124274.fb2 La nuit des temps - читать онлайн бесплатно полную версию книги . Страница 15

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II fit un geste de balai vers les cinq personnes réunies autour du lit.

— Otez-vous de là. Laissez-la tranquille ! dit-il.

Van Houcke protesta. Lebeau dit :

— Il a peut-être raison... Il a fait deux ans de psychothérapie avec Périer... Il est peut-être plus qualifié que nous, maintenant... Allez ! Enlevez tout ça...

Déjà, Moïssov ôtait les électrodes de l’encéphalographe. Les infirmiers débarrassèrent le corps étendu de tous les autres fils qui partaient de lui comme d’une proie dans une toile d’araignée. Simon saisit le drap rabattu au pied du lit et le ramena délicatement jusqu’aux épaules de la femme en laissant les bras dehors. Elle portait au majeur droit une grosse bague d’or dont le chaton avait la forme d’une pyramide tronquée. Simon prit l’autre main dans les siennes, la main gauche, la main nue, et la tint comme on tient un oiseau perdu qu’on cherche à rassurer.

Lebeau, sans bruit, fit sortir les infirmiers, les masseurs et les techniciens. Il glissa une chaise près de Simon, recula jusqu’au mur et fit signe aux autres médecins de l’imiter. Van Houcke haussa les épaules et sortit.

Simon s’assit, reposa sur le lit ses mains qui tenaient toujours celle de la femme, et commença à parler. Très doucement, presque chuchoté. Très doucement, très chaudement, très calmement, comme à une enfant malade qu’il faut rejoindre à travers les épouvantes de la souffrance et de la fièvre.

— Nous sommes des amis... dit-il. Vous ne comprenez pas ce que je vous dis, mais vous comprenez que je vous parle comme un ami... Nous sommes des amis... Vous pouvez ouvrir vos yeux... Vous pouvez regarder nos visages... Nous ne voulons que votre bien... Tout va bien... Vous allez bien... Vous pouvez vous réveiller... Nous sommes vos amis... Nous voulons vous rendre heureuse... Nous vous aimons...

Elle ouvrit les yeux et le regarda.

En bas, on avait examiné, pesé, mesuré, photographié divers objets dont on avait compris ou non l’usage. C’était maintenant le tour d’une sorte de gant-mitaine à trois doigts, le pouce, l’index, et un plus large pour le majeur, l’annulaire et l’auriculaire ensemble. Hoover souleva l’objet.

— Gant pour la main gauche, dit-il, en le présentant à l’objectif de la caméra enregistreuse.

Il chercha des yeux celui de la main droite. Il n’y en avait pas.

— Rectification, dit-il. Gant pour manchot !...

Il poussa sa main gauche à l’intérieur du gant, voulut replier les doigts. L’index resta raide, le pouce pivota, les trois autres doigts solidaires se replièrent vers la paume. Il y eut un choc étouffé, lumineux et sonore, et un hurlement. Le Roumain Ionescu, qui travaillait en face de Hoover, volait en l’air, les bras écartés, les jambes tordues, comme projeté par une force énorme, et allait s’écraser contre des appareils qu’il fracassa.

Hoover, stupéfait, leva sa main pour la regarder. Dans un fracas déchirant, le haut du mur d’en face et la moitié du plafond furent pulvérisés.

Il eut – juste ! – le bon réflexe, juste avant de faire sauter le reste du plafond et sa propre tête : il déplia les doigts...

L’air cessa d’être rouge.

— Well now !... dit Hoover. Il tenait à bout de bras, comme un objet étranger et horrible, sa main gauche gantée.

Elle tremblait.

— A weapon... dit-il.

La Traductrice traduisit en dix-sept langues :

— Une arme...

Elle avait refermé les yeux, mais ce n’était plus pour se cacher, c’était par lassitude. Elle paraissait accablée par une fatigue infinie.

— Il faudrait la nourrir, dit Lebeau. Mais comment savoir ce qu’ils mangeaient ?

— Vous l’avez tous assez vue pour savoir qu’elle est mammifère ! dit Simon furieux. DU LAIT !

Il se tut soudain. Tous se firent attentifs : elle parlait.

Ses lèvres bougeaient. Elle parlait d’une voix très faible. Elle s’arrêtait. Elle recommençait. On devinait qu’elle répétait la même phrase. Elle ouvrit ses yeux bleus et le ciel sembla emplir la chambre. Elle regarda Simon et répéta sa phrase. Devant l’évidence qu’elle n’avait aucune possibilité de se faire comprendre, elle referma les yeux et se tut.

Une infirmière apporta un bol de lait tiède. Simon le prit, et toucha doucement avec sa tiédeur le dos de la main qui reposait sur le drap.

Elle regarda. L’infirmière lui souleva le buste et la soutint. Elle voulut prendre le bol, mais les muscles délicats de ses mains n’avaient pas encore retrouvé leur force. Simon souleva le bol vers elle. Quand l’odeur du lait parvint à ses narines elle eut un sursaut, une grimace de dégoût, et se recula. Elle regarda autour d’elle et répéta sa même phrase. Elle cherchait visiblement à désigner quelque chose...

— C’est de l’eau ! Elle veut de l’eau ! dit Simon, soudain saisi par l’évidence.

C’était bien cela qu’elle voulait. Elle en but un verre, et la moitié d’un autre.

Quand elle fut de nouveau allongée, Simon posa sa main sur sa propre poitrine et dit doucement son nom :

— Simon...

Il répéta deux fois le mot et le geste. Elle comprit. En regardant Simon, elle souleva la main gauche, la posa sur son propre front et dit :

— Eléa.

Sans cesser de le regarder, elle recommença son geste et dit de nouveau :

— Eléa...

LES hommes qui avaient enlevé le corps de Ionescu pour l’emporter avaient eu l’impression de ramasser une enveloppe de caoutchouc emplie de sable et de cailloux. Il avait juste un peu de sang aux narines et aux coins de la bouche, mais tous ses os étaient brisés, et l’intérieur de son corps réduit en bouillie.

Il y avait plusieurs jours de cela, mais Hoover se surprenait encore à regarder furtivement sa main gauche, et à ramener trois doigts vers la paume, l’index et le pouce tendus. S’il se trouvait alors à proximité d’une bouteille de bourbon, ou à la rigueur de scotch, ou même d’un quelconque brandy, il se hâtait d’y puiser un réconfort dont il avait grand besoin. Il lui fallait tout son volumineux optimisme pour supporter la fatalité qui avait fait deux fois de lui, en quelques semaines, un meurtrier. Il n’avait, bien entendu, jusque-là jamais tué personne, mais il n’avait non plus jamais tué rien, ni un lapin à la chasse, ni un goujon à la pêche, ni une mouche, ni une puce.

L’arme et les objets non encore examinés avaient été replacés, prudemment, dans le socle où on les avait trouvés. Les Compagnons reconstruisaient la salle de réanimation et les techniciens réparaient ce qui pouvait l’être, mais plusieurs appareils étaient entièrement détruits, et il faudrait attendre qu’ils fussent remplacés pour commencer les opérations sur le deuxième occupant de l’Œuf.

La femme — Eléa, puisque cela semblait être son nom – refusait toutes les nourritures. On essaya de lui introduire une bouillie dans l’estomac au moyen d’une sonde. Elle se débattit si violemment qu’on dut la ligoter. Mais on ne parvint pas à lui faire ouvrir les mâchoires. Il fallut faire pénétrer la sonde par une narine. A peine la bouillie fut-elle dans son estomac qu’elle la vomit.

Simon avait d’abord protesté contre ces violences, puis s’y était résigné. Le résultat le convainquit qu’il avait eu raison et que ce n’était pas la bonne méthode. Tandis que ses confrères parvenaient à la conclusion que le système digestif de la femme du passé n’était pas fait pour digérer les nourritures du présent, et analysaient la bouillie rejetée dans l’espoir d’y trouver des renseignements sur son suc gastrique, lui se répétait la seule question qui, à son avis, comptait :

— Comment, comment, comment communiquer ?

Communiquer, lui parler, l’écouter, la comprendre, savoir ce dont elle avait besoin. Comment, comment faire ?

Serrée dans une camisole, les bras et les cuisses maintenus par des courroies, elle ne réagissait plus. Immobile, les paupières de nouveau closes sur l’immense ciel de ses yeux, elle semblait parvenue au bout de la peur et de la résignation. Une aiguille creuse enfoncée dans la saignée de son bras droit laissait couler lentement dans ses veines le sérum nourrissant contenu dans une ampoule suspendue à la potence du lit. Simon regarda avec haine cet attirail barbare, atroce, qui était pourtant le seul moyen, de retarder le moment où elle allait mourir, de faim. Il n’en pouvait plus. Il fallait...

II sortit brusquement de la chambre, puis de l’infirmerie.

Taillée à l’intérieur de la glace, une voie de onze mètres de large et de trois cents mètres de long servait de colonne vertébrale à EPI 2. On lui avait donné le nom d’avenue Amundsen, en hommage au premier homme qui eût atteint le pôle Sud. Le premier – du moins jusqu’ici, croyait-on. De courtes rues et les portes du bâtiment s’ouvraient à gauche et à droite. Quelques petites plates-formes électriques basses, à gros pneus jaunes, servaient à transporter le matériel, selon nécessité. Simon sauta sur l’une d’elles, abandonnée près de la porte de l’infirmerie, et appuya sur la manette. Le véhicule s’ébranla en ronronnant comme un gros chat plein de souris. Mais il ne dépassait pas le quinze à l’heure. Simon sauta sur la glace râpeuse et se mit à courir. La Traductrice était presque à l’extrémité de l’avenue. La Pile atomique venait ensuite, après un virage à cent vingt degrés.

Il entra dans le complexe de la Traductrice, ouvrit six portes avant de trouver la bonne, répondant d’un geste énervé aux « Vous désirez ? » et s’arrêta enfin dans une pièce étroite dont le mur du fond, le mur de banquise, était matelassé de mousse et de plastique et tendu de laine. Un autre mur était de verre et un autre de métal. Devant celui-ci courait une console mosaïquée de cadrans, de boutons, de manettes, de voyants, de micros, de poussoirs, de tirettes. Devant la console, un siège à roulettes, et, sur le siège, Lukos, le philologue turc.

C’était une intelligence de génie dans un corps de docker. Il donnait, même assis, l’impression d’une force prodigieuse. Le siège disparaissait sous la masse des muscles de ses fesses. Il paraissait capable de porter sur son dos un cheval ou un bœuf, ou les deux à la fois.

C’est lui qui avait conçu le cerveau de la Traductrice. Les Américains n’y avaient pas cru, les Européens n’avaient pas pu, les Russes s’étaient méfiés, les Japonais l’avaient pris et lui avaient donné tous les moyens. L’exemplaire d’EPI 2 était le douzième mis en service depuis trois ans, et le plus perfectionné. Il traduisait dix-sept langues, mais Lukos en connaissait, lui, dix fois, ou peut-être vingt fois plus. Il avait le génie du langage comme Mozart avait en celui de la musique. Devant une langue nouvelle, il lui suffisait d’un document, d’une référence permettant une comparaison, et de quelques heures, pour en soupçonner, et tout à coup en comprendre l’architecture, et considérer le vocabulaire comme familier. Et pourtant il « séchait » devant celle d’Eléa.