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— Tu viens écouter le courrier ? dit-elle à Païkan.
Celui-ci laissa la Coupole continuer seule le travail et s’approcha.
Il prit les plaques rouges en fronçant les sourcils. Une portait son nom et le sceau du Ministère de la Défense, l’autre le nom d’Eléa et le sceau de l’Université.
— Qu’est-ce que c’est que ça ? dit-il.
Mais Eléa avait déjà introduit dans la fente du lecteur la plaquette verte sur laquelle elle avait reconnu le portrait de sa mère. Le visage de cette dernière se matérialisa au-dessus du plateau lecteur. C’était un visage à peine plus âgé que celui d’Eléa et qui lui ressemblait beaucoup, avec quelque chose de plus futile.
— Ecoute, Eléa, dit-elle, j’espère que tu vas bien, moi aussi. Je pars pour Gonda 41, je suis sans nouvelles de ton frère. Il a été mobilisé en pleine nuit pour conduire un convoi de troupes vers la Lune, et il n’a plus donné signe de vie depuis huit jours. Bien sûr, tout ça c’est des histoires militaires. Ils ne peuvent pas déplacer une fourmi sans faire un mystère de mammouth. Mais Anéa est toute seule avec son bébé, et elle s’inquiète. Ils auraient bien pu attendre encore un peu avant d’ôter leurs clés. Il y a à peine dix ans qu’ils ont été désignés. Tâchez de ne pas faire comme eux, vous avez bien le temps, ce n’est guère le moment de faire des enfants ! Enfin, c’est comme ça, on n’y peut rien, j’y vais. Je vous donnerai des nouvelles. Occupe-toi un peu de ton père, il ne peut pas m’accompagner, il est mobilisé à son travail. Je crois que le Conseil et les militaires sont tous fous ! Enfin, c’est comme ça, on n’y peut rien, va le voir et fais attention à ce qu’il mange, quand il est seul il touche la mange-machine n’importe comment, il ne fait attention à rien, c’est un enfant. Ecoute, Eléa, c’est terminé.
— Forkan mobilisé ! Ton père aussi ! Ce n’est pas croyable ! Qu’est-ce qu’ils préparent ?
Nerveusement, Païkan enfonça une des plaquettes rouges dans le lecteur. L’emblème de la Défense apparut au-dessus du plateau. Un hérisson en boule, dont les piquants lançaient des flammes.
— Ecoutez, Païkan, dit une voix indifférente...
C’était un ordre de mobilisation sur place, à son travail.
La deuxième plaque rouge introduite dans le lecteur matérialisa au-dessus du plateau l’emblème de l’Université, qui n’était autre que le signe de l’Equation de Zoran.
— Ecoutez, Eléa, dit une voix grave, je suis Coban !
— Coban !
Son visage apparut à la place de l’équation de Zoran. Tous les vivants de Gondawa le connaissaient. C’était l’homme le plus célèbre du Continent. Il avait donné à ses compatriotes le Sérum 3 qui les rendait réfractaires à toutes les maladies, et le Sérum 7, qui leur permettait de récupérer si vite leurs forces après quelque effort que ce fût, que l’équivalent du mot fatigue était en train de disparaître de la langue gonda.
Dans son visage mince aux joues creuses, ses grands yeux noirs brillaient de la flamme de l’amour universel. Cet homme ne pensait qu’aux autres hommes, et, au-delà des hommes, à la Vie elle-même, à ses merveilles, et à ses horreurs contre lesquelles il luttait en permanence, de toutes ses forces. Il portait ses cheveux noirs coupés court, à hauteur des oreilles. Il avait trente-deux ans. Il paraissait aussi jeune que ses étudiants, qui le vénéraient et copiaient sa coupe de cheveux.
— Ecoutez, Eléa, dit-il, je suis Coban. J’ai tenu à vous informer personnellement que, sur ma demande, vous êtes affectée, en cas de mobilisation totale, à un poste spécial à l’Université, près de moi. Je ne vous connais pas et je désire vous connaître. Je vous prie de vous rendre au laboratoire 51, le plus tôt possible. Donnez votre nom et votre nombre, on vous introduira aussitôt auprès de moi. Ecoutez, Eléa, je vous attends.
Eléa et Païkan se regardèrent sans comprendre. Il y avait dans ce message deux éléments contradictoires : « ... Vous êtes affectée sur ma demande » et « je ne vous connais pas... » Il y avait surtout la menace d’être mobilisés à des postes éloignés l’un de l’autre. Ils ne s’étaient jamais séparés depuis leur Désignation. Ils ne pouvaient pas envisager de l’être. Cela leur paraissait inimaginable.
— J’irai avec toi voir Coban, dit Païkan. S’il a vraiment besoin de toi, je lui demanderai de me prendre aussi. A la Tour, n’importe qui peut me remplacer.
C’était simple, c’était possible si Coban le voulait. L’Université était la première puissance de l’Etat. Aucun pouvoir administratif ou militaire n’avait le pas sur elle. Elle possédait son budget autonome, sa garde indépendante, ses propres émetteurs et ne devait de comptes à personne. Quant à Coban, bien qu’il n’occupât aucun poste politique, le Conseil Directeur de Gondawa ne prenait aucune décision grave sans le consulter. Et s’il avait besoin d’Eléa, Païkan, qui avait reçu exactement la même éducation et les mêmes connaissances, pouvait aussi lui être utile.
De toute façon, rien ne pressait, l’idée même de la guerre était une monstruosité absurde, il ne fallait pas se laisser gagner par l’énervement officiel. Tous ces bureaucrates enfermés dans leurs palais souterrains n’avaient plus le sens des réalités.
— Ils devraient monter un peu plus souvent voir tout ça... dit Eléa.
Le soleil du matin éclairait le chaos des ruines dominé à l’ouest par la masse énorme du stadium renversé et cassé. A l’est, l’autoroute tordue s’enfonçait dans la plaine aux reflets de verre, sur laquelle pas un brin d’herbe n’avait réussi à repousser.
Païkan mit son bras autour des épaules d’Eléa et l’attira contre lui.
— Allons dans la forêt, dit-il.
Il enfonça sa clé dans la plaque de communication, appela le parking de la Profondeur 1 et demanda un taxi. Quelques minutes plus tard, une bulle transparente venait se poser sur le bras d’accostage. En passant devant la table, Païkan prit les deux armes et leurs ceintures.
Il revint sur ses pas pour informer le Central du Temps de son absence et dire où il allait. Il ne pouvait plus s’absenter sans prévenir, il était mobilisé.
NOTICED ? They’re all left handed[9] !... dit Hoover.
Il parlait à voix basse à Léonova, en cachant son micro de sa main. Léonova comprenait très bien l’anglais.
C’était vrai. Cela lui crevait les yeux maintenant que Hoover le lui avait dit. Elle s’en voulait de ne pas s’en être aperçue toute seule. Tous les Gondas étaient gauchers. Les armes trouvées dans le socle d’Eléa, et dans celui de Coban qui s’était ouvert à son tour, étaient en forme de gants pour la main gauche. Et l’image du grand écran, en ce moment même, montrait Eléa et Païkan en train de s’entraîner parmi d’autres Gondas au maniement d’armes semblables. Tous tiraient de la main gauche, sur des cibles de métal, de formes diverses, qui surgissaient brusquement du sol et qui résonnaient sous l’impact des coups d’énergie. C’était un exercice d’adresse, mais surtout de contrôle. Selon la pression exercée par les trois doigts repliés, l’arme G pouvait courber un brin d’herbe ou pulvériser un rocher, broyer un adversaire ou seulement l’assommer.
Une cible ovale se dressa soudain à dix pas devant Païkan. Elle était bleue, ce qui signifiait qu’il fallait tirer avec le minimum de puissance. En un éclair, Païkan enfonça sa main gauche dans l’arme fixée à sa ceinture par une plaque magnétique, l’arracha, leva le bras et tira. La cible soupira comme une corde de harpe effleurée, et s’escamota.
Païkan se mit à rire, il s’était réconcilié avec l’arme. Cet exercice était un jeu agréable.
Une cible rouge lui fut proposée presque aussitôt, en même temps qu’une verte se dressait à la gauche d’Eléa. Eléa tira en effectuant un quart de tour. Païkan, surpris, eut juste le temps de tirer avant que les cibles ne s’effacent. La rouge résonna comme un tonnerre, la verte comme une cloche. De toutes parts les cibles surgissaient du terrain et recevaient des coups violents, des chiquenaudes ou des caresses. La clairière chantait comme un énorme xylophone sous les marteaux d’un fou.
Un engin de l’Université survola la clairière, fit un peu de sur-place et vint se poser doucement derrière les tireurs. C’était un engin rapide. Il ressemblait à un fer de lance surmonté d’une coque transparente frappée de l’équation de Zoran.
Deux gardes universitaires en sortirent, en pectoral et jupe verts, l’arme G sur le côté gauche du ventre, une grenade S sur la hanche droite, le masque nasal en collier. Ils portaient la coiffure de guerre, les cheveux tressés en arrière, retenus par une épingle magnétique contre le casque conique aux larges bords. Ils allèrent d’un groupe à l’autre, interrogeant les tireurs qui les regardaient avec étonnement et inquiétude ; ils n’avaient jamais vu de gardes verts si bien armés.
Les deux gardes cherchaient quelqu’un. Quand ils furent près d’Eléa : « Nous cherchons Eléa 3-19-07-91 », dirent-ils. Ils étaient passés à la Tour et, la trouvant vide, s’étaient renseignés au Central du Temps. Coban voulait voir Eléa sans délai.
— Je vais avec elle, dit Païkan.
Les gardes n’avaient pas la consigne de s’y opposer. L’engin franchit le lac comme une flèche jusqu’à la Bouche, et se laissa tomber à la verticale dans la cheminée verte de l’Université. Il ralentit au débouché du plafond du Parking, s’approcha du sol au-dessus de la piste centrale, prit une piste de desserte et se présenta devant la porte des laboratoires qui s’ouvrit, et se referma derrière lui.
Les rues et les bâtiments de l’Université tranchaient par leur simplicité sur l’exubérance végétale du reste de la ville. Ici, les murs étaient nus, les voûtes sans une fleur, ou une feuille. Pas un ornement sur les portes trapézoïdales, pas le moindre ruisseau dans le sol de la rue blanche où l’engin poursuivait sa course, pas un oiseau en l’air, pas une biche surprise au tournant, pas un papillon, un lapin blanc. C’était la sévérité de la connaissance abstraite. Les pistes de transport avaient des sièges fabriqués et des rampes métalliques.
Eléa et Païkan furent saisis par l’activité anormale qui régnait dans la rue au-dessous d’eux. Des gardes verts en tenue de guerre, cheveux tressés et casque en tête, se déplaçaient à pleines pistes, sans s’étonner de voir passer au-dessus de leurs têtes cet engin auquel la rue, normalement, était interdite. Des signaux de couleur palpitaient au-dessus des portes, des appels de noms et de numéros retentissaient, des laborantins en robe saumon se hâtaient dans les couloirs, leurs longs cheveux enveloppés dans des mantilles hermétiques. Ce n’était pas le quartier des Etudes, mais celui des Travaux et Recherches. Aucun étudiant ne traînait par là ses pieds nus et ses cheveux courts.
L’engin se posa sur une pointe d’un carrefour en étoile. Un des gardes conduisit Eléa au labo 51. Païkan suivit.
Ils furent introduits dans une pièce vide au milieu de laquelle un homme en robe saumon, debout, attendait. L’équation de Zoran, timbrée en rouge sur le côté droit de sa poitrine le désignait comme chef-labo.
— Vous êtes Eléa ? demanda-t-il.
— Je suis Eléa.
— Et vous ?
— Je suis Païkan.
— Qui est Païkan ?
— Je suis à Eléa, dit Païkan.
— Je suis à Païkan, dit Eléa.
L’homme réfléchit un instant.