait, et sans doute assez vite, grâce aux ordinateurs.
— Je propose, dit Hoover, d’annoncer par Trio que nous ferons demain une communication au monde entier. Et de prévenir les universités et centres de recherches qu’ils auront à enregistrer un long texte scientifique dont nous transmettrons les images en anglais et en français, avec les symboles originaux en langue gonda. Cette diffusion générale d’un traité qui conduit à la compréhension de l’équation de Zoran rendra d’un seul coup impossible l’exclusivité de sa connaissance. Elle sera devenue en quelques instants le bien commun de tous les chercheurs du monde entier. Du même coup disparaîtront les menaces de destruction et d’enlèvement qui pèsent sur Coban, et nous pourrons inviter cette répugnante assemblée de ferraille militaire flottante et volante qui nous surveille sous prétexte de nous protéger à se disperser, et à retourner dans ses repaires.