124274.fb2 La nuit des temps - читать онлайн бесплатно полную версию книги . Страница 40

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— Eléa, Eléa, écoutez, Eléa... Je sais que vous êtes à l’extérieur... Vous êtes en danger... L’armée d’invasion se pose sans arrêt... Elle occupera bientôt toute la Surface... Signalez-vous à un ascenseur avec votre clé, nous viendrons vous chercher où que vous soyez... Ne tardez plus... Ecoutez, Païkan, pensez à elle !... Eléa, Eléa, ceci est mon dernier appel. Avant la fin de la nuit, l’Abri sera fermé, avec ou sans vous.

Puis ce fut le silence.

— Je suis à Païkan, dit Eléa d’une voix basse, grave.

Elle se pendit à son cou.

Il mit ses bras autour d’elle, la souleva et la coucha sur la molle couche de l’herbe, parmi les bêtes. Elles s’écartèrent et firent un cercle autour d’eux. Il en arrivait d’autres de la forêt, tous les chevaux blancs, les chevaux bleus, et les chevaux noirs, plus petits, qu’on ne voyait même pas sous la lune. Et les lentes tortues sortaient de l’eau pour les rejoindre. La lumière des horizons palpitait autour d’eux aux extrémités du monde. Ils étaient seuls au milieu du rempart vivant des bêtes qui les protégeaient et qu’ils rassuraient. Il glissa sa main sous la bande qui couvrait la poitrine d’Eléa et fit fleurir un sein entre deux boucles. Il posa sur lui sa paume arrondie et le caressa avec un gémissement de bonheur, d’amour, de respect, d’admiration, de tendresse, avec une reconnaissance infinie envers la vie qui avait créé tant de beauté parfaite et la lui avait donnée pour qu’il sût qu’elle était belle.

El maintenant, c’était la dernière fois.

Il posa sur lui sa bouche entrouverte et sentit la douce pointe devenir ferme entre ses lèvres.

— Je suis à toi... murmura Eléa.

Il délivra l’autre sein et le serra tendrement, puis défit le vêtement de hanches. Sa main coula le long des hanches, le long des cuisses, et toutes les pentes la ramenaient au même point, à la pointe de la courte forêt d’or, à la naissance de la vallée fermée.

Eléa résistait au désir de s’ouvrir. C’était la dernière fois. Il fallait éterniser chaque impatience et chaque délivrance. Elle s’entrouvrit juste pour laisser la place à la main de se glisser, de chercher, de trouver, à la pointe de la pointe et de la vallée, au confluent de toutes les pentes, protégé, caché, couvert, ah !... découvert ! le centre brûlant de ses joies.

Elle gémit et posa à son tour ses mains sur Païkan.

L’horizon gronda. Une lueur verte fit un troupeau vert du troupeau des chevaux blancs, qui dansaient sur place, effrayés.

Eléa ne voyait plus rien. Païkan voyait Eléa, la regardait de ses yeux, de ses mains, de ses lèvres, s’emplissait la tête de sa chair et de sa beauté et de la joie qui la parcourait, la faisait frémir, lui arrachait des soupirs et des cris. Elle cessa de le caresser. Ses mains sans forces tombèrent de lui. Les yeux clos, les bras perdus, elle ne pesait plus, ne pensait plus, elle était l’herbe et le lac et le ciel, elle était un fleuve et un soleil de joie. Mais ce n’étaient encore que les vagues avant la vague unique, la grande route lumineuse multiple vers l’unique sommet, le merveilleux chemin qu’elle n’avait jamais si longuement parcouru, qu’il dessinait et redessinait de ses mains et de ses lèvres sur tous les trésors qu’elle lui donnait. Et il regrettait de n’avoir pas plus de mains, plus de lèvres pour lui faire partout plus de joies à la fois. Et il la remerciait dans son cœur d’être si belle et si heureuse.

D’un seul coup, le ciel tout entier devint rouge. Le troupeau rouge des chevaux partit au galop vers la forêt.

Eléa brûlait. Haletante, impatiente, ce n’était plus possible, elle prit dans ses mains la tête de Païkan aux doux cheveux couleur de blé qu’elle ne voyait pas, qu’elle ne pouvait plus voir, la ramena vers elle, sa bouche sur sa bouche, puis ses mains redescendirent et prirent l’arbre aimé, l’arbre proposé, approché et refusé, et le conduisirent vers sa vallée ouverte jusqu’à l’âme. Quand il entra, elle râla, mourut, fondit, se répandit sur les bois, sur les lacs, sur la chair de la terre. Mais il était en elle – Païkan –, il la rappelait autour de lui, à longs appels puissants qui la ramenaient des bouts du monde – Païkan –, la rappelaient, l’attiraient, la rassemblaient, la condensaient, la durcissaient, la pressaient jusqu’à ce que le milieu de son ventre percé de flammes – Païkan ! – éclatât en une joie prodigieuse, indicible, intolérable, divine, bien-aimée, brûlant, jusqu’à l’extrémité de la moindre parcelle, son corps, qui la dépassait.

Leurs deux visages apaisés reposaient l’un contre l’autre. Celui d’Eléa était tourné vers le ciel rouge. Celui de Païkan baignait dans l’herbe fraîche. Il ne voulait pas encore se retirer d’elle. C’était la dernière fois. Il pesait sur elle juste assez pour la toucher et la sentir tout le long de sa peau. Quand il la quitterait, ce serait pour toujours. Il n’y avait plus de lendemain. Rien ne recommencerait. Il faillit se laissa emporter par le désespoir et se mettre à hurler contre l’absurde, l’atroce, l’insupportable séparation. La pensée de sa mort proche l’apaisa.

Une lourde détonation fit trembler le sol. Une partie de la forêt s’embrasa d’un seul coup. Païkan leva la tête et regarda, dans la lumière dansante, le visage d’Eléa. Il était baigné de la grande douceur, la grande paix que connaissent après l’amour les femmes qui l’ont reçu et donné dans sa plénitude. Elle reposait sur l’herbe de tout son corps entièrement détendu. Elle respirait à peine. Elle était au-delà de la veille et du sommeil. Elle était bien partout, et elle le savait. Sans ouvrir les yeux, elle demanda très doucement :

— Tu me regardes ?

Il répondit :

— Tu es belle...

Lentement, la bouche et les yeux clos devinrent un sourire.

Le ciel palpita et se fendit. Dans un hurlement, une nuée de soldats énisors à demi nus, peints en rouge, à cheval sur leurs sièges de fer, surgit dans les hauteurs de la nuit enflammée, et coula en oblique, par-dessus le lac, vers la Bouche. De toutes les cheminées, les armes de défense tirèrent. L’armée aérienne fut ravagée, dispersée, rasée, renvoyée vers les étoiles en milliers de cadavres disloqués qui retombaient dans le lac et dans la forêt. Les bêtes couraient dans tous les sens, se jetaient à l’eau, en ressortaient, tournaient autour du couple en dansant d’affolement. Une série d’explosions effrayantes souleva la forêt incendiée et la projeta partout. Une branche torche tomba sur une biche qui fit un bond fantastique et plongea. Les chevaux en feu galopaient et ruaient. Du ciel, une nouvelle armée descendait en hurlant.

Païkan voulut s’enlever d’Eléa. Elle le retint. Elle ouvrit les yeux. Elle le regarda. Elle était heureuse.

— Nous allons mourir ensemble, dit-elle.

Il glissa sa main dans l’arme abandonnée sur l’herbe, se retira, et se dressa. Elle eut le temps de voir l’arme braquée sur elle. Elle cria :

— Toi !

— Tu vas vivre, dit-il.

Il tira.

CE qui suivit, Eléa le découvrit en même temps que les savants de l’EPI. L’arme l’avait assommée, mais ses sens avaient continué à recevoir des impressions, et sa mémoire subconsciente à les enregistrer.

Ses oreilles avaient entendu, ses yeux entrouverts avaient vu, son corps avait senti Païkan rajuster autour d’elle quelques vêtements, la prendre dans ses bras et marcher vers les ascenseurs au milieu de l’enfer déchaîné. Il avait enfoncé sa clé dans la plaque, mais la cabine ne montait pas. Il avait crié.

— Coban ! Je vous appelle ! Je suis Païkan ! Je vous apporte Eléa !...

Il y eut un silence. Il cria de nouveau le nom de Coban, le nom d’Eléa. Un signal vert se mit à palpiter au-dessus de la porte, et la voix de Coban retentit, brouillée, coupée, parfois étouffée, parfois vibrante comme le son d’une langue d’acier.

— ... tard... bien tard... ennemi... pénétré dans Gonda 7... votre groupe d’ascenseurs... isolé... vais essayer... descendez... j’envoie un commando... percer l’ennemi... à votre rencontre... signalez-vous... votre bague... toutes les plaques... je répète... j’envoie...

La cabine de l’ascenseur arriva et s’ouvrit.

Le sol se souleva en une explosion effrayante, le sommet de l’ascenseur fut pulvérisé, Eléa arrachée aux bras de Païkan, l’un et l’autre soulevés, roulés, jetés à terre. Et les yeux d’Eléa inconsciente voyaient le ciel rouge d’où descendait sans arrêt la nuée des hommes rouges. Et ses oreilles entendaient leur hurlement qui emplissait la nuit en flammes.

Son corps sentit la présence de Païkan. Il l’avait rejointe. Il la touchait. Ses yeux virent son visage angoissé cacher le ciel et se pencher vers elle. Ils virent son front blessé, ses cheveux blonds tachés par le sang. Mais sa conscience était absente, et elle n’éprouva aucune émotion. Ses oreilles entendirent sa voix lui parler pour la rassurer.

— Eléa... Eléa... Je suis là... Je vais te conduire... à... l’Abri... Tu vivras...

Il la souleva et la chargea sur son épaule.

Le buste d’Eléa pendait dans le dos de Païkan, et ses yeux ne virent plus rien. Sa mémoire n’enregistra plus que des bruits, et les sensations diffuses, profondes, qui entrent dans le corps par toute la surface et l’épaisseur de sa chair, et que la conscience ignore.

Païkan lui parlait, et elle entendait sa voix dans les explosions et les crépitements de la forêt qui brûlait.

— Je vais te conduire... Je vais descendre dans l’ascenseur... par l’échelle... Je suis à toi... Ne crains rien... Je suis avec toi...

Sur le grand écran de la Salle du Conseil, il n’y avait plus d’images précises. A la table du podium, Eléa, les yeux clos, la tête dans les mains, laissait sa mémoire livrer ce qu’elle avait enregistré. Dans les diffuseurs éclataient des fracas, des explosions, des cris horribles, des roulements de tremblement de terre. Sur l’écran, le circuit image traduisait les impulsions reçues par des écroulements de couleurs gigantesques, des chutes interminables vers un abîme sulfureux, des éruptions de ténèbres. C’était le retour d’un monde fracassé vers le chaos qui précéda toutes les créations.

Et puis il y eut une succession de coups sourds et feutrés, de plus en plus rapprochés, de plus en plus puissants.

Eléa parut gênée, dérangée. Elle rouvrit les yeux et arracha le cercle d’or.

L’écran s’éteignit.

Les coups sourds continuèrent. Et tout à coup, ce fut la voix de Lebeau.

— Vous entendez ? C’est son cœur !

Il parlait en direct de la salle de réanimation, par tous les diffuseurs.

— Nous avons réussi ! Il vit ! Coban vit !

Hoover se leva d’un bond, cria « Bravo ! » et se mit à applaudir. Tout le monde l’imita. Les vieux savants et même les plus jeunes, les hommes, et les quelques femmes parmi eux, se soulageaient en gesticulations et à grands cris de la gêne qu’ils éprouvaient à se retrouver entre eux, à se regarder les uns les autres, après avoir entendu et vu ensemble sur l’écran les scènes les plus intimes évoquées par la mémoire d’Eléa. Ils affectaient de n’y attacher aucune importance, d’être blasés, de les considérer dans un pur esprit scientifique, ou d’en plaisanter. Mais chacun en était bouleversé profondément dans son esprit et dans sa chair, et, en se retrouvant tout à coup dans le monde d’aujourd’hui, il n’osait plus regarder son voisin qui, lui-même, détournait les yeux. Ils avaient honte. Honte de leur pudeur et honte de leur honte. La merveilleuse, la totale innocence d’Eléa leur montrait à quel point la civilisation chrétienne avait – depuis saint Paul et non depuis le Christ – perverti en les condamnant les joies les plus belles que Dieu ait données à l’homme. Ils se sentaient tous, même les plus jeunes, pareils à de petits vieillards salaces, impuissants et voyeurs. Le cœur de Coban, en se réveillant, venait de leur épargner ce moment de pénible embarras collectif, où la moitié d’entre eux se mettait à rougir et l’autre moitié blêmissait.