124274.fb2
Les étudiants avaient formé une pyramide. Au sommet, une fille aux seins barrés, brûlante de foi criait, les bras en croix :
— Pao ! Pao ! Ne l’écoutez pas ! N’allez pas à vos emplacements ! Refusez la guerre quelle qu’elle soit ! Dites NON ! Obligez le Conseil à déclarer la Paix ! Suivez-nous !!...
Un garde blanc tira. La fille emportée disparut dans la joue de l’image d’Eléa.
— Nous recherchons cette femme...
Les gardes foncèrent en tirant.
— Pao ! Pao ! Pao ! Pao !
La pyramide s’envola en morceaux qui étaient des garçons et des filles morts.
Païkan voulut enfoncer sa main dans son arme, mais elle n’était plus à sa ceinture. Il l’avait perdue, sans doute au moment où il avait cru la remettre à sa place en sautant de l’engin. La masse blanche compacte des gardes allait les atteindre, la foule fuyait, les étudiants criaient leur cri de révolte. Païkan plaqua Eléa au sol et se jeta sur elle. Un garde blanc les enjamba en courant. Païkan lui saisit au vol la pointe d’un pied et le retourna d’un coup sec. La cheville craqua. Le garde tomba sans crier. Païkan lui écrasa son genou sur les vertèbres cervicales et tira la tête en arrière à deux mains. Les vertèbres cassèrent. Païkan souleva la main gauche armée inerte et replia à fond les doigts enfoncés dans l’arme. Un paquet de gardes s’envola et s’écrasa contre le mur et le mur pulvérisé disparut dans un nuage. Derrière la brèche ouverte, les pistes de l’Avenue défilaient. La foule s’y engouffra en criant, Païkan et Eléa au milieu d’elle. Païkan emportait l’arme du mort. Les gardes blancs, indifférents, poursuivaient avec calme leur tâche d’extermination.
Ils quittèrent l’Avenue au Rond-Point du Parking. Le Parking, c’était le seul espoir, la seule issue. Païkan avait pensé à une autre façon de se procurer un engin. Mais il fallait arriver jusqu’à lui...
Au centre du Rond-Point se dressaient les douze troncs d’un Arbre rouge. Unis à la base, ils s’évasaient en corolle, se tenaient par leurs branches communes comme des enfants qui font une ronde. Très haut, leurs feuilles pourpres cachaient la voûte et frémissaient sous la multitude des pattes et des chants et des ailes des oiseaux cachés. Autour de leur pied commun tournait un ruisseau au fond duquel de petites tortues lumineuses soulevaient de leur tête plate des galets presque transparents, pour y chercher des vers et des larves. Haletante de soif, Eléa s’agenouilla au bord du ruisseau. Elle prit de l’eau dans ses mains et y plongea sa bouche. Elle la recracha avec horreur.
— Elle vient du lac de la 1ère Profondeur, dit Païkan. Tu le sais bien...
Elle le savait, mais elle avait soif. Cette merveilleuse eau claire était amère, salée, putride et tiède. C’était imbuvable, même à la minute de la mort. Païkan releva doucement Eléa et la serra contre lui. Il avait soif, il avait faim ; il était plus éprouvé qu’elle, car il n’avait pas le soutien du sérum universel. Aux branches au-dessus d’eux pendaient mille machines qui leur proposaient, en mille couleurs mouvantes, des boissons, de la nourriture, des jeux, du plaisir, du besoin. Il savait qu’il n’avait même pas la ressource de briser l’une ou l’autre, car à l’intérieur il n’y avait rien. Chacune fabriquait ce qu’elle avait à fabriquer, à partir de rien. Avec la clé.
— Viens, dit doucement Païkan.
La main dans la main, ils s’approchèrent de l’entrée du Parking. Elle était barrée par trois files de gardes verts. Dans chaque rue qui aboutissait au Rond-Point, une triple file s’avançait, refoulant devant elle des foules énervées et de plus en plus denses.
Païkan enfonça sa main dans l’arme, la décolla de sa ceinture, se tourna vers l’entrée du Parking, et leva l’avant-bras.
— Non ! dit Eléa. Ils ont des grenades.
Chaque garde portait à la ceinture une grenade S transparente, fragile, pleine de liquide vert. Il suffisait qu’une seule se brisât pour que toute la foule fût immédiatement endormie. Eléa portait en sautoir le masque qui lui avait déjà servi à l’Université et dans les profondeurs de la piscine, mais Païkan n’en avait pas.
— Je peux rester deux minutes sans respirer, dit Païkan. Mets ton masque. Et dès que j’aurai tiré, fonce.
Une image d’Eléa s’alluma brusquement au milieu de l’Arbre rouge et la voix de Coban s’éleva :
— Vous ne pourrez pas sortir de la ville. Toutes les issues sont gardées. Eléa, où que vous soyez, vous m’entendez. Signalez-vous avec votre clé. Païkan, pensez à elle et non à vous. Avec moi c’est la vie, avec vous c’est la mort. Sauvez-la.
— Tire ! dit Eléa.
Il respira à fond et tira à moyenne puissance.
Les gardes s’écroulèrent. Des grenades se brisèrent. Une brume verte emplit d’un seul coup le rond-point jusqu’à la voûte. La foule plia sur les genoux, bascula, se coucha. Du toit de feuilles des douze arbres des dizaines de milliers d’oiseaux tombèrent comme des flocons de toutes les couleurs estompés par la brume. Déjà Païkan entraînait Eléa en courant vers le Parking. Il courait, il enjambait les corps étendus, il restituait peu à peu l’air qui emplissait ses poumons. Il trébucha contre un genou levé. Il fit « ha ! », inspira malgré lui, s’endormit d’un bloc et, entraîné par son élan, plongea la tête en avant dans un ventre couché.
Eléa le retourna, le saisit sous les bras et se mit à le traîner.
— Vous n’y arriverez pas toute seule ! dit une voix nasillarde.
Près d’elle se dressait le sans-clé, le visage caché par un masque d’un vieux modèle, rapiécé et maintenu par des attaches de fortune.
Il se baissa et prit les pieds de Païkan.
— Par ici, dit-il.
Il conduisit Eléa et leur fardeau vers le mur, dans un recoin entre deux troncs grimpants. Il posa Païkan et regarda autour de lui. Il n’y avait pas un seul vivant debout à portée de vue. Il tira de sa besace une tige de fer façonnée, l’enfonça dans un trou du mur, tourna et poussa. Le pan du mur entre les deux troncs s’ouvrit comme une porte.
— Vite ! Vite !...
Un engin de l’Université se posait à l’entrée du Parking. Ils soulevèrent Païkan et entrèrent dans le trou noir.
Le réveil était aussi brusque que la chute dans le sommeil. Aussitôt soustrait à l’influence de la brume verte, Païkan ouvrit les yeux et vit le visage d’Eléa. Elle était à genoux près de lui, elle tenait sa main droite entre ses deux mains, et elle le regardait avec angoisse.
Le voyant s’éveiller, elle soupira de bonheur, lui sourit, abandonna sa main et s’écarta pour qu’il pût regarder autour de lui.
Il regarda et ne vit que du gris. Des murs gris, le sol gris, la voûte grise. Et, en face de lui, l’escalier gris. Assez large pour laisser s’écouler une foule, il montait, désert, vide, nu, interminablement, dans le gris et le silence, et y disparaissait.
Sur la gauche, un autre escalier aussi large et vide descendait en tournant dans le gris qui l’absorbait. Des volées plus étroites et des couloirs en pente creusaient les murs dans toutes les directions, vers le bas, vers le haut. Une couche de poussière grise couvrait uniformément le sol, les murs et les voûtes.
— L’Escalier ! dit Païkan. Je l’avais oublié.
— Tout le monde l’a oublié, dit le sans-clé.
Païkan se leva et regarda l’homme. Il était gris lui aussi. Ses vêtements et ses cheveux étaient gris, et sa peau d’un rose gris.
— C’est vous qui m’avez amené ici ?
— Oui, avec elle... C’est elle qu’ils cherchent, n’est-ce pas ? Il parlait à mi-voix, sans éclat, sans timbre.
— Oui, c’est moi, dit Eléa.
— Ils ne penseront pas tout de suite à l’Escalier. Personne ne l’utilise plus depuis très longtemps. Les portes ont été condamnées et camouflées. Ils auront de la peine à les retrouver...
Trois hommes gris surgirent en silence d’un couloir déclinant. En voyant le groupe, ils s’arrêtèrent quelques instants, puis s’approchèrent, regardèrent Eléa et Païkan, et repartirent sans avoir dit un mot, par les marches principales, vers le haut. Ils étaient un peu de gris mouvant dans le gris immobile. Ils devenaient de moins en moins visibles, de plus en plus petits vers le haut, gris sur gris, indiscernables. On les devinait tout à coup, parce que l’un d’eux, au lieu de continuer tout droit, avait fait un pas de côté, point gris qui bougeait sur du gris, puis plus rien que le gris qui ne bougeait plus. Leurs pieds sur les marches avaient écrasé la poussière sans la déplacer. Elle se regonflait lentement derrière eux, effaçant la trace de leurs pas, de leur passage, de leur vie.
La poussière n’était pas pulvérulente, mais feutrée, compacte, solidaire. Sorte de tapis aéré, fragile et stable, c’était la doublure de cet envers du monde.
— Si vous voulez monter jusqu’à la Surface, dit l’homme de sa voix qui était juste – tout juste – assez forte pour qu’on l’entendît, il y a 30 000 marches. Il vous faudra un jour ou deux.
Païkan répondit en étouffant instinctivement sa voix. Le silence était comme un buvard dans lequel on avait peur d’entendre les mots s’enfoncer et disparaître.
— Ce que nous voulons, c’est arriver au Parking, dit-il.
— Celui de la 5e Profondeur est plein de gardes. Il faudrait monter ou descendre d’une Profondeur. Descendre sera plus facile...
Le sans-clé plongea sa main dans sa besace, en sortit des sphérules de nourriture et les leur tendit. Pendant qu’ils les laissaient fondre dans leur bouche, il nettoya du tranchant de la main la poussière qui ouatait une sorte de cylindre courant à hauteur d’homme le long du mur, et y enfonça par deux fois une lame. Un double jet d’eau se mit à couler.