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UN engin rapide de l’Université était posé sur le bras d’accostage de la Tour. Les gardes qui en étaient sortis fouillaient l’appartement et la coupole. Sur la terrasse, près de l’arbre de soie, Coban parlait à Païkan. Il venait de lui expliquer pourquoi il avait besoin d’Eléa, et de lui annoncer son évasion.
— Elle a détruit tout ce qui l’empêchait de passer, hommes, portes et murs ! J’ai pu suivre sa trace comme celle d’un projectile jusqu’à la rue, où elle est redevenue une passante libre.
Les gardes interrompirent Coban pour lui faire savoir qu’Eléa n’était ni dans l’appartement ni dans la coupole. Il leur ordonna de fouiller la terrasse.
— Je me doute bien qu’elle n’y est pas, dit-il à Païkan. Elle savait que j’allais venir droit ici. Mais moi je sais qu’elle n’a qu’un désir : vous rejoindre. Elle viendra, ou bien elle vous fera connaître où elle est, pour que vous la rejoigniez. Alors nous la reprendrons. C’est inévitable. Mais nous allons perdre beaucoup de temps. Si elle vous appelle, faites-le-lui comprendre, dites-lui de revenir à l’Université...
— Non, dit Païkan.
Coban le regarda avec gravité et tristesse.
— Vous n’êtes pas un génie, Païkan, mais vous êtes intelligent. Et vous êtes à Eléa ?
— Je suis à Eléa ! dit Païkan.
— Si elle entre dans l’Abri, elle vivra. Si elle n’y entre pas, elle mourra. Elle est intelligente et résolue. L’ordinateur l’a bien choisie, elle vient de le prouver. Il se peut que, malgré notre surveillance, elle réussisse à vous rejoindre. Alors, c’est à vous de la convaincre de revenir près de moi. Avec moi, elle vivra ; avec vous, elle mourra. Dans l’Abri, c’est la vie. Hors de l’Abri, c’est la mort dans quelques jours, peut-être dans quelques heures. Que préférez-vous ? Qu’elle vive sans vous, ou qu’elle meure avec vous ?
Ebranlé, torturé, furieux, Païkan cria :
— Pourquoi ne choisissez-vous pas une autre femme ?
— Ce n’est plus possible. Eléa a reçu la seule dose disponible de sérum universel. Faute de ce sérum, aucun organisme humain ne pourrait traverser le froid absolu sans subir de graves dommages et peut-être périr.
Les gardes vinrent dire à Coban qu’Eléa n’était pas dans la terrasse.
— Elle est quelque part à proximité, elle attend que nous soyons partis, dit-il. La Tour restera sous surveillance. Vous ne pouvez pas vous réunir sans que nous le sachions. Mais si par miracle vous réussissez à le faire, rappelez-vous que vous avez le choix entre sa vie et sa mort...
Coban et les gardes regagnèrent l’engin qui s’éleva de quelques centimètres au-dessus du bras d’accostage, tourna sur place et s’éloigna en accélération maximum.
Païkan s’approcha de la rampe et regarda en l’air. Un engin frappé de l’équation de Zoran décrivait des cercles lents autour de la verticale de la Tour.
Païkan activa l’écran de proximité et le dirigea vers les maisons de loisir posées au sol tout autour de la Tour.
Partout il vit des visages de gardes qui le regardaient à travers leur propre écran.
Il entra dans l’appartement, ouvrit l’ascenseur. Un garde était debout dans la cabine. Il referma la porte, rageur, et il monta dans la coupole. Il se planta debout au milieu de la pièce transparente, regarda le ciel pur où l’engin de l’Université continuait de tourner lentement, leva les bras en croix, doigts écartés, et commença les gestes de la tempête.
Devant lui, assez haut, un petit nuage blanc joufflu naquit dans le bleu du ciel. Un peu partout dans le ciel de la Tour naquirent des petits nuages blancs charmants, qui transformaient l’azur en un grand pré fleuri. Rapidement, ils se développèrent et se rejoignirent, ne formèrent plus qu’une masse qui s’épaissit et devint noire, et se mit à tourner sur elle-même en grondant de tonnerres prisonniers. Le vent courba les arbres de la terrasse, atteignit le sol, hurla en se déchirant sur les ruines, et secoua les maisons de loisir.
Le visage du chef de service apparut sur la tablette. Il semblait affolé.
— Ecoutez, Païkan ! Qu’est-ce qui se passe chez vous ? Qu’est-ce que c’est que cette tornade ? Qu’est-ce que vous faites ? Vous devenez fou ?
— Je ne fais rien, dit Païkan. La coupole est bloquée ! Envoyez-moi l’atelier, vite ! Ce n’est qu’une tornade, ça va devenir un cyclone ! Faites vite !
Le chef de service cracha des mots désagréables, et disparut.
Le nuage tournoyant était devenu vert, avec de brusques illuminations internes pourpres ou mauves. Un bruit effrayant, continu, en tombait vers la terre, le bruit de mille tonnerres retenus. Une gerbe d’éclairs creva sa surface et frappa l’engin de l’Université, qui disparut en une flamme.
Dans le fracas qui suivit et ébranla la Tour, Païkan descendit en courant vers l’appartement et la terrasse et plongea dans la piscine.
Eléa était là, au fond, enfoncée dans le sable, le visage recouvert de son masque et dissimulé sous des algues. Elle vit arriver Païkan qui lui faisait signe. Elle jaillit alors de sa cachette et remonta avec lui à la surface. Des trombes d’eau tombaient du nuage, emportées par un vent tourbillonnant qui secouait les maisons de loisir cramponnées à leurs ancres. Une rafale s’enroula autour de la Tour et essaya de l’arracher. La Tour gémit et résista. Le vent emporta l’arbre de soie qui monta, échevelé, vers le nuage, et disparut dans une bouche noire.
Païkan avait entraîné Eléa dans la Coupole. Le bas du nuage venait d’atteindre celle-ci et se déchirait sur elle, mélange de vent hurlant, de brume opaque, de pluie et de grêle, illuminé par la succession des éclairs. Ils achevaient de boucler leur ceinture d’arme quand ils virent arriver l’atelier, qui colla son nez contre une glace de la Coupole. Païkan ouvrit. Deux dépanneurs sautèrent dans la Tour, accompagnés par les hurlements et les canonnades de la tornade.
— Qu’est-ce qui se passe ? demanda l’un d’eux, effaré.
Au lieu de répondre, Païkan plongea sa main dans son arme et tira sur l’Ame de la Coupole qui résonna, gémit et s’écrasa. Il saisit Eléa, la projeta vers le nez ouvert de l’atelier, bondit derrière elle et décolla aussitôt, tandis qu’à grand-peine elle refermait la glace conique. L’atelier disparut dans l’épaisseur du nuage.
C’était un engin lourd, lent, peu maniable, mais qui ne craignait aucune forme d’ouragan. Païkan brisa l’émetteur qui signalait sans cesse la position de l’appareil, tourna dans le nuage qui crépitait autour d’eux, et en gagna le centre qui se déplaçait vers l’ouest, suivant l’impulsion qu’il lui avait donnée. La Coupole morte, il faudrait l’intervention des autres Tours pour modifier le cours de la tornade et la neutraliser. Cela laissait assez de temps pour exécuter le début du plan que Païkan exposait à Eléa :
La seule solution pour eux était de quitter Gondawa et de gagner Lamoss, la nation neutre. Pour cela, il fallait rompre la piste, se poser et prendre un engin longue distance. Ils ne pouvaient en trouver un que dans un parking, dans la ville souterraine.
Les engins de l’Université n’oseraient pas se risquer dans un tel orage, de peur de voir leur champ de non-gravité perturbé, et de tomber comme des pierres. Mais ils devaient faire bonne garde tout autour. Il fallait donc gagner l’emplacement d’un ascenseur en restant camouflé par le nuage, et protégé par la ronde de la foudre.
Païkan fit descendre l’atelier à la limite inférieure du nuage. Le sol, balayé par les torrents de la pluie, étincelait à dix hauteurs d’homme à peine, sous la lumière des éclairs. C’était la grande plaine vitrifiée. Les derniers ascenseurs de Gonda 7 ne devaient pas être loin. Eléa en vit surgir un dans la brume. Païkan posa brutalement l’atelier. A peine au sol, ils en sortirent en courant et braquèrent sur lui leurs deux armes à la fois. Le vent hurlant emporta sa poussière.
C’était un ascenseur rapide, qui gagnait directement la 5e Profondeur. Cela n’avait pas grande importance, chaque Profondeur possédait ses parkings. Ils gagnèrent la cabine de soins express. Quand l’ascenseur s’ouvrit pour les laisser sortir, ils étaient lavés, séchés, peignés, brossés. Ils avaient payé avec leur clé.
Dans l’Avenue de transport, la foule paraissait à la fois nerveuse et hébétée. Des images surgissaient partout pour donner les dernières nouvelles. Il fallait enfoncer sa clé dans la plaque son pour entendre les paroles. Appuyés à la branche élastique d’un arbre, sur la piste de grande vitesse, ils virent et entendirent le président Lokan faire des déclarations rassurantes. Non, ce n’était pas la guerre. Pas encore. Le Conseil ferait tout ce qu’il était possible de faire pour l’éviter. Mais chaque vivant de Gondawa était prié de ne pas s’éloigner de son poste de mobilisation. La Nation pouvait avoir besoin de tous d’un moment à l’autre.
La plupart des Gondas hommes et femmes portaient la ceinture d’arme et, sans doute, dissimulée quelque part sur eux, la Graine noire.
Les oiseaux ne connaissaient pas les nouvelles, les oiseaux jouaient, en sifflant de plaisir, à battre de vitesse la piste centrale. Eléa sourit et leva le bras gauche à la verticale au-dessus de sa tête, le poing fermé, l’index horizontal. Un oiseau jaune freina en plein élan et se posa sur le doigt tendu. Eléa l’amena à la hauteur de son visage et l’appuya contre sa joue. Il était doux et chaud. Elle sentait son cœur battre si vite qu’on eût dit une vibration. Elle lui chanta quelques mots d’amitié. Il répondit par un sifflement aigu, sauta du doigt d’Eléa sur sa tête, lui donna quelques coups de bec dans les cheveux, battit des ailes et se laissa emporter par un vol qui passait. Eléa posa sa main dans la main de Païkan.
Ils descendirent de l’Avenue dans le Parking. C’était une forêt en éventail. Les branches des arbres se rejoignaient au-dessus des files d’engins en stationnement. Les pistes convergeaient vers la rampe de la cheminée de départ. De la cheminée d’arrivée, qui s’ouvrait au centre de la forêt, tombaient des engins de toutes tailles qui suivaient les pistes de retour pour gagner un abri sous les feuilles, comme des bêtes au repos après la course.
Païkan choisit un deux-places rapide longue distance, s’assit dans un des deux sièges, Eléa près de lui.
Il enfonça sa clé dans la plaque de commande, attendant pour indiquer sa destination que le signal bleu de la plaque se mît à clignoter. Le signal ne s’alluma pas.
— Qu’est-ce qui se passe ?
Il retira sa bague de la plaque et l’enfonça de nouveau.
Le signal ne répondit pas.
— Essaie la tienne...
Eléa enfonça à son tour sa clé dans le métal élastique, mais sans plus de succès.
— Il est en dérangement, dit Païkan. Un autre, vite !...
Au moment où ils se levaient pour sortir, le diffuseur de l’engin se mit à parler. La voix les figea. C’était celle de Coban.
— Eléa, Païkan, nous savons où vous êtes. Ne bougez plus. Je vous envoie chercher. Vous ne pouvez aller nulle part, j’ai fait annuler vos comptes à l’ordinateur central. Vous n’obtiendrez plus rien avec vos clés. Elles ne peuvent plus vous servir à rien. Qu’à vous signaler. Qu’espérez-vous encore ? Ne bougez plus, je vous envoie chercher...