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— Alors ? demanda Simon.
Lukos haussa les épaules. Depuis deux jours, il dessinait sur l’écran enregistreur de la Traductrice des groupes de signes qui semblaient n’avoir aucun rapport les uns avec les autres. Cette langue étrange semblait composée de mots tous différents et qui ne se répétaient jamais.
— Il y a quelque chose qui m’échappe, grogna-t-il. Et à elle aussi.
Il tapota de sa lourde main le métal de la console, puis glissa une baguette dans l’étui du cube musical. Cette fois, ce fut une voix d’homme qui se mit à parler-chanter, et le visage qui apparut était un visage d’homme, imberbe, avec de grands yeux bleu clair, et des cheveux noirs, tombant jusqu’aux épaules.
— La solution est peut-être là, dit Lukos. La machine a enregistré toutes les baguettes. Il y en a 47. Chacune comporte des milliers de sons. L’écriture a plus de dix mille mots différents. Si ce sont des mots !... Quand j’aurai fini de les lui faire avaler, il faudra qu’elle les compare, un à un, et par groupes, à chaque son et chaque groupe de sons, jusqu’à ce qu’elle trouve une idée générale, une règle, un chemin, quelque chose à suivre. Je l’aiderai, bien sûr, en examinant ses hypothèses et en lui en proposant. Et les images nous aideront tous les deux...
— Dans combien de temps pensez-vous aboutir ? demanda Simon avec anxiété.
— Peut-être quelques jours... Quelques semaines si nous bafouillons.
— Elle sera morte ! cria Simon. Ou devenue folle ! Il faut réussir tout de suite ! Aujourd’hui, demain, dans quelques heures ! Secouez votre machine ! Mobilisez toute la base ! Il y a assez de techniciens, ici !
Lukos le regarda comme Menuhin eût regardé quelqu’un lui demandant de « secouer » son Stradivarius pour lui faire jouer « plus vite » un « prestissimo » de Paganini.
— Ma machine fait ce qu’elle sait faire, dit-il. Ce n’est pas de techniciens qu’elle aurait besoin. Elle en a assez. Il lui faudrait des cerveaux...
— Des cerveaux ? Il n’y a pas un endroit au monde où vous en trouverez réunis de meilleurs qu’ici ! Je vais demander une réunion immédiate du Conseil. Vous exposerez vos problèmes...
— Ce sont de petits cerveaux, monsieur le docteur, de tout petits cerveaux d’hommes. Il leur faudrait des siècles de discussion avant de se mettre d’accord sur le sens d’une virgule... Quand je dis cerveau, c’est au sien que je pense.
Il caressa de nouveau le bord de la console, et ajouta :
— Et à ses semblables.
UN nouvel S.O.S. partit de l’antenne d’EPI 1. Il demandait la collaboration immédiate des plus grands cerveaux électroniques du monde.
Les réponses arrivèrent aussitôt de partout. Tous les ordinateurs disponibles furent mis à la disposition de Lukos et de son équipe. Mais ceux qui étaient disponibles n’étaient évidemment ni les plus grands ni les meilleurs. Pour ceux-ci on obtint des promesses. Dès qu’ils auraient un instant de libre, entre deux programmes, on ne demandait pas mieux, on ferait l’impossible, etc.
Simon fit entrer trois caméras dans la chambre d’Eléa. Il fit braquer l’une sur la saignée du bras où s’enfonçait l’aiguille dispensatrice du sérum de la dernière ressource, l’autre sur le visage aux yeux fermés, aux joues devenues creuses, la troisième sur le corps de nouveau dénudé, et tragiquement amaigri.
Il fit envoyer ces images sur l’antenne d’EPI 1, vers les yeux et les oreilles des hommes. Et il parla :
— Elle va mourir, dit-il. Elle va mourir parce que nous ne la comprenons pas. Elle meurt de faim, et nous la laissons mourir parce que nous ne la comprenons pas quand elle nous dit avec quoi nous pourrions la nourrir. Elle va mourir parce que ceux qui pourraient nous aider à la comprendre ne veulent pas distraire une minute du temps de leurs précieux ordinateurs, occupés à comparer le prix de revient d’un boulon à tête octogonale à celui d’un boulon à tête hexagonale, ou à calculer la meilleure répartition des points de vente des mouchoirs en papier selon le sexe, l’âge et la couleur des habitants !
« Regardez-la, regardez-la bien, vous ne la verrez plus, elle va mourir... Nous les hommes d’aujourd’hui, nous avons mobilisé une puissance énorme, et les plus grandes intelligences de notre temps, pour aller la chercher dans son sommeil au fond de la glace, et pour la tuer. Honte à nous !
Il se tut un instant, et répéta doucement, d’une voix accablée :
— Honte à nous...
John Gartner, P.D.G. de la Mécanique et Electronique Intercontinentale, vit l’émission de son jet particulier. Il allait de Détroit à Bruxelles. Il donnait ses instructions aux collaborateurs qui l’accompagnaient et à ceux qui recevaient, au loin, leur conversation codée. Il passait à 30 000 mètres au-dessus des Açores. Il prenait son petit déjeuner. Il venait d’aspirer avec un chalumeau le jaune d’un œuf à la coque cuit dans une enveloppe stérilisée transparente. Il en était au jus d’orange et au whisky. Il dit :
— This boy is right[7]. Honte à nous si nous ne faisons rien.
Il donna l’ordre de mettre immédiatement à la disposition de l’EPI tous les grands calculateurs du Trust. Il y en avait sept en Amérique, neuf en Europe, trois en Asie et un en Afrique.
Ses collaborateurs affolés lui exposèrent quelles perturbations épouvantables cela allait causer dans tous les domaines de l’activité de la firme. Il leur faudrait des mois pour s’en remettre. Et il y aurait des dégâts qu’on ne pourrait pas réparer.
— Ça ne fait rien, dit-il. Honte à nous si nous ne faisons rien.
C’était un homme, et vraiment il avait honte. C’était aussi un homme efficace, et un homme d’affaires. Il donna des instructions pour que sa décision fût portée à la connaissance de tout le monde, par tous les moyens, et tout de suite. Les résultats en furent les suivants :
Dans le domaine de l’efficacité, la décision du P.D.G. de la Mécanique et Electronique Intercontinentale fit que les affaires augmentèrent de 17 %.
Dans le domaine des affaires, la popularité et les ventes de M.E.I. allumèrent une réaction en chaîne. Tous les grands trusts mondiaux, les centres de recherches, les universités, les ministères, le Pentagone lui-même et le Bureau Russe de Balistique firent savoir à Lukos, dans les heures qui suivirent, que leurs cerveaux électroniques étaient à sa disposition. Qu’il veuille bien, seulement, si cela était possible, se hâter.
C’était une recommandation dérisoire. Tous, à 612, savaient qu’ils luttaient contre la mort. Eléa s’affaiblissait d’heure en heure. Elle avait accepté d’essayer d’autres nourritures, mais son estomac, lui, ne les acceptait pas. Et elle répétait toujours la même suite de sons qui semblaient composer deux mots, peut-être trois. Comprendre ces trois mots, la totalité de la plus subtile technique de toutes les nations travaillait pour cela.
Du bout de la Terre, Lukos tenta et réussit la plus fantastique association. Sur ses indications, tous les grands calculateurs furent reliés les uns aux autres, par fil, sans fil, ondes-images et ondes-sons, avec relais de tous les satellites stationnaires. Pendant quelques heures, les grands cerveaux serviteurs de firmes concurrentes, d’états-majors ennemis, d’idéologies opposées, de races haineuses, furent unis en une seule immense intelligence qui entourait la terre entière et le ciel autour d’elle du réseau de ses communications nerveuses, et qui travaillait de toute sa capacité inimaginable dans le but minuscule et totalement désintéressé de comprendre trois mots...
Pour comprendre ces trois mots, il fallait comprendre la langue inconnue tout entière. Exténués, sales, les yeux rougis de sommeil, les techniciens de la Traductrice et ceux des émetteurs et récepteurs d’EPI1 se battaient contre les secondes et contre l’impossible. Sans arrêt, ils injectaient dans les circuits du Cerveau Total des fournées nouvelles de données et de problèmes, tous ceux que la Traductrice avait déjà examinés, et les nouvelles hypothèses de Lukos. Le cerveau génial de ce dernier semblait s’être dilaté à la mesure de son immense homologue électronique. Il communiquait avec lui à une vitesse invraisemblable, freinée seulement par les contraintes des émetteurs et des relais contre lesquels il prenait des colères furieuses. Il lui semblait qu’il aurait pu se passer d’eux, s’entendre directement avec l’Autre. Ces deux intelligences extraordinaires, celle qui vivait et celle qui semblait vivre, faisaient mieux que communiquer. Elles étaient sur le même plan, au-dessus du reste. Elles se comprenaient.
Simon allait de l’infirmerie à la Traductrice, de la Traductrice à l’infirmerie, impatient, houspillant les techniciens exténués qui l’envoyaient promener, et Lukos qui ne lui répondait même plus.
Enfin, il y eut le moment où, brusquement, tout devint clair. Parmi des milliards de combinaisons, le cerveau en trouva une logique, en tira des conclusions à la vitesse de la lumière, les combina et les éprouva, et, en moins de dix-sept secondes, livra à la Traductrice tous les secrets de la langue inconnue.
Puis il se défit. Les relais se désamorcèrent, les liaisons tombèrent, le réseau nerveux tissé autour du monde se rompit et se résorba. Du Grand Cerveau, il ne demeura plus que ses ganglions indépendants, redevenus ce qu’ils étaient auparavant, socialistes ou capitalistes, marchands ou militaires, au service des intérêts et des méfiances.
Entre les quatre murs d’aluminium de la grande salle de la Traductrice régnait le silence le plus absolu. Les deux techniciens de service aux armoires enregistreuses regardaient Lukos qui posait sur la platine réceptrice la petite bobine où étaient enregistrés les trois mots d’Eléa. Un micro les avait recueillis dans sa chambre, tels qu’elle les prononçait, de moins en moins forts, de moins en moins souvent...
Il y eut le petit claquement sec de la mise en place. Simon, les deux mains appuyées au dossier du siège de Lukos s’impatienta une fois de plus.
— Alors !...
Lukos abaissa le commutateur de démarrage. La bobine sembla faire un quart de tour, mais elle était déjà vide et l’imprimante cliquetait. Lukos tendit la main et détacha la feuille sut laquelle la Traductrice venait de livrer, en une micro-seconde, la traduction du mystère.
Il y jeta un coup d’œil tandis que Simon la lui arrachait des mains.
Simon lut la traduction française. Consterné, il regarda Lukos qui hocha la tête. Il avait eu, lui, le temps de lire l’albanais, l’anglais, l’allemand et l’arabe...
Il reprit la feuille et lut la suite. C’était la même chose. La même absurdité en 17 langues. Ça n’avait pas plus de sens en espagnol qu’en russe ou en chinois. En français, cela donnait :
DE MANGE MACHINE
Simon n’avait plus la force de parler à voix haute.
— Vos cerveaux... dit-il – sa voix était presque un murmure – vos grands cerveaux... de la merde...
La tête basse, le dos rond, il traîna ses pieds vers le mur le plus proche, s’agenouilla, s’allongea, tourna le dos à la lumière et s’endormit, le nez dans l’encoignure d’aluminium.
Il dormit neuf minutes. Il s’éveilla brusquement et se leva en criant :
— Lukos !...