124274.fb2 La nuit des temps - читать онлайн бесплатно полную версию книги . Страница 23

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Elle est calme, immobile. Les boucles de ses cheveux bruns aux reflets d’or sont comme une mer apaisée. Elle a mis les « vêtements » trouvés dans le socle. Elle a posé sur ses hanches quatre rectangles mordorés de cette matière soyeuse qui ressemble à de l’étoffe fine, fluide et lourde. Ils retombent jusqu’à ses genoux, et quand elle marche, ils se recouvrent et se découvrent, découvrent la peau et la recouvrent, comme des ailes, comme de l’eau mouvante au soleil. Elle a enroulé autour de son buste une longue bande de la même couleur, qui moule sa taille et ses épaules et laisse deviner sous l’étoffe les seins libres comme des oiseaux.

Tout cela tient par un nœud, une boucle, un passage en dessus-dessous, par un miracle. C’est à la fois très compliqué et simple, et si naturel qu’on pourrait penser qu’elle a dû naître avec, et que tous ceux et celles qui l’ont vue entrer et s’asseoir ont eu l’affreuse impression d’être vêtus avec des sacs de farine.

Elle a accepté de répondre à toutes les questions. C’est la première des séances de travail destinées à renseigner les hommes d’aujourd’hui sur les hommes d’avant-hier.

Le visage d’Eléa est glacé, ses yeux semblent des portes ouvertes sur la nuit. Elle se tait. Son silence a gagné toute l’assistance et se prolonge.

Hoover fait un bruit énorme avec sa gorge.

— Brrreuff dit-il... Eh bien, si on commençait ?... Le mieux serait de commencer par le commencement !... Si vous nous disiez d’abord qui vous êtes ? Votre âge, votre métier, situation de famille, etc. En quelques mots...

Mille mètres plus bas, l’homme nu a perdu sa carapace transparente et atteint une température qui permet de le transporter. Dans la brume brillante, quatre hommes boudinés de rouge, bottés, casqués de sphères de plastique, quatre hommes lents s’approchent de lui et se placent de part et d’autre de son socle. A la porte de l’Œuf, deux hommes veillent, mitraillette en main. Les quatre hommes dans la brume se baissent, glissent sous l’homme nu leurs mains gantées de fourrure, de cuir et d’amiante et attendent.

Devant l’écran du poste de la salle de travail, Forster, attentif, regarde leur image. Ils sont prêts. Il commande :

— Be carefull Softly !... One, two, three... Up !

En quatre langues différentes, l’ordre arrive en même temps dans les quatre casques sphériques. Les quatre hommes se redressent lentement.

Une lueur bleue fulgurante, mille fois plus puissante que celle des projecteurs, éclate sous leurs pieds, leur brûle les yeux, emplit l’Œuf comme une explosion, jaillit par la porte ouverte, envahit la sphère, monte dans le Puits comme un geyser.

Puis s’éteint.

Il n’y a eu aucun bruit. Ce n’était qu’une lumière. Sur le sol de l’Œuf, la neige n’est plus bleue. Le moteur qui depuis l’éternité fabriquait du froid pour maintenir intacts les deux êtres vivants qu’on lui avait confiés, à la seconde même où on lui a ôté sa dernière raison d’être, s’est arrêté, ou s’est détruit.

— Je suis Eléa, dit Eléa. Mon numéro est 3-19-07-91. Et voici ma clé...

Elle montre sa main droite, les doigts repliés, le majeur dégagé et courbé, pour faire ressortir le chaton de sa bague, en forme de pyramide tronquée.

Elle semble hésiter, puis demande :

— Vous n’avez pas de clé ?

— Bien sûr que si !... dit Simon. Mais je crains que ce ne soit pas la même chose...

Il sort son trousseau de sa poche, l’agite et le pose devant Eléa.

Elle le regarde sans y toucher, avec une sorte d’inquiétude mêlée d’incompréhension, puis fait un geste qui, aux yeux de tous, signifie : « après tout, peu importe », et elle passe à la suite :

— Je suis née dans l’abri de Cinquième Profondeur, deux ans après la troisième guerre.

— Quoi ? dit Léonova.

— Quelle guerre ?

— Entre qui et qui ?

— Où était votre pays ?

— Qui était l’ennemi ?

Les questions fusent de tous les points de la salle. Simon se dresse, furieux. Eléa met ses mains sur ses oreilles, grimace de douleur, et arrache l’écouteur.

— C’est parfait ! C’est très bien ! Vous avez réussi ! dit Simon.

Il tend sa main ouverte vers Eléa. Elle y pose l’écouteur.

Il fait signe à Léonova :

— Venez, dit-il.

Léonova monte sur le podium. Elle prend un grand globe terrestre posé sur le parquet et le pose sur la table.

— Vous savez bien qu’Eléa ne sait pas manipuler l’isolateur, dit Simon aux savants. Elle reçoit toutes vos questions à la fois ! Vous le savez ! Nous l’avions prévu ! Si vous ne pouvez pas respecter un peu de discipline, je serai obligé, en tant que médecin responsable, d’interdire ces séances !... Je vous demande de laisser Mme Léonova parler pour vous tous, et poser les premières questions. Puis un autre prendra sa place, et ainsi de suite. D’accord ?

— Tu as raison, garçon, dit Hoover. Vas-y, vas-y, qu’elle parle pour nous, la chère colombe...

Simon se retourna vers Eléa et, dans sa main ouverte, lui tend l’écouteur. Eléa reste un instant immobile, puis elle prend l’écouteur et le glisse dans son oreille.

L’homme est étendu sur la table opératoire. Il est encore nu. Les médecins, les techniciens masqués s’affairent autour de lui, fixent sur lui les électrodes, les bracelets, les brassards, les jambières, tous les contacts qui le relient aux appareils. Des coussins sont placés sous le bras droit à demi soulevé encore raide comme du fer et dont le majeur porte la même bague qu’Eléa. Van Houcke, avec des précautions de nourrice, enveloppe dans des paquets de coton le précieux sexe dressé en oblique. Malgré ses soins, il a brisé une mèche de poils frisés. Il jure en hollandais. La Traductrice se tait.

— Ça ne fait rien, dit Zabrec, ça, ça repoussera. Tandis que le reste...

— Regardez ! dit tout à coup Moïssov.

Il désigne un point de la paroi abdominale.

— Et là !... La poitrine...

— Et là !...

Le biceps gauche...

— Merde ! dit Lebeau.

Eléa regarde le globe, et le fait tourner avec perplexité. On dirait qu’elle ne le reconnaît pas. Sans doute les conventions géographiques de son temps n’étaient-elles pas les mêmes que les nôtres. Les océans bleus, peut-être ne comprend-elle pas ce qu’ils représentent, si, sur les cartes de son époque, ils figuraient par exemple en rouge ou en blanc... Peut-être le Nord était-il en bas au lieu d’être en haut, ou bien à gauche, ou à droite ?

Eléa hésite, réfléchit, tend le bras, fait tourner le globe, et sur son visage on devine qu’elle le reconnaît enfin, et qu’elle voit aussi la différence...

Elle saisit le globe par le pied et le fait basculer.

— Comme ça, dit-elle. Il était comme ça...

Malgré leur promesse, les savants ne peuvent retenir des exclamations étouffées. Lanson a dirigé le canon d’une caméra vers le globe, et son image s’inscrit maintenant sur le grand écran. Le globe déséquilibré par Eléa a toujours son Nord en haut et son Sud en bas, mais ils sont décalés de près de 40 degrés !

Olofsen, le géographe danois, exulte. Il avait toujours soutenu la théorie si controversée d’un basculement du globe terrestre. Il en avait apporté des preuves multiples, qu’on lui réfutait une à une. Il le plaçait plus tôt dans l’histoire de la Terre, et il le supposait moins important. Mais ce sont là des détails. Il a raison ! Plus besoin de preuves discutables : il a un témoin !

Un doigt d’Eléa se pose sur le continent Antarctique et sa voix dit :