124274.fb2 La nuit des temps - читать онлайн бесплатно полную версию книги . Страница 38

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Eléa, la bouche ouverte, se jeta sous la mince colonne transparente. Elle s’étrangla, toussa, éternua, rit de bonheur. Païkan buvait dans ses deux mains en coupe. Ils avaient à peine étanché leur soif quand le double jet diminua et tarit : la conduite d’eau avait réparé ses fuites.

— Vous boirez de nouveau plus loin, dit l’homme. Dépêchons-nous, il y a 300 étages à descendre pour atteindre la 6e Profondeur.

Il prit un escalier sur la droite. Ils le suivirent. Il courait presque sur les marches, avec une sûreté née d’une longue fréquentation de l’escalier et de son vêtement de poussière. Il traversa un étroit palier, prit un escalier perpendiculaire, puis un autre, un autre, un autre. Il tournait à gauche, à droite, bifurquait, zigzaguait, sans hésitation, tombant et descendant d’étages en étages, toujours plus bas.

La main dans la main, Eléa et Païkan descendaient derrière lui, s’enfonçaient dans l’épaisseur grise. Parfois ils rencontraient, croisaient ou dépassaient d’autres sans-clé silencieux, qui se déplaçaient sans hâte, seuls ou par petits groupes. Le complexe de l’Escalier était leur univers. Ce corps abandonné, vidé, ce squelette creux, vivait de leur présence furtive. Ils avaient pratiqué des ouvertures clandestines, rouvert des portes inconnues par lesquelles ils se faufilaient dans le monde du bruit et de la couleur, juste le temps qu’il fallait pour se procurer l’indispensable, par la mendicité ou la rapine. Puis ils rentraient à l’intérieur du gris, dont ils avaient pris peu à peu la teinte. La poussière du sol avalait le bruit des pas, celle des murs le bruit des paroles. Le silence qui les entourait entrait en eux et les faisait taire.

Etourdis, courant, sautant des marches, Eléa et Païkan suivaient leur guide qui fonçait. Il leur expliquait tout, par quelques mots, des morceaux de phrases, à peine parlées, chuchotées presque. Il disait la famine quand les gens-de-la-couleur ne voulaient pas donner. Alors ils étaient réduits à manger des oiseaux-ronds. Il en montra un qui s’enfuyait devant eux. Il était gros comme le poing, il était gris, il n’avait pas d’ailes. Pour traverser un palier, il courut à toute vitesse sur ses pattes maigres. Arrivé en haut des marches, il s’élança, cacha sa tête et ses pattes sous ses plumes, et roula, rebondit comme une boule jusqu’en bas.

Ils en virent plusieurs qui grattaient le sol et extirpaient du bout du bec de gros vers gris qui creusaient leur galerie dans l’épaisseur de la poussière et se nourrissaient d’elle.

Eléa conservait ses forces et son souffle, mais Païkan dut s’arrêter. Ils se reposèrent quelques instants, assis au bas d’une volée de marches. Dans une encoignure du palier, une petite flamme brûlait. Trois silencieux accroupis faisaient cuire des oiseaux-ronds, qu’ils tenaient par les pattes au-dessus d’un feu de poussière. L’horrible odeur de la viande rôtie parvint jusqu’à eux et souleva le cœur de Païkan.

— Continuons, dit-il.

Au moment où il se levait, de grands coups retentirent dans un des murs. Les trois silencieux s’enfuirent en emportant leurs proies à moitié crues. Un fragment de mur vola en morceaux.

— Vite ! dit le sans-clé. C’est une ancienne porte. Ils l’ont trouvée !...

Il les repoussa devant lui, vers le haut. Ils remontèrent la volée de marches quatre à quatre. Sur le palier, le pan de mur s’effondra, et les gardes verts entrèrent.

Les trois fugitifs dévalaient à toute allure un couloir en pente, chassant devant eux une troupe d’oiseaux-ronds qui roulaient, sortaient leurs pattes pour accélérer leur vitesse, et s’élançaient de nouveau, de plus en plus vite, sans un piaillement d’effroi, ronds, roulants, silencieux et gris.

Du fond du couloir, devant eux, la voix de Coban s’éleva. Elle était étouffée, désincarnée par les feutres de poussière, elle paraissait toute proche, et venir, exténuée, du bout du monde.

— Ecoutez, Eléa, nous savons où vous êtes. Vous allez vous perdre. Ne bougez plus, nous vous rejoignons. Ne bougez plus. Le temps presse...

Le piétinement sourd des gardes venait au-devant d’eux, derrière eux, au-dessus d’eux. Le sans-clé s’arrêta.

— Ils sont partout, dit-il.

Païkan enfonça la main dans son arme.

— Attendez ! dit l’homme.

Il s’agenouilla, fit un trou avec les mains dans le tapis de poussière, colla son oreille au sol et écouta.

Il se releva d’un bond.

— Oui ! dit-il. Tirez là.

En venant se réfugier derrière Païkan, il montrait le sol dénudé.

Païkan tira. Le sol trembla. Des pans de poussière déchirés volèrent dans le couloir.

— Plus fort !

Païkan tira de nouveau. Le sol s’ouvrit en rugissant.

— Sautez !

Le sans-clé donna l’exemple et sauta dans le gouffre d’où montait un bruit de fleuve. Ils sautèrent derrière lui, tombèrent dans l’eau amère et tiède. Un courant puissant les emporta. Eléa revint à la surface et chercha Païkan. L’eau était légèrement phosphorescente, plus brillante dans le remous et les tourbillons. Elle vit le visage de Païkan qui émergeait. Ses cheveux brillaient d’une lumière verte. Il lui sourit et lui tendit la main. Le plafond en pente s’enfonçait dans le courant, qui s’écoulait par un siphon. Au centre du tourbillon apparut une boule brillante : la tête du sans-clé. Il leva la main, fit signe qu’il plongeait, et disparut. Eléa et Païkan commencèrent à tournoyer et furent aspirés par la profondeur. Main dans la main, jambes abandonnées, sans poids, ils s’enfonçaient dans l’énorme épaisseur d’un muscle d’eau palpitant et tiède. Ils tombaient à une vitesse fantastique, tournoyaient étendus autour de leurs mains jointes, prenaient des virages qui les jetaient contre des parois feutrées de milliards de radicelles, émergeaient au sommet d’une courbe, respiraient, repartaient, aspirés, entraînés, toujours plus bas. L’eau avait un goût de pourriture et de sels chimiques. C’était le grand courant issu du lac de la 1ère Profondeur. A la sortie du lac, il traversait une machine immobile, qui lui ajoutait les nourritures réclamées par les plantes. Il descendait ensuite d’étage en étage, dans les murs et dans les sols, et baignait les racines de toute la végétation enterrée.

Une chute verticale se termina par un ample virage et une remontée qui les rejeta au milieu d’un geyser de bulles phosphorescentes. Ils retrouvèrent l’air à la surface d’un lac qui s’écoulait lentement vers un porche sombre. Une multitude de colonnes tordues, les unes épaisses comme dix hommes, d’autres minces comme un poignet de femme, descendaient du plafond et s’enfonçaient dans l’eau où elles se ramifiaient et s’épanouissaient. C’était un peuple luisant de racines.

Sur l’une d’elles, torve, était assis le sans-clé. Il leur cria :

— Grimpez ! Vite !

Eléa se hissa jusqu’à une boucle presque horizontale, et tira Païkan sur qui pesait la fatigue. L’eau luisait et coulait sur les longs serpents végétaux avec un bruit de caresse. Du porche sombre venait de temps en temps le bruit sourd d’un remous. Une lumière pâle montait de l’eau, coulait des racines, froide, visqueuse, verte. De toutes parts dans le lac des points ronds lumineux, d’un rose vif, accouraient vers les remous laissés par les trois fugitifs. Ce fut bientôt au-dessous d’eux une ébullition de lumière rose frénétique. De temps en temps, quelques-unes de ces gouttes vives sautaient hors de l’eau comme des étincelles, essayaient de se coller aux jambes nues qui pendaient hors de leur portée. C’étaient des poissons minuscules, presque coupés en deux par leur bouche ouverte.

— Les  poissons-amers,  dit  le  sans-clé.   S’ils vous goûtent, ils achèvent tout, même les os.

Eléa frémit.

— Mais qu’est-ce qu’ils mangent, d’habitude ?

— Les racines mortes, tous les débris que le courant entraîne. Ce sont des nettoyeurs. Et quand il n’y a rien d’autre, ils se mangent entre eux.

Il se tourna vers Païkan, frappa du poing le plafond qu’il touchait de la tête, et dit :

— Parking !...

Les racines qui plongeaient dans le lac étaient celles de la forêt du Parking de la 6e Profondeur.

PAIKAN leva son arme, et tira entre deux rangées de racines. Une portion du plafond sauta. Par la brèche, un arbre géant s’écroula lentement. Ses branches entraînaient un engin dans lequel s’agitaient deux silhouettes claires. Il tomba dans le lac, et l’arbre incliné l’enfonça et le maintint dans l’eau. C’était une vedette d’intervention de la police du Conseil, occupée par des gardes blancs. En un éclair rose, les millions de poissons lenticulaires furent sur eux et les attaquèrent par la portion découverte de leur visage, s’enfoncèrent par les yeux à l’intérieur de leur tête, et par le nez dans leur poitrine et dans leur ventre. L’engin s’emplit d’eau rouge.

Suivis du sans-clé, Eléa et Païkan grimpèrent le long des racines et des branches, et prirent pied sur le sol du Parking. Les étudiants y livraient aux gardes blancs une bataille sans espoir. Ils avaient trouvé, dans un engin-cargo bloqué par la guerre, des barres et des billes d’or qui devaient servir à édifier sur la Lune des machines immobiles. Ils en bombardaient les policiers, en courant et se dissimulant derrière les arbres et les engins. C’étaient des armes dérisoires. Parfois une d’elles faisait mouche et fêlait un crâne dans un éclair d’or, mais la plupart n’atteignaient pas leur but.

Les files de policiers s’enfonçaient entre les arbres comme des serpents blancs et tiraient à vue. Ils cueillaient les étudiants en pleine course et les jetaient, disloqués, contre les troncs ou dans les feuillages. Les branches craquaient et tombaient, des engins éclataient en morceaux. Tous les oiseaux du Parking avaient quitté la forêt et tournaient sous la voûte en une ronde affolée, hérissée de piaillements d’effroi. Ils traversaient l’image du Conseiller Militaire, aux cheveux noirs tressés, qui annonçait le refus du gouvernement énisor d’envoyer un ministre à Lamoss. Il ordonnait à tous les vivants de Gondawa de gagner leur poste de mobilisation. L’image sinistre de l’homme maigre s’éteignait, reparaissait un peu plus loin, recommençait son annonce.

Au-dessus de l’entrée des Douze-Rues, tournait une image d’Eléa, un quart de tour à gauche, à droite, à gauche, à droite...

— L’Université recherche cette femme, Eléa 3-19-07-91. Vous la reconnaîtrez à ses yeux. Nous la recherchons pour la sauver. Eléa, signalez-vous avec votre clé...

A l’extrémité d’une piste, près de la cheminée d’envol, une petite foule avait bloqué un engin de forme oblongue, inusité en Gondawa. Un citoyen de Lamoss, qui l’occupait, en fut extrait violemment. Il criait qu’il n’était pas énisor, qu’il n’était pas un espion, qu’il n’était pas un ennemi. Mais la foule ne comprenait pas la langue lamoss. Elle voyait le vêtement étranger, les cheveux ras, le visage clair, elle criait : « Espion ! », « A mort ! ». Elle commença à frapper. Des étudiants volèrent au secours de l’homme. Les gardes blancs suivirent. Le Lamoss fut écharpé, déchiré, mis en lambeaux, en bouillie sous les pieds de la foule enragée. Les étudiants furieux hurlaient contre l’horreur et la bêtise. La foule folle cria : « Etudiants ! Espions ! Vendus ! A mort ! » La foule arracha, déchira les jupes des étudiants et des étudiantes, arracha les cheveux, les oreilles, les seins, les sexes ; les gardes blancs tirèrent, nettoyèrent tout le tas, tout le coin, tout le monde. Le sans-clé eut un sourire triste, fit un geste d’amitié à ses deux compagnons, et s’éloigna en direction des Douze-Rues. Eléa et Païkan se hâtèrent vers une région plus calme du Parking. La 2e file d’engins longue distance était presque déserte, paisible. Un engin qui venait de descendre prenait sa place. Il stoppa, se posa, sa porte s’ouvrit, un homme apparut. Au moment de descendre, il s’arrêta, surpris, pour écouter les cris de violence et les chocs sourds des armes. Les arbres l’empêchaient de voir. Mais le tumulte parvenait jusqu’à lui. Il sauta à terre.

— Qu’est-ce qui se passe ? demanda-t-il à Païkan.

Celui-ci, pour toute réponse, leva vers lui sa main gauche gantée de l’arme blanche, et de la main droite lui arracha son arme qu’il envoya au loin.

— Remontez ! Vite !

Comprenant de moins en moins, l’homme obéit. Païkan le fit asseoir, lui prit la main et enfonça sa clé dans la plaque élastique...

Interminable attente d’un instant de silence. Puis, brusquement, le voyant palpita. Païkan poussa un profond soupir, et de sa main droite, ferma la bouche de l’homme.

— Destination ? demanda le diffuseur.