124274.fb2 La nuit des temps - читать онлайн бесплатно полную версию книги . Страница 22

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Deux hommes qui avaient travaillé tard dans la Sphère sortirent de l’ascenseur. C’était Brivaux et son assistant. Ils étaient exténués. Ils avaient hâte d’aller s’étendre et dormir. Ils étaient les derniers à remonter. Il n’y avait plus personne en bas.

Brivaux ferma la porte de l’ascenseur à clé. Ils sortirent du bâtiment aux murs de neige et s’enfoncèrent dans le vent en jurant.

Dans le bâtiment vide et noir, une tache ronde de lumière s’alluma. Derrière la pile de caisses d’où l’on avait sorti les derniers appareils arrivés, un homme accroupi se redressa en claquant des dents. Dans sa main la torche électrique tremblait. Il se tenait là depuis plus d’une heure, guettant la remontée des derniers techniciens, et, malgré sa tenue polaire, il était mordu par le froid jusqu’aux os.

Il vint à l’ascenseur, sortit d’une poche un trousseau de clés plates et commença à les essayer une à une. Ça n’allait pas, il tremblait trop. Il ôta ses gants, souffla sur ses doigts gourds, se battit le torse avec les bras, fit quelques sauts sur place. Le sang recommençait à circuler. Il reprit ses essais. Ce fut enfin la bonne clé. Il entra dans l’ascenseur et appuya sur le bouton de descente.

A l’infirmerie, Simon regardait Eléa dormir. Il ne la quittait plus. Dès qu’il s’éloignait, elle le réclamait. A l’indifférence glaciale dans laquelle elle s’était installée, s’ajoutait, lorsqu’il n’était pas là, une anxiété physique dont elle réclamait d’être immédiatement délivrée.

Il était là, elle pouvait dormir. L’infirmière de garde dormait aussi, sur un des deux lits pliants. D’une lampe bleue, au-dessus de la porte, venait une lumière très douce. Dans cette presque nuit à peine lumineuse, Simon regardait Eléa dormir. Ses bras reposaient, détendus, sur la couverture. Elle avait fini par accepter de revêtir un pyjama de flanelle, très laid mais confortable. Sa respiration était calme et lente, son visage grave. Simon se pencha approcha ses lèvres de la longue main aux longs doigts, presque à la toucher, n’alla pas plus loin, se redressa.

Puis il gagna le lit vacant, s’y étendit, tira sur lui une couverture, soupira de bonheur, et s’endormit.

L’homme était entré dans la salle de réanimation. Il alla droit vers un petit placard métallique et l’ouvrit. Sur une étagère se trouvaient des dossiers. Il les feuilleta, détachant au passage quelques pages qu’il photographia avec un appareil qu’il portait à l’épaule, et remit en place. Puis il se dirigea vers le récepteur de la TV de surveillance. Son écran montrait en permanence l’intérieur de l’œuf. La nouvelle caméra, sensible aux infrarouges, éliminait la brume. Il vit très clairement l’homme dans son bloc d’hélium presque intact, et le socle qui avait soutenu Eléa. Le côté du socle était toujours ouvert, et sur les étagères reposaient encore quelques objets qu’Eléa n’avait pas réclamés.

L’homme actionna les boutons de télécommande de la caméra. Il obtint le socle ouvert en plein cadre, actionna le zoom et reconnut enfin, en gros plan, ce qu’il cherchait : l’arme.

Il sourit de satisfaction, et se disposa à descendre dans l’œuf. Il savait qu’il y régnait un froid dangereux. Il n’avait pas pu se procurer de combinaison astronautique, il devrait faire très vite. Il sortit de la salle opératoire. Autour de lui, l’intérieur de la Sphère, faiblement éclairé par quelques ampoules, ressemblait au squelette d’un oiseau géant surréaliste, à demi noyé dans la nuit de l’inconscient. Pour chasser l’envoûtement du silence total, l’homme, volontairement, toussa. Le bruit de sa toux emplit la Sphère comme un flash, se déchira aux festons des poutres et des arcs-boutants, se heurta à la coque, et revint vers lui en milliers de morceaux de bruits brisés, aigus, agressifs.

Il enfonça brusquement son bonnet sur ses oreilles, s’enveloppa le cou dans une grosse écharpe, et mit ses gants fourrés en descendant l’escalier d’or. Un dispositif électrique permettait de soulever la porte de l’œuf. Il pressa sur le bouton. La porte se leva comme une coquille. Il se glissa à l’intérieur. La porte, déjà, se fermait sur lui.

Il fut surpris par la brume que la caméra infrarouge ne lui avait pas montrée. Elle était teintée d’un bleu irréel par la lumière qui montait du moteur immobile à travers le sol transparent et la couche de neige pulvérulente et bleue. Torche au poing, précédé par un cercle de lumière blanche opaque, il descendit avec précaution l’escalier. Il sentit, à mesure qu’il descendait, le froid atroce lui mordre les chevilles, les mollets, les genoux les cuisses, le ventre, la poitrine, la gorge, le crâne...

Il fallait faire vite, vite. Son pied droit atteignit le sol, sous la neige. Puis l’autre. Il fit un pas vers la gauche et inspira pour la première fois. Ses poumons gelèrent en bloc, transformés en pierre. Il voulut crier, ouvrit la bouche. Sa langue gela, ses dents éclatèrent. L’intérieur de ses yeux se dilata et devint solide, poussant les iris au-dehors comme des champignons. Il eut encore le temps, avant de mourir, de sentir le poing du froid lui broyer les testicules, et sa cervelle geler. Sa torche s’éteignit. Tout redevint silence. Il tomba en avant, dans la neige bleue. En touchant le sol, son nez se brisa. La poussière de neige, un instant soulevée en un léger nuage lumineux, retomba et le recouvrit.

Au matin, le cameraman qui s’approchait en bâillant du récepteur de la Salle opératoire, s’étonna de trouver sur l’écran, au lieu du plan général de l’œuf, un gros plan de l’arme.

— Y a un enfant de salaud qui a trafiqué mon moulin ! dit-il. C’est encore ces électriciens ! Je vais leur chanter Marceau, quand ils descendront, les vaches !

Tout en grommelant, il manipulait les commandes pour ramener l’image au plan général. C’est ainsi qu’il vit entrer, par le bas de l’écran, une main gantée qui sortait de la neige, les doigts écartés.

Quand les hommes casqués, revêtus de la combinaison spatiale, tirèrent le cadavre hors de son linceul de neige fine, malgré leurs précautions son bras droit, dressé avec sa main ouverte au bout comme un signal, cassa. Avec les vêtements qui l’enveloppaient, il tomba comme une branche morte, et se cassa encore en quatre morceaux.

— Je suis désolé, dit Rochefoux aux journalistes et photographes réunis dans la Salle des Conférences, d’avoir à vous faire part de la mort tragique de votre camarade Juan Fernandez, photographe de la Nacion, de Buenos Aires. Il s’est introduit clandestinement dans l’œuf, sans doute pour prendre des clichés de Coban, et le froid l’a tué avant qu’il ait eu le temps de faire trois pas. C’est une mort atroce. Je ne saurais trop vous recommander d’être prudents. Nous ne vous cachons rien. Notre désir le plus grand est au contraire que vous sachiez tout et que vous le diffusiez partout. Je vous en prie, ne prenez plus de telles initiatives qui non seulement sont très dangereuses pour vous, mais risquent de compromettre gravement la réussite des opérations délicates dont le succès peut transformer entièrement le sort de l’humanité.

Mais un télégramme de la Nacion transmis par Trio fit savoir que ce journal ignorait tout de Juan Fernandez, et qu’il n’avait jamais fait partie de son personnel.

Alors on se souvint du témoignage du cameraman, qui avait vu en gros plan l’image de l’arme. On fouilla la chambre de Fernandez. On y trouva trois appareils photo, un américain, un tchèque et un japonais, un émetteur radio allemand, un revolver italien.

Les responsables de l’EPI et les réanimateurs se réunirent, hors de la curiosité des journalistes. Ils étaient consternés.

— C’est un de ces crétins des services secrets, dit Moïssov. De quel service secret ? Je n’en sais rien, vous non plus. Nous ne le saurons sans doute jamais. Ils ont en commun la stupidité et l’inefficacité. Ils dépensent une ingéniosité prodigieuse pour des résultats qui ne dépassent pas le volume d’un caca de mouche. La seule chose qu’ils réussissent, c’est la catastrophe. Il faut nous protéger contre ces rats.

— Hon, hon... Ils sont de la merde, dit Hoover en français.

— Ça n’est pas le même mot en russe, dit Moïssov, mais c’est la même matière. Malheureusement, je vais être obligé d’utiliser des mots moins expressifs, et plus vagues, et que je n’aime guère, parce qu’ils sont prétentieux. Mais il faut bien parler avec les mots qu’on a...

— Allez-y, allez-y, dit Hoover, pas tant d’histoires. Ce petit macchabée nous emmerde tous de la même façon...

— Je suis médecin, dit Moïssov. Vous, vous êtes... vous êtes, quoi ?

— La chimie et l’électronique... Qu’est-ce que ça peut foutre ? Il y a de tout, ici.

— Oui, dit Moïssov. Pourtant nous sommes tous pareils... Nous avons quelque chose en commun qui est plus fort que nos différences : c’est le besoin de connaître. Les littérateurs appellent ça l’amour de la science. Moi, j’appelle ça la curiosité. Quand elle est servie par l’intelligence, c’est la plus grande qualité de l’homme. Nous appartenons à toutes les disciplines scientifiques, à toutes les nations, à toutes les idéologies. Vous n’aimez pas que je sois un Russe communiste. Je n’aime pas que vous soyez de petits capitalistes impérialistes lamentables et stupides, empêtrés dans la glu d’un passé social en train de pourrir. Mais je sais, et vous savez que tout ça est dépassé par notre curiosité. Vous et moi, nous voulons savoir. Nous voulons connaitre l’Univers dans tous ses secrets, les plus grands et les plus petits. Et nous savons déjà au moins une chose, c’est que l’homme est merveilleux, et que les hommes sont pitoyables, et que chacun de notre côté, dans notre morceau de connaissance et dans notre nationalisme misérable, c’est pour les hommes que nous travaillons. Ce qu’il y a à connaître ici est fantastique. Et ce que nous pouvons en tirer pour le bien des hommes est inimaginable. Mais si nous laissons intervenir nos nations, avec leur idiotie séculaire, leurs généraux, leurs ministres et leurs espions, tout est foutu !

— On voit bien, dit Hoover, que vous suivez les cours du soir marxistes... Vous avez toujours un discours sous la langue. Mais bien sûr, vous avez raison. Vous êtes mon frère. Tu es ma petite sœur, dit-il en donnant une tape sur les fesses de Léonova.

— Vous êtes un gros porc ignoble, dit-elle.

— Permettez à l’Europe, dit Rochefoux en souriant, de faire entendre sa voix. Nous avons de l’or. Celui que nous avons découpé en perçant la coque de la Sphère. Près de 20 tonnes. Avec ça nous pouvons acheter des armes et des mercenaires.

Shanga l’Africain se leva vivement.

— Je suis contre les mercenaires ! dit-il.

— Moi aussi, dit l’Allemand Henckel. Pas pour les mêmes raisons. Je pense seulement qu’ils seront pourris de salauds d’espions. Nous devons organiser nous-mêmes notre police et notre défense. Je veux dire la défense de ce qui est dans la Sphère. L’arme, et surtout Coban. Tant qu’il est dans le froid, il ne risque rien. Mais les opérations de réanimation vont commencer. La tentation sera grande de le kidnapper avant que nous ayons pu communiquer ses connaissances à tous. Il n’y a pas une nation qui ne fera l’impossible pour s’assurer l’exclusivité de ce que contient cette tête. Les Etats-Unis, par exemple...

— Bien sûr, bien sûr, dit Hoover.

— L’U.R.S.S...

Léonova bondit :

— L’U.R S.S. ! Toujours l’U.R.S.S. ! Pourquoi l’U.R.S.S. ? La Chine aussi ! L’Allemagne ! L’Angleterre ! La France !...

— Ça !... dit Rochefoux souriant. Même la Suisse...

— Des mitraillettes, des revolvers, des mines, dit Lukos, je peux en trouver.

— Moi aussi, dit Henckel.

Ils partirent le jour même pour l’Europe. On leur adjoignit Shanga et Garrett, l’assistant de Hoover. Il était entendu qu’ils ne se quitteraient jamais. Ainsi la loyauté de chacun d’eux – dont personne ne doutait – serait garantie par la présence des autres.

Avec les quelques revolvers et fusils de chasse qui se trouvaient déjà à la base, on organisa un tour de garde de jour et de nuit près de l’ascenseur et de la chambre d’Eléa. Deux hommes, techniciens ou savants, prenaient la garde à la fois. Un « occidental » et un « oriental ». Ces mesures furent décidées à l’unanimité, sans discussion. Devant l’énormité de l’enjeu, personne, bien que ne doutant de personne, n’osait faire confiance à personne – pas même à soi.

L’ŒUF.

Deux projecteurs illuminent la brume.

La manche à air est dirigée vers le bloc de Coban.

Il se creuse, se déforme, se résorbe, disparaît comme un halo qui s’efface.

Dans la salle de travail, les réanimateurs traversent un à un le sas de stérilisation, enfilent leurs blouses et leurs gants aseptiques, et nouent leurs bottes de coton.

Simon n’est pas avec eux. Il est auprès d’Eléa, dans la Salle des Conférences. Il est assis seul avec elle sur le podium. Devant lui, sur la table, le revolver qu’on lui a confié. Son regard surveille sans arrêt l’assistance. Il est prêt à défendre Eléa contre n’importe qui.

Devant elle sont étalés divers objets du socle, qu’elle a demandés.